Confins du désert - sanctuaire du Pas du Dragon

L'ordre d'Earl aurait dû lui faire comme un baillon mental, mais comme elle ne trouva rien à répondre, se taisant par réflexe dès qu'il monta la voix, l'effet n'eut -heureusement- pas lieu.

Puis Earl commença à saigner ...

Un cri s'étrangla au fond de la gorge de Fanaa à la première goutte rouge. Puis il y en eut une autre et une autre. Et Earl, entre ses bras ne parlait plus, ne bougeait plus. Quelqu'un ! Il fallait quelqu'un !

- Au secours ! Quelqu'un ! Monsieur Ridel ! Nuada ! Fynarine ! Hurla-t-elle de toutes ses forces à travers les arcades, les couloirs.

Après la tempête tout le monde devait être occupé à quelque chose. Ils seraient sûrement tous dehors ! Fanaa avait hérité d'un travail qui se faisait en intérieur mais une soigneuse comme Fynarine et un soldat comme Ridelgald, ils seraient à coup sûr avec les nomades qui avaient besoin d'eux !

- Ne t'inquiète pas. Quelqu'un va venir. Ca va aller. Je suis là. Quelqu'un va arriver.

Ne pas se laisser paniquer. Ne pas se laisser déborder. Mais qu'est-ce qui lui arrivait ? Pourquoi ce sang ?

- Je vous en supplie venez vite !! Vite !!

Fanaa ne le lâchait pas, elle ne le lâcherait pas. Il semblait qu'il allait tomber si elle arrêtait de le retenir.

Et elle n'était pas soigneuse. Elle ne pouvait rien faire. Il n'y aurait pas de miracle. Pour elle il n'y aurait que la frustration. D'être inutile malgré toute sa bonne volonté.

Les cris de Fanaa furent si forts que Ridelgald en laissa tomber les épais rouleaux de corde qu'il avait remontés des réserves en sous-sol du temple, bien qu'il se trouva tout en bas des escaliers un étage au dessous. Laissant là son chargement, il monta les marches quatre à quatre. Il y avait suffisamment d'urgence et de panique dans la voix de la jeune femme pour comprendre qu'il ne s'agissait pas d'une plaisanterie.
Où était-elle ?
La salle ronde qui leur servait de dortoir ?
Non, les cris semblaient provenir de...

- Mon capitaine !

Il ne fit qu'un bond jusqu'au lit.

- Allonge-le. Sur le côté, comme ça.

Il saisit le poignet du Lévitis pour le forcer à écarter la main qu'il maintenait sur le bas de son visage. Un nouveau flot de sang s'écoula sur son menton, jusque sur le matelas.

- Par Ael !

Ridelgald s'agenouilla au pied du lit pour se mettre à niveau puis attrapa Earl par le menton pour lui faire desserrer les mâchoires. Il glissa deux doigts dans sa bouche et grimaça.

- Il s'est mordu la langue. Et joliment profond.

Puis, à Fanaa :
- Va chercher des compresses propres et de l'eau... de l'eau aussi froide que possible, si tu peux trouver. Si tu croises quelqu'un, demande-lui de prévenir demoiselle Fynarine ou n'importe quel soigneur compétent. Mais ne perds pas de temps à la chercher. Va !

Tandis qu'elle courait faire ce qu'il lui avait demandé, le soldat se retourna vers Earl.

- Mon capitaine... c'était accidentel, n'est-ce pas ?

Le jeune homme cilla et son regard d'ambre un peu trouble se déroba, évitant de fixer en face les yeux gris acier de son ancien second. Ce dernier étouffa un juron.

- Mais qu'est-ce qui vous a pris ?! Ce n'est pas vous, ce n'est pas vous, ça !

Fanaa fila comme le vent et failli trébucher sur Khamsin qui arrivait à ce moment.

*Fanaa ! Fanaa ! Tu as crié ! Tu es blessée ?*
- Khamsin tu devrais être couché ! C'est Earl ! Fynarine ! Va chercher Fynarine !

Le loup se sauva d'un côté et Fanaa de l'autre.

Lorsque la Danseuse revint dans la chambre, elle portait une bassine à bout de bras. Elle la posa au sol, retira le plateau de petit-déjeuner de la table de chevet pour y poser le récipient d'eau. Ridelgald avait demandé de l'eau la plus froide possible. Ce n'était pas le cas. Pour avoir de l'eau le plus froide possible, il aurait fallu aller la chercher le plus profond possible dans un des lacs souterrains, ce qui aurait pris du temps. Trop de temps.

L'eau apportée n'était donc que vaguement fraîche. Mais il était sûrement possible d'arranger ça. Fanaa posa ses mains de chaque côté de la bassine d'émail et se concentra. Ca ne pouvait pas être plus dur que de faire des vêtements.

- Froid. Froid. FROID !

Elle retira aussitôt ses mains. La température était réellement redescendue.

- Ca va aller. Nous somme là.

La danseuse se recula.

- J'ai prévenu en cuisine et Khamsin cherche Fynarine. Quelqu'un va venir. Que puis-je faire ?

Elle se tordit les mains en observant Earl, cherchant une explication, ne saisissant pas ce qui avait pu se passer.

- Qu'est-ce qu'il a Monsieur Ridel ? gémit-elle, morte d'inquiétude.

- Il... Oh, je suppose qu'il aura voulu pousser un de ses rugissements habituels et qu'il aura serré les dents un peu trop fort au mauvais moment.

Evitant de regarder Fanaa, Ridelgald préleva un bol vide sur le plateau du déjeuner et le remplit d'eau avant de l'approcher des lèvres d'Earl.

- Rincez-vous la bouche. Allez.

Le blessé finit par s'exécuter. Il y avait plus de sang que d'eau dans ce qu'il recracha dans le bol.
Le soldat plia un mouchoir propre pour s'en servir comme compresse.

- Ouvrez.

Puis, plus bas :

- Ne soyez pas plus stupide que ça pour aujourd'hui.

