Confins du désert - sanctuaire du Pas du Dragon

- Allez...

A quatre pattes au milieu d'un couloir, Sheyn faisait les yeux doux à un Sheitan fort occupé à se nettoyer les griffes à grands coups de langue.

- Je suis sûr que tu sais où sont les réserves. Inutile de faire comme si tu n'avais jamais été piquer un gigot bien tendre et bien saignant au lieu de t'éreinter à chasser.
- Groumpf.

Le fauve éternua puis s'ébroua bruyamment.

- Mais allez...

Fanaa ralentit en trouvant les deux euh ... fauves sur son chemin mais même la présence de son cher Sheitan ne lui tira pas de sourire. Elle hésita à leur demander mais préféra ne pas déranger Sheyn et sauta par-dessus lui. Elle laissa tout de même tomber un :

- Bonsoir.

Parce qu'elle avait appris la politesse.

Mais de toute façon Sheyn se trouvait trop loin de la chambre il ne pouvait savoir ce qui s'était passé. De plus c'était des histoires d'humains, cela ne l'intéressait donc pas.

Ce n'était pas comme ça que la soirée aurait dû se passer ! Non ! Ce qui aurait dû arriver c'était que Fanaa se fasse belle, aille le chercher et qu'il accepte de la suivre. Qu'il fasse l'effort de faire semblant de s'intéresser à elle hors du lit. Hélas, cela ne semblait pas près de se produire. A vrai dire cela semblait même de plus en plus loin.

Masha dut entendre du bruit, où alors elle sentit qu'on lui courait après car elle se cacha dans un embranchement que Fanaa ne prit pas. Quand même, si la fille aux yeux violets parcourait les couloirs, c'était probablement pour lui faire sa fête non ? Bon. Tant pis pour Mellyna. Ce qui comptait avant tout c'était de trouver une bonne cachette. Masha s'enfonça plus avant dans son corridor. Elle se rapprochait des appartements des llahi, dans un quartier, donc, où l'on ne devrait logiquement pas penser à la chercher.


- Tu as quelque chose de bizarre dans le dos.
- Tais toi.
- Je suis sérieux. On dirait ... comme des ...
- Tais toi !

Le double se renfrogna. Elle n'était décidément pas coopérative.

Encore ?
Bon, elle ne l'avait pas bousculé, mais quand même !

- Y a trop de monde qui circule dans ces couloirs.

Le nez froncé, Sheyn se retourna vers le fauve et sa voix se fondit en un ronronnement enjôleur :
- Un bon gros cuisseau, avec un bon gros os à moëlle... allez...

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Plusieurs corridors plus loin, une petite servante retira le linge humide posé sur les yeux de Nuada. Les paupières ourlées de longs cils étaient encore bien gonflées.
Tandis qu'une autre jeune fille passait une éponge de mousse le long du dos cuivré avec autant d'attention que s'il s'était agi d'un vase fragile, la première suivante s'appliqua à retirer les dernières traces de poudre noire qui avaient coulé sur les joues de l'Ilah.

Assise sur un tabouret pour pouvoir se redresser sans trop de mal, Nuada continuait à renifler par intermittence. Elle s'était malgré tout bien calmée depuis les révélations des sauveteurs.
Une des caméristes lui fit lever un bras et laissa couler un filet d'eau parfumée sur la peau dorée.

Le tintement des perles de verre tirées en rideau devant la porte de bois ajouré figea les jeunes servantes. Elles tournèrent la tête avec étonnement vers la source du bruit.
Qui pouvait bien oser passer une porte close dans le sanctuaire ?

La porte s'était refermée sur les petits cris des servantes, et un bref moment de silence succéda à cette agitation. Des bruits soyeux, des cliquetis, des tintements se firent entendre.

Puis un frémissement dans le bois aux reflets rosés obligea Masha à se redresser.
Le battant s'ouvrit et une main écarta le rideau de perles. Nuada considéra l'intruse d'un air interrogateur tout en finissant d'ajuster des voilages délicats sur ses épaules.

- Que fais-tu ici ?

- Je suis désolée ! Je ne voulais pas vous déranger, je me suis perdue !

Masha avait prévu de porter plainte le lendemain devant les anciens. Et elle avait cherché Mellyna dans le but d'avoir un appui. Par contre, tomber directement sur Nuae'ilah ... cela ce n'était absolument pas prévu.

Même attristée, l'être Sacré avait une présence qui intimait au respect. Elle était ... sacrée. Lui mentir ? Masha ne s'en sentait pas la force. Cela aurait été quelqu'un d'autre, oui, mais Nuada ou Nuadi ? Impossible.