Il n'y avait pas été de main - ou de dent - morte. Il n'aurait pas fallu longtemps, surtout si...
Ridelgald regarda la table de chevet. Un verre de grès vide et une petite fiole bien reconnaissable à côté. L'ancien capitaine ne prenait cela que pour calmer ses maux de tête et, entre son travail de clerc et ses lectures jusqu'aux petites heures à la lueur d'une bougie, les migraines n'étaient pas ce qui lui manquait.
Cette substance était puissante. Elle fluidifiait fortement le sang. Sans doute l'ex-clerc avait-il prévenu Fynarine tandis qu'elle s'occupait de ses plaies aux mains et aux pieds, mais là...

Les épais sourcils gris du soldats se froncèrent d'avantage et il jeta un coup d'oeil vers l'entrée de la pièce. Pourvu que la Dédrane arrive rapidement.
Il s'efforça de prendre un ton léger pour demander à Fanaa, comme s'il s'agissait d'une question anodine :
- De quoi parliez-vous, pour qu'il s'énerve ainsi ?

Fanaa secoua doucement la tête.

- Monsieur Ridel ... je ne suis pas si stupide ...

L'explication ne tenait pas une seule seconde la route. Même le ton que le soldat avait pris indiquait qu'il mentait. Et son hésitation, il n'avait pas pris la peine de la camoufler sous un raclement de gorge ou autre chose.
Fanaa ne mentait pas ou très rarement. Ridelgald mentait et mal. La danseuse elle-même le remarquait. Et pourtant, elle était de nature à croire ce qu'on lui disait en général, sans trop se poser de question. Surtout quand c'était un "ami d'un ami" et un "gentil". Mais là ...

- Ses nerfs ont craqué, Monsieur Ridel. Et ensuite il a été tout triste. Il était triste !

Ce n'est qu'à ce moment-là que les larmes de Fanaa se manifestèrent. Avant cela, occupée à appeler du secours puis à aller chercher ce qu'avait demandé Ridelgald, elle n'avait pas eu le temps de s'arrêter et avait presque oublié de pleurer ...


Khamsin arriva à toutes pattes, glissa un peu sur ses griffes et s'arrêta à côté de Fanaa.

*J'ai trouvé Fynarine !*
- Merci Khamsin.

L'herboriste arriva essoufflée mais avec ses sacs de fournitures.

*Mais qu'est-ce que ... ?*

Elle fit le tour du lit, se mit devant Ridelgald et saisit la tête de l'ex-clerc.

- Ouvrez moi cette bouche.

Pas de réaction. la voix de Fynarine restait calme et ferme.

- Ouvrez cette bouche ou je demande à ce loup de vous mordre jusqu'au sang. Là vous crierez mais ça fera deux blessures à soigner et nous aurons tous perdu notre temps.

Mais parole, il resserrait les dents ?!

- Si vous ne coopérez pas, je vous plonge dans un semi-sommeil qui me permettra de vous faire tout ce que je veux. Donc choisissez. Je vous soignerai de toute façon, à vous de me dire si ce sera avec ou sans vous.

Il ouvrit enfin la bouche, de mauvaise grâce.

- Voilà, c'est mieux. Merci Mon Seigneur. Et pas la peine de ne serait-ce que penser à me mordre, vu ?

- Je ne...

Ridelgald se tut, renonçant à persister dans ses mensonges.

Il s'assit lourdement là où il se trouvait, à même le sol, puis regarda ses mains couvertes de sang. Il replia ses doigts rougis et baissa la tête.

Sur le lit, Earl avait fermé les yeux, laissant Fynarine faire son travail. Mais il enfonçait les ongles avec tant de force dans le matelas que la toile se déchirait.

Ridelgald se passa une main sur le front.
Il aurait dû le voir venir.

Depuis plusieurs jours le jeune seigneur se comportait d'une façon étrange. Il semblait en permanence animé par une colère profonde, et en même temps il restait le plus souvent calme, silencieux, se retirant dès qu'il le pouvait. C'était assez dans le caractère d'Earl, mais cette irritabilité avait quelque chose d'inhabituel... pas vraiment forcé, mais pas complètement naturel non plus.
Et il n'avait pas soigné lui-même ses blessures aux pieds ou aux mains.

Comment avait-il pu passer à côté de ça ?

Earl n'avait pas paru troublé outre mesure à l'idée de perdre toute capacité à manipuler l'elixia, à Ilymir.

Et pourtant...

Il aurait dû le remarquer.
Il y avait déjà eu une alerte à la taverne de Veis, pendant la discussion avec les deux assassins. A la façon dont il avait présenté les options possibles à ce... Soghann... Il lui avait tout bonnement offert de le tuer. Le Lévitis se battait pour échapper à des tueurs à Lévitas, et là il attendait, calmement. Pire, il provoquait presque le Shalos. Si ce dernier s'était laissé tenter, Earl n'aurait pas bougé d'un millimètre. Ridelgald en était certain, à présent.

Il aurait dû le voir venir.

C'est ce que le soldat se disait mais personne n'aurait pu se douter de rien, à la vérité. Earl était un de ces caractères rigides qui refusent de plier. Un de ses caractères qui ne pouvait que se briser d'un coup, quasiment sans prévenir.
Ridelgald n'avait rien à se reprocher.
Ce qui ne l'empêchait nullement de s'en vouloir.

Il secoua la tête puis se releva avec lenteur.

- Demoiselle Fynarine, vous devriez le faire. Le plonger dans un demi-sommeil, je veux dire. Je sais que ce n'est pas vraiment recommandé avec un patient qui risque de s'étouffer mais...

Sa voix rude baissa d'un ton.

- Je pense que ce serait... plus prudent.

La façon dont Ridelgald le disait, ce ton si grave qu'il prenait ... le soldat semblait grandement douter. Il n'avait pas confiance. Il était facile d'entendre qu'il estimait que le cas était grave. Très grave même. Il s'était laissé tomber au sol quand même ! Fanaa en l'observant se tordait les doigts encore plus fort.

- Non ! cria-t-elle.
- Non quoi, Fanaa ? demanda Fynarine.
- Ne l'endors pas. Si vous l'endormez c'est que vous ne lui faites pas confiance ! Il faut lui faire confiance ! Il faut croire en lui ! Il a peut-être eu un accès de faiblesse mais il va se reprendre ! Tu vas te reprendre Earl !
- Je suis désolée mais Ridelgald connaît le seigneur Earl mieux que toi. Si il dit qu'il vaut mieux l'endormir alors je le ferai.

La Dedrane un flacon de liquide vert-de-gris, en humidifia un tissu puis le plaqua sur la bouche et le nez du Levitis. Ce dernier était tendu à craquer. Il lutta, tenta de retenir sa respiration, s'arc-bouta même dans sa lutte, mais Fynarine maintint sa prise.

- Allons calmez-vous Mon Seigneur.

Fanaa fut horrifié de se spectacle. Elle avait l'impression que Fynarine essayait de l'étouffer. Elle se mit à sangloter.

- Mais arrête tu vas lui faire mal ! Earl Tu vas te remettre ! Dis leur que ça va aller ! Je crois en toi, je le sais ! Alors dis le leur aussi...

La lutte dura un peu plus d'une minutes, c'est qu'il était têtu l'animal ! Puis tout le corps tendu se relâcha. La Dedrane attendit encore une dizaine de secondes avant de retirer le mouchoir, par précaution. Ensuite, sans perdre de temps, Fynarine lui ouvrit la bouche, prit une compresse et s'occupa de réparer cette langue. Intérieurement, elle pestait. Cette idée de muselière, si elle avait su, elle l'aurait prise au mot ! Non en fait elle l'aurait attaché au lit et endormi pour être sure que rien n'arrive. Le tas de compresses imbibées de sang grandissait, grandissait à côté de l'oreiller tandis qu'elle s'activait. C'était un muscle. On ne pouvait pas soigner une langue à la légère ou il aurait ensuite des problèmes d'élocution. Il ne fallait surtout pas que le Seigneur Earl ait à souffrir de ce genre de trouble. Ni d'aucun autre si c'était possible. Les sourcils froncés, ses doigts et ses mains s'agitaient pour faire au mieux. Au moins avait-elle pu venir tout de suite. Ainsi elle n'avait pas perdu de temps. Elle pourrait soigner la langue, ce n'était pas là-dessus que portait son inquiétude. Mais sur le mental du Seigneur Earl. Ces affections, elle pouvait les calmer, mais pas les guérir.

- Mieux vaut qu'il soit plongé dans une inconscience artificielle que le laisser réfléchir d'avantage, rétorqua Ridelgald assez durement.

Il n'avait pas voulu répondre avec rudesse, mais avec cette tension...

Il replaça sur le matelas une des mains enveloppées de bandages à présent plus rouges que blancs qui avait glissé dans le vide.

- Il aura bien assez à réfléchir tout seul lorsqu'il se sera calmé.

Depuis quand Earl n'avait-il pas trahi la fatigue mentale qu'il pouvait ressentir ? Il avait bien connu des périodes difficiles au cours de sa carrière militaire, surtout au début. Les fréquentes disputes avec l'ex Chancelier se terminaient rarement par des réconciliations. Mais il n'avait quasiment rien laissé paraître depuis Faélanir, ou même Ilymir.

Ces histoires avec le faux Shalos l'avaient terriblement secoué, bien plus qu'on aurait pu le croire de prime abord.

Les phalanges de Ridelgald blanchirent en se resserrant sur le bois de la tête de lit.
Peu importait qu'il soit parti à Lévitas sous le prétexte d'aider l'ex-capitaine. La prochaine fois que le soldat le croiserait, il ne se laisserait pas fléchir et il ferait ce que son instinct lui dictait de faire depuis la première seconde.

Fanaa fit un pas en arrière lorsque Ridelgald gronda. Le soldat Levitis était dangereux. Il ferait probablement tout pour Earl. Et si il devait voir le reste du monde comme un ennemi de celui à qui il était si fidèle, il le ferait. Et si, pour le défendre il devait faucher dans la masse, supprimer définitivement tous les dangers potentiels, il le ferait. Avec Ridelgald dans les parages, Earl ne craignait pas grand chose des attaques extérieures. Mais si ça venait de lui-même ...

- Qu'est-ce qu'il a ? Est-ce que c'est grave ? Est-ce que ... il valait mieux savoir ... j'ai pu faire quelque chose qui aurait provoqué une telle réaction ?

Fanaa pria pour que ce ne fut pas le cas. Elle les imaginait déjà lui interdire de le voir, de s'approcher. Et alors que ferait-elle ? Non. Ce n'était pas possible. Elle n'avait eu aucun geste violent ni même un peu brusque. Elle ne pouvait pas être en cause.

Fynarine tourna un regard furieux vers la Danseuse, qui fit un nouveau pas en arrière avant de revenir à ce qu'elle faisait.

- Je t'avais mis en garde pour son empathie. Sa voix restait presque calme.
- Mais je sais ! J'ai fait attention j'étais sur mes gardes ! Je cousais ! Je faisais tout pour rester calme, je t'assure ! Mais rester neutre ce n'est pas facile. On discutait.
- Et de quoi, je te prie ?
- D'elixia. De théorie d'utilisation de l'elixia, je n'y comprends rien. Je n'ai pas parlé de ce que tu m'as dit. Je t'avais dit que je n'en parlerais pas. Je ne suis pas une menteuse. C'était un sujet tout à fait neutre. Je ne comprends pas. Vous êtes sûrs que tout va aller ensuite ?

- "Neutre" ?

Ridelgald secoua la tête, amer.
Même lui venait juste de le comprendre, alors...

- Comment ce sujet pourrait-il être neutre pour quelqu'un qui a travaillé si dur, et qui vient de se rendre compte qu'au final il ne lui reste plus rien de ce qu'il a pu mettre tant de temps à acquérir ?

Il retint une exclamation coléreuse. Earl était peut-être inconscient et à l'abri d'émotions négatives mais ce n'était pas une raison pour en profiter.

- Si on lui laisse la possibilité de se reprendre au calme, il se remettra. Le pire sera sans doute la honte qu'il ne manquera pas de ressentir. Il criera sans doute plus fort sur les autres pendant un temps -à condition que ce soit physiquement possible-, mais il se remettra. Quant à oublier et à se pardonner lui-même, ça, ça m'étonnerait.

- Oh, ce sera physiquement possible. le rassura Fynarine. Il n'y a pas de lésion grave. Enfin il ne pourra peut-être pas crier dès demain, et ses mots ne seront peut-être pas de suite compréhensibles. Je serais d'ailleurs d'avis de le laisser en sommeil pour qu'il se repose, du moins physiquement, et qu'il récupère vraiment au calme. Réveillé, il va encore faire ce qu'il ne faudrait pas. Il va compliquer les choses.

Fanaa s'avança tristement pour s'asseoir sur le bord du lit et prendre une des mains inertes dans les siennes.

- De la honte ? Mais pourquoi vois-tu tant de honte à être comme tout le monde ? On a tous des faiblesses, même les plus forts d'entre nous. Nous sommes humains, il n'y a aucune honte à ça.
- Il ne t'entend pas, tu sais.
- Tu n'as pas à avoir honte d'être humain.

Fanaa secoua la tête.

- Il n'y a aucun mot qui pourrait l'apaiser, n'est-ce pas ? elle ne s'adressait à personne en particulier. Comme je l'ai promis je ne t'ai pas regardé. Et personne ne t'a vu. Personne. Ils sont arrivés après. Je t'ai protégé, personne ne t'a vu. Son autre main caressa doucement la tête de l'endormi.

Fynarine avait terminé et se sentait légèrement mal à l'aise. Fanaa agissait comme si elle était seule avec Earl à la lueur d'une chandelle et ce n'était pas le cas. Il était blessé ... et ils n'étaient pas seuls.

- Il dort mais même si il ne t'entend pas il perçoit les émotions. A un niveau moindre qu'à l'éveil bien sûr mais il le peut. Nous sommes trop nombreux dans cette chambre. Il lui faut de l'air et du repos. Je ... comprends que tu sois inquiète, mais ce n'est pas bon. Ce n'est pas bon pour lui.
- Comment ne pas l'être ? Je cherchais juste un sujet de conversation qui puisse l'intéresser... Je ne m'attendais pas à ça.
- Fanaa je suis sérieuse. Ton inquiétude, ta culpabilité, ta tristesse, tout ça c'est trop. Si tu ne peux pas les laisser hors de la pièce, ça n'ira pas.

La Danseuse bondit du lit, s'essuya les joues de façon brusque et se plaqua un sourire peu crédible sur le visage.

- Voilà. Je ne suis pas triste. Je suis confiante. En toi. En Monsieur Ridel. En Earl. Je suis neutre et positive.
- Fanaa ...
- Mais si regarde. Je souris. Tout va bien. Et tout va aller encore mieux. C'est sûr.
- Fanaa ...
- Bon. On va rester à son chevet alors il nous faut de quoi tenir le siège. Vous voulez du thé ? Je vais aller chercher du thé. Il fait chaud il faut boire. Il faut tenir. Jusqu'à ce qu'il aille mieux.
- Fanaa !
- Quoi ! Elle cacha son visage dans ses mains.
- D'accord pour le thé. Prends de l'eau chaude aussi pour les infusions. Et ... essaie vraiment de te calmer. Il n'est pas au bord de la mort, il a traversé pire. C'est très impressionnant mais ça va aller. Vraiment.

La voix de Fynarine était pleine d'assurance. Elle comprenait les sentiments de Fanaa qui n'arrivait à réfréner ce que la Dedrane et Ridelgald ne pouvaient se laisser aller à montrer. Elle espérait que la course allait réussir à diminuer la nervosité de la Danseuse. Mais elle lui ferait de toute façon boire une tisane calmante.

Fanaa partit en courant, suivie du loup et Fynarine quitta le chevet du patient pour s'asseoir à côté de Ridelgald. Elle hésita un peu puis lui toucha la main.

- Il va se remettre. Physiquement tout ira bien. J'ai été appelée à temps il n'aura aucune séquelle, ni pour sa langue, ni pour ses doigts que j'ai re-bandés. Mais psychologiquement, vous êtes peut-être le mieux placé pour savoir à quoi vous attendre.

- Ca, je me le demande.

Ridelgald observa les traits un peu plus détendus d'Earl. Ses lèvres entrouvertes avaient perdu toute couleur et une ombre demeurait sous ses yeux. Les longs cils blancs semblaient collés entre eux, comme encore humides de larmes.

- Je sais une partie de ce qu'il a traversé. Je sais que sa dureté apparente n'est qu'une armure, et qu'il se montre moins dur envers les autres qu'envers lui-même. Mais...

Le soldat se détourna du lit pour fixer un point dans le vague.

- Je ne pensais pas qu'il ferait... ça. Oh, s'il avait vraiment voulu se tuer, il l'aurait fait proprement, loin de tout témoin. Là ce n'était pas quelque chose de réfléchi. Mais il n'empêche... Au final je ne dois pas le connaître aussi bien que je me le figurais.

Les larges épaule se haussèrent.

- Il n'est pas bavard sur lui-même et il ne laisse pas transparaître grand chose de ce qu'il ressent vraiment. J'ai passé suffisamment de temps avec lui pour savoir comment il fonctionne, mais au bout du compte cela se limite à ça. Cependant je pense toujours ce que j'ai dit. Il va s'en vouloir terriblement, la blessure qu'il a infligé lui-même à sa propre fierté va mettre beaucoup de temps à se refermer. Pourtant il s'en remettra. A partir du moment où il a un objectif précis en tête, il n'y a pas grand chose qui puisse l'arrêter ou même simplement le dévier de sa route.

Après avoir rapporté un plateau plein et ingurgité la tisane calmante de Fyarine, Fanaa s'était occupée de virer les compresses imbibées et l'eau rougie, les avait échangés contre de nouvelles fournitures -propres- au cas où, avait rincé les mains et le visage de l'ex-clerc et refait le lit avec des draps propres et non rougis.

Ce n'est qu'après avoir tourné, tourné et s'être affairée qu'elle n'eut plus rien à faire. Non. Impossible. Si elle ne s'occupait pas les mains et l'esprit elle allait commencer à penser à des tas de choses et paniquer. Et devoir sortir. Quelque chose. Là sur le fauteuil, les tissus pour les toiles de tente. Bien.

La Danseuse y reprit place, ses tissus, son fil, son aiguille et reprit à où elle s'était arrêtée.

L'atmosphère était lourde, c'est pourquoi Fynarine tenta une approche.

- Ca va mieux ton ventre, Fanaa ?
- Oui, merci. Tout est fini.
- Tant mieux.

Pique et coud, pique et coud, ...

La Dedrane cherchait mais ne trouvait pas de sujet de discussion qui aurait permis de passer le temps et de moins s'appesantir chacun sur son inquiétude. La journée allait être longue ...

Route du village des falaises

*Enfin !*

Le temple était proche maintenant, la petite troupe avait réussi la première partie de son périple.
Hélas la tempête avait donné du travail à tout le monde ici aussi. Il serait surement difficile d'avoir une entrevue avec les êtres sacrés.
Pendant qu'ils cheminaient dans les couloirs, Mellyna se demanda à qui annoncer la nouvelle :

-Thani, tu penses que nous devons chercher les Ilahis ou nous adresser aux anciens d'abord ?
-Notre décision d'en parler aux Ilahi est la bonne. Les autres ne nous croirons pas et pourraient être agressifs envers Masha. Il ne faut en parler qu'à eux.
-Et s'ils ne se trouvent pas au même endroit lequel faut-il chercher ? Nuada à l'air plus abordable et impliquée mais elle a déjà tellement de choses auxquelles penser... Son frère à l'air très renfermé mais peut-être que cette histoire intéressera plus que de nettoyer le temple ?

Cette question atterra les deux habitants du désert. Ils n'avaient jamais osé réfléchir aux Ilahis comme des êtres séparés et surtout pas en terme de caractère... Ils ne surent pas quoi répondre à cette question et le silence se prolongea.
Comme une personne passait près d'eux en portant un plateau de nourriture, Mellyna prit les rênes du groupe :

-Excusez-moi, savez vous où sont les Ilahis ? Ou au moins l'un des deux ? L'Eyerash doit leur parler...

Elle s'était servi de la notoriété de son ami, cela n'était pas très bien... Mais ça éviterait les questions embarrassantes et ferait avancer leur problème. Thani ne nia pas et appuya ses propos d'un hochement de tête préoccupé.

Le garçon à qui Mellyna s'était adressée leur renvoya un regard un peu perplexe, l'air de se demander ce que cette petite troupe hétéroclite pouvait bien vouloir aux quasi divinités des lieux.

- Un eyerash ? Si ce n'est qu'un souci avec les bêtes, les conseils de village devraient pouvoir prendre une décision sur la question.

Il rééquilibra le plateau qui commençait à peser lourd sur ses bras minces cerclés de bracelets dorés.

- Il y a beaucoup à faire et les Ilahi ne peuvent se pencher personnellement sur tous les problèmes. Mais ça vous devriez le savoir. Chaque village, chaque famille, chaque personne doit pouvoir déterminer ce qu'elle a à faire. Alors à moins que cela ne concerne tous les villages...

Masha se raidit instantanément, elle agrippa le bras de Mellyna et lui murmura :

-Je savais qu'ils ne nous croiraient pas.
-Chut, ça n'a rien à voir, reste calme, essaye de rassembler tes souvenirs et prépare tes arguments. On s'occupe d'arriver jusqu'aux Ilahis.

Thani regarda le garçon de son air peu aimable, il avait une carrure autrement plus impressionnante et il transpirait l'autorité naturelle. Il se reprit, il n'avait pas besoin de s'énerver ou d'élever la voix, aussi c'est posément qu'il débita son laïus :

-Tu es ,bien sûr, en mesure de décider ce qui regarde les Ilahis ou pas ? Tu crois que j'aurai fait tout ce chemin alors qu'il y a autant de dégâts pour ennuyer les Ilahis avec un problème mineur ?
Oui, c'est un problème majeur qui concerne tous les villages.
Non je ne passerai pas par le conseil de village sauf si les Ilahis le juge nécessaire.
Alors ou tu réponds à la question de la jeune fille ou tu vas expliquer aux Ilahis pourquoi tu prends des décisions à leur place et là je ne pense pas qu'ils soient ravis de perdre leur temps avec ça... Je sais que tu ne fais que ton travail mais je t'assure que tu le feras d'autant mieux en nous indiquant le chemin à suivre.

- Le grand eyerash oublierait-il que, selon les usages, la voix d'un serviteur ou d'un enfant à même valeur que la sienne, pour autant que le domaine de la question débattue ne soit pas la spécialité de l'un ou l'autre ?

Les yeux noirs du gamin lançaient des éclairs et il toisait l'homme sans broncher, bien que ce dernier soit autrement plus large et plus grand que lui.

- Inutile de me menacer d'une hypothétique punition de leur part. Comme s'ils se chargeaient de décider des châtiments à appliquer à un obscur serviteur !

Il haussa ses épaules frêles.

- Se limiter à la troisième phrase aurait suffi. Suivez-moi.

Ce fut d'abord Ridelgald qui fut appelé pour aider dehors. Un grand gaillard comme lui serait bien utile pour le déblaiement. Tous les muscles étaient bons à prendre.

Ensuite ce fut Fynarine, car un accident était si vite arrivé. Et que toutes les mains étaient demandées.

Fanaa resta seule.

Khamsin était couché sous le lit et la regardait sans bouger. Il se reposait. Il était apaisé de passer du temps avec Fanaa. Et puis tout était calme, sans être mortel. Il y avait de la vie dans la pièce. Endormie peut-être, mais de la vie. Le valaë soupira d'aise.

Concentrée sur son ouvrage, Fanaa sourit sans lever les yeux. Elle suivait le chemin de l'aiguille du regard, le tracé du fil. Une route à parcourir. Ne comptait que l'aller-retour de l'aiguille. Le son qu'elle produisait était inaudible pour l'oreille humaine, mais cette activité répétitive était excellente pour se vider l'esprit, se calmer, limiter ses émotions.
Limiter les émotions. Oui. Pour Earl, qui était immobile, les yeux clos. Le tympan de la Danseuse était incapable de percevoir l'infime bruit de l'aiguille perçant le tissu, mais elle entendait et restait concentrée sur la respiration du Levitis dans son lit. Une respiration calme, apaisée, constante, régulière. Fanaa sourit de nouveau et se laissa bercer.
Fynarine lui avait assuré que tout irait mieux le lendemain, qu'il n'y avait pas à s'inquiéter.

Et maintenant elle s'était tout à fait rassurée de l'entendre respirer. Tout allait aller mieux, elle avait confiance. Quand elle aurait fini la tente, peut-être pourrait-elle lui coudre des vêtements ? Non. Ceux qu'on lui fournissait ici étaient de bien plus belle qualité, plus élégants. Non. Par contre on lui avait donné pour mission d'en faire à la taille de Ridelgald, qui était il fallait bien le dire, très grand. Fanaa s'était demandé si on ne lui avait pas donné cette mission plus pour l'occuper que par réelle nécessité. Peut-être ne semblait elle pas assez adroite de ses mains ? Ou trop frêle d'épaules ? Ou alors c'était les pansements au bout de ses doigts ? Toujours était-il qu'elle avait insisté et voilà. Elle n'avait pas eu que les vêtements de Ridel.

Ah mais, il ne respirait plus ? Fanaa leva la tête. Silence. Le souffle du loup, mais pas celui d'Earl. D'accord. Rester calme. Extrêmement calme. Fanaa reposa son ouvrage et franchit les quelques pas qui la séparaient du lit en retenant sou souffle. Elle passa sa main au-dessus du nez du Levitis ... et il expira. Ouf ! Rassurée, elle faillit éclater de rire et cacha sa bouche derrière sa main. Ses yeux pétillaient.

Elle s'installa sur le rebord du matelas et prit la main d'Earl dans les siennes, la caressa, puis la porta à sa bouche pour en embrasser le dos. Ensuite elle la reposa, lui caressa la joue et alla pour se relever et regagner son fauteuil quand elle réalisa ... qu'elle était en effet seule ici ! Seule avec ... elle tourna la tête pour l'observer à nouveau. Les cils de neige baissés faisaient une petite ombre sur la peau dorée. Une bien jolie petite ombre sur la joue. Avant qu'elle ait pu réfléchir ou se retenir, elle avait embrassé la petite ombre sur la pommette. Fanaa se redressa d'un coup, aux aguets, regardant dans toutes les directions. Et si on l'avait vue ? Le coeur battant, elle se rassura en ne voyant personne, ni ombre ni mouvement. Ouf. Tout allait bien. De toute façon, ils étaient tous occupés ailleurs non ? Oui.

- Et nous sommes seuls tous les deux ...

Fanaa se laissa glisser pour s'allonger sur le côté du matelas. Elle voyait les rideaux des arcades de l'entrée et en cas d'alerte elle pourrait réagir et se jeter au sol. Bien. La tête sur un coude, elle le regardait en souriant et sa main libre caressait sa joue et remettait ses cheveux en place.

- Tu m'as manqué cette nuit. J'aurais préféré dormir avec toi.

Sa main passa dans son cou, puis sur l'épaule avant de se glisser sous la chemise, rouler sur les pectoraux et descendre vers les abdominaux. Sa tête était descendue embrasser le cou du Levitis. Fanaa commença à ressentir une chaleur qui n'était aucunement due au soleil. Sa main sentit la longue cicatrice et la suivit jusqu'au côté tandis que ses lèvres remontaient le long de la mâchoire, du menton, effleuraient ses lèvres à lui et ...

*Stop!*

Les joues rouges, le coeur qui battait dans la poitrine autant que dans le ventre, Fanaa fit remonter sa main jusqu'à l'agripper à l'épaule, s'allongea tout à fait et alla cacher son museau dans le creux du cou de l'assoupi.

- Mais qu'est-ce que je fais moi ?

Dans sa cachette, Fanaa sourit et se mordit la lèvre inférieure. Elle s'était arrêtée juste à temps. Si elle l'avait embrassé ... elle n'aurait pu résister à plus. Et il dormait !
Seulement il était ... une nouvelle vague de chaleur ... sexy en bel endormi !

- Tu exagères ...

Il s'était retourné ... vers elle ... Le coeur de Fanaa battait follement, comme un petit coeur d'oiseau. Elle ne pouvait plus voir l'entrée de la chambre, dans sa nouvelle position, Earl occultait (agréablement) tout son champ de vision.

*Khamsin, veille s'il te plait.*

Sous le lit, le loup se retourna pour avoir le museau dirigé vers l'arcade principale puis ferma les yeux.

La Danseuse avait chaud et devinait que le Levitis aussi, mais elle n'avait pas envie de se décoller de lui. Oh non pas du tout. Et elle n'en ferait rien. Cela faisait bizarre de penser ainsi mais il était tout à elle, là, tout de suite. Fanaa sourit de plus belle à cette pensée osée. Tout à elle ... Enfonçant son museau un peu plus loin au creux du cou, elle déposa un baiser sur la peau brûlante et inspira son parfum. Sa main qui n'était pas coincée sous elle escalada le torse du bout des doigts jusqu'à arriver à l'arrondi de l'épaule, se faufila sous le tissu et le poussa pour commencer à le faire glisser avant de ressortir et de tirer sur la manche au niveau du poignet. Il fallait rester sur ses gardes et aller doucement mais en évitant les à coups, le mouvement devait se faire facile, naturelle. L'ample chemise glissa relativement bien, si ce n'est qu'à certains endroits elle collait à la peau par quelques rigoles de sueur. Lorsque la Danseuse eut fini de dégager le bras, elle repoussa l'étoffe de façon à ce qu'en tombant, elle dénude le dos du jeune homme. Pour se donner bonne conscience, elle se dit qu'elle lui ôtait sa chemise pour qu'il se sente plus confortable et ait moins chaud. La main qui glissait avec délice sur l'épiderme du dos et les écailles avait assurément une toute autre version mais était-ce si important ? Elle ne pouvait lui retirer l'autre manche car son second bras était inaccessible et qu'en ce cas elle devrais le faire rouler. Non. Mauvaise idée. Ne pas le réveiller. Ne pas rompre l'instant.

Fanaa n'aurait jamais pu être aussi entreprenante en plein jour. Le jour c'était la vérité, c'était le moment où n'importe qui pouvait apparaître à n'importe quel moment. Le jour c'était le moment où Earl la voyait autrement et semblait à chaque fois regretter les ébats de la veille. Le jour c'était la réalité d'un Earl qui avait honte et qui n'assumait pas. Le jour c'était un moment où Fanaa ne semblait pas avoir d'autre capacité que de le mettre en colère.
Fanaa préférait la nuit. La nuit les cachait, la nuit la protégeait. La nuit il n'y avait as à se poser de question puisqu'il était là et la gardait dans ses bras. Il n'y avait rien à dire, juste à ressentir, à se fondre l'un dans l'autre, à s'offrir sans limite.
Quand venait le matin, le charme se rompait. Il partait sans dire au-revoir, la renvoyait sans un regard, ou gardait un silence pesant, évitant de la regarder. Il avait honte. Il regrettait. Chaque fois. Alors elle se forçait à penser à autre chose, à faire comme de rien n'était et à garder le secret pour lui.

Mais là, il ne pouvait rien dire, Fynarine l'avait endormi. Et quand bien même, elle n'avait plus envie de se séparer de lui. Il y avait un silence opaque autour d'eux. On aurait dit qu'il n'y avait personne ni dans le temple, ni en dehors de celui-ci. Il n'y avait donc personne pour savoir. Personne devant qui Earl pourrait éprouver de la honte. Elle visitait chaque recoin, chaque détail de son dos, en apprenant les détails du relief du bout des doigts et l'embrassait dans le cou, cachée sous lui. Plus elle l'embrassait, plus elle le touchait et moins elle se sentait de s'arrêter. De la pointe de la langue elle remonta un rang d'écailles situé dans le cou de l'ex-clerc tandis que sa main se pressait sur les muscles fatigués recouvrant l'omoplate. Elle voulait l'étreindre, le serrer contre elle, coller leurs poitrines et sentir leurs coeurs battre ensemble, l'entendre haleter, soupirer, craquer, se laisser aller ... A cette idée Fanaa eut le tournis, il y avait cette chaleur déjà, à laquelle il fallait rajouter des désirs, des envies qu'elle se forçait d'habitude à garder cachés, secrets mais qui l'emportaient en tourbillonnant aujourd'hui.

Avant qu'elle comprenne, qu'elle réfléchisse à ce qu'elle faisait, elle s'était retrouvée à boire à la coupe des lèvres de l'endormi et l'une de ses jambes s'était faufilée entre les deux siennes ...

Earl dormait, sans nul doute. Le dosage utilisé par Fynarine n'était sûrement pas suffisant pour le plonger dans une inconscience absolue très longtemps, mais il le maintiendrait malgré tout dans le sommeil pendant encore quelques heures.

Des bribes de rêves s'entremêlaient dans la brume des songes.

Il faisait chaud, très chaud...
C'était un véritable feu de forge qui ronflait, projetant des étincelles ardentes qui passaient du blanc au rouge avant de toucher les dalles du sol dans un grésillement.

- Tenez-le.

Il voulait bouger. Il le voulait, mais il ne pouvait pas. Pourquoi est-ce qu'il ne pouvait pas ?

Une main bandée à laquelle il ne restait plus que trois doigts se découpa en ombre sur l'éclat du foyer pour se refermer sur l'extrémité d'une tige de métal. A l'autre bout, le fer chauffé à blanc s'épanouissait en un symbole biscornu.
La marque incandescente traça une courbe lumineuse dans l'obscurité de la pièce.

- Alors... où allons-nous appliquer ceci ? Et si nous procédions à la fédorienne ? Tournez-lui la tête par ici.

L'extrémité brûlante se rapprocha de la joue exposée.

- Ensuite je t'arracherai les dents une par une pour t'apprendre à ne plus mordre.

Une deuxième main se posa sur la tige de fer qui s'abaissa vers le sol.

- Attends... Regarde-le. On pourrait encore en tirer quelque argent.
- Et ça va me rembourser les doigts qu'il a arraché, peut-être ? Je veux au moins le faire souffrir !
- Pour ce qui est de souffrir... Tu sais comment cela se passe, non ? Tu auras ta vengeance, à condition de ne pas l'abîmer irrémédiablement de façon trop visible.
- Très bien. Pas sur le visage alors.

Une lourde semelle de cuir l'écrasa sur le dallage glacé. Le pied semblait vouloir lui faire éclater le crâne comme un fruit trop mûr.

- Je me contenterai de l'épaule.

Et la marque rougeoyante s'abaissa.

Les muscles du Lévitis se tendirent. Un grand frémissement parcourut la cicatrice claire qui s'étalait largement en étoile au dessus de l'omoplate gauche. Mais ce fut une main caressante qui effleura sa peau.

Le fragment de rêve s'effilocha.

Earl dormait, sans nul doute, mais l'empathie n'était pas un don qui cessait complètement de fonctionner juste pour cela. Le Lévitis était passé insensiblement de l'obscurité artificielle et silencieuse du soporifique à un sommeil véritable.

Il avait chaud, très chaud.
Son coeur battait plus fort.

C'était tout bonnement l'excitation de Fanaa qui l'envahissait et faisait remonter des frissons le long de son dos, finissant de dissiper les remugles des souvenirs.

- Gnn...

- Je m'excuse... C'est la fatigue de la route... Merci de nous conduire. Donne moi ton plateau, on te fait faire un détour, il est normal que je le porte. Un sourire. Et ce n'est pas que je te considère comme faible bien entendu.

La troupe étrange suivit le jeune garçon à travers les corridors étouffants de moiteur.
Mellyna aimait bien ce côté là du caractère de Thani. Il était passionné donc prompte à s'emporter mais reconnaissait ses erreurs, l'orgueil ne menait pas sa vie.

*-C'est agréable ce genre de personnalité...
-L'Eyerash te plaît ? Tu vas fonder une famille avec lui ?*

La dédrane étouffa une exclamation de surprise devant la réplique du dragonnet.

*-Ah, ça y est tu n'es plus fâché ?
-...
-Ne le prends pas mal, je suis contente que tu me parles de nouveau.
Pour répondre à ta question : je n'en sais strictement rien, il est beaucoup trop tôt. Il me plaît bien certes mais...
-Mais quoi ? C'est le but de la vie, se reproduire, avoir des petits et les élever.
-Pour les dragons et certains humains peut-être, pour ma part... Je ne sais même pas si je peux avoir des enfants et si j'étais trop vieille ? Ou trop différente ? Et s'ils meurent avant moi ? Et combien de temps vais-je devoir rester dans ce désert qui n'aime pas les étrangers ? Supporteras-tu de partir vers des climats moins chauds ou faudra-t-il attendre la fin de ta croissance ?*

Leur conversation silencieuse fut interrompue par leur arrivée dans la pièce où se trouvaient les Ilahis. Nuada était assise sur un simple banc de bois donnant des directives à une troupe d'hommes musclés. Nuadi venait de quitter son travail finit, sa soeur étant occupée, il se dirigea vers un plateau de fruits pour faire une petite pause. Ils se dirigèrent donc vers lui après avoir remercié l'adolescent.
Masha pétrifiée se cacha derrière Mellyna mais continua à avancer.
Ce fut Thani qui l'aborda en s'inclinant pendant que les filles restaient légèrement en retrait s'inclinant elles aussi :

-Ilahi, je suis navré de vous importuner, j'ai plusieurs nouvelles préoccupantes dont nous aimerions vous faire part. Voulez-vous bien nous accorder un moment ?

Nuadi considéra les arrivants sans rien dire, agitant avec ennui un éventail de plumes aux reflets irisés.

Il portait les vêtements succincts de mise en intérieur, mais son visage restait en partie caché derrière le voile qui retombait du haut de l'espèce de couronne spectaculaire qu'il arborait, à l'image de sa soeur. Le bijoux était fort beau, sans doute, cependant il devait être bien lourd à porter.

D'une main nonchalante, Nuadi préleva un fruit étrangement duveteux et le glissa entre les pans du voile pour le faire éclater entre ses dents.

- Mmh ?

Le jeune homme tourna un regard contrarié vers Nuada. Las ! Elle était loin d'en avoir fini. Et inutile de songer aux Anciens, eux aussi ne cessaient de courir dans tous les sens.

Etouffant un gros soupir, Nuadi se lécha les doigts avant de refermer son éventail d'un coup sec.

- D'accord. Par ici.

Et il préleva de quoi grignoter à son aise avant de faire volte face pour se rendre dans une salle adjacente.
Du pied, il tira à lui un épais coussin de soie rouge et se laissa tomber assis devant une table basse où il entreprit de se gaver à son aise.

- Bon, ch'pache quoi de si catashtrophique ?

Alerte ! Il entrouvrait les lèvres !

*Non tais toi !*

D'une petite poussée elle le rebascula sur le dos et lui vola son souffle pour lui offrir le sien en retour. Maintenant à quatre pattes au-dessus de lui, elle ne se retenait même plus de l'embrasser. Il était si agréable de garder ses lèvres soudées aux siennes, de se détacher puis de revenir, encore et encore, gravant ce contact, cette douceur ferme, la légère gerçure (présente uniquement sur sa lèvre inférieure) dans son esprit.

Sa main gauche libérée s'attacha à faire glisser l'autre manche de chemise. Il était allongé sur le vêtement et l'empêchait donc de le pousser du lit mais ce n'était pas important. A genoux au-dessus de lui, Fanaa se redressa de toute sa hauteur et laissa une voluptueuse ondulation mouvoir son bassin, remonter vers son ventre pour terminer dans ses bras pointés vers le plafond. Volupté. Ah si elle avait pu envoyer cette chaleur, cette passion et cet embrasement loin d'elle et de cette chambre avec juste une danse !

Helas, il en aurait fallu plus que ça. Elle brûlait de l'intérieur, et ses pensées n'étaient pleines que du visage aux yeux d'or, des cheveux de neige où elle avait envie de passer les doigts, de la peau dorée, de ce parfum de sable, de miel et de sueur, de ces lèvres qui lui avaient fait l'offrande d'un sourire. Une fois. Ce souvenir lui fit monter les larmes aux yeux et apaisa son feu intérieur quelques instants.
Ses mains trouvèrent les siennes, les étreignirent puis remontèrent le long des bras nus, du cou, des joues, allèrent se perdre dans les cheveux et tandis qu'elle lui offrait encore un baiser, elle se laissa doucement glisser pour s'allonger sur lui.

Le son de son rire avait été si beau, Fanaa sourit, elle avait tant envie de l'entendre à nouveau !

De son corps, de sa tendresse et d'un désir brûlant, elle l'enveloppait tout entier.