Masha s'agenouilla au sol puis commença à se ratatiner.

- Je ... J'ai ...

Comment présenter une chose pareille ? Ne rien dire était comme mentir, donc impossible à tenir face à Nuada.

- Je voulais seulement avoir ma nuit de l'abondance moi aussi. Mais cela s'est mal passé, il m'a fait mal. Il m'a fait très mal. Je sais que c'est un peu de ma faute ... mais il a été méchant et brutal. Je voulais juste ... profiter moi aussi Nuade'Illah !

- Mais...

Nuada esquissa un mouvement pour s'assoir sur ses talons. Discuter en étant au même niveau était tellement plus agréable ! Mais l'arrondi de son ventre commençait à être un peu trop encombrant pour ce genre de manœuvre.

- La nuit de l'abondance n'est pas choisie au hasard. Tu veux dire que tu as été avec un homme cette nuit ?

La jeune fille se mordit la lèvre. Deux des lunes étaient presque pleines. L'aura elixienne particulière au désert n'était pas à son apogée, mais elle ne s'en trouvait pas loin. Dans tous les cas, son influence était beaucoup trop forte.
Les précisions de Masha sur le comportement de son partenaire étaient perturbantes, mais ce n'était pas le problème le plus urgent.

- Tu voulais juste du plaisir ? Tu as bien pris l'iklaa avant pour ne pas risquer de concevoir ?

- Je n'ai rien pris. Je voulais un enfant ô Illah. Un bel enfant. Tel était mon désir lorsque je suis allée le voir. Mais j'ai changé d'avis. Je sais qu'il est trop tard mais j'espère qu'il n'aura rien laissé dans mon ventre. C'était une erreur ô Illah. Je suis allée trop vite, je n'ai pas réfléchi. Et maintenant je suis emplie de regrets.

Elle avait les yeux brillants mais ne laissait pas ses larmes couler. Les questions de Nuada lui laissaient entrevoir que les conséquence de cette nuit pouvaient aller plus loin que simplement concevoir un enfant. Les perspectives n'étaient pas très rassurantes.

- Mais enfin avoir un enfant n'est pas une décision qui se prend sans réfléchir !

Nuada porta machinalement une main à son ventre.
Sans réfléchir...
Et c'était-elle qui disait cela.

Elle se reprit. Il y avait plus urgent.

- Ce n'est pas une nuit propice. Les femmes qui désirent concevoir doivent consulter un soigneur et les calendriers des sigilyn pour déterminer le moment adéquat. En dehors de ces dates c'est terriblement dangereux, ne te l'a-t-on pas appris ?

Nuada se pencha avec une petite grimace pour attraper Masha par la main.

- Tu dois prendre un filtre pour empêcher la vie de se développer, sinon ce sera la mort qui viendra. Que tu désires cet enfant ou non, tu dois le faire au plus tôt. Le reste devra attendre.

Masha se releva et se laissa entraîner.

- Je le sais ô Illah. Mais je le désirais tellement ! Il m'importait de choisir l'homme avec qui serait ma première fois et j'ai su que ce devait être lui dès que je l'ai vu. Mais il ... il ne me prenait pas au sérieux. Illah, j'ai bien appris qu'avoir un enfant est quelque chose qui se prépare beaucoup en amont. Mais nul ne m'avait mise en garde contre les images. Comment peut-on avoir un si beau visage et un coeur si cruel ? Je n'était pas préparée à cela. Je ne l'aurais jamais imaginé.

L'adolescente s'assit et attendit qu'on lui fasse porter le filtre. C'était mieux de tuer l'enfant avant qu'il n'existe. C'était mieux car cette petite vie, en plus de représenter un gros risque, n'était plus désirée. Masha en avait conscience. Pourtant, une fois qu'elle eut le gobelet entre les mains, elle hésita à le porter à sa bouche.

- Est-ce parce que je suis repoussante ? Ou est-ce parce qu'il croit que les sorciers m'ont souillée avant lui ? Cette possibilité me faisait si peur ô Illah. Si c'étaient eux qui m'avaient volé ma pureté alors ... mais au moins je le sais maintenant. Ce n'était pas eux. C'est celui ... que je voulais ...

L'adolescente éclata en sanglots et ses larmes en tombant dans le filtre faisaient de petites éclaboussures sur ses mains.

Nuada passa un bras autour des épaules frémissantes.

- Tu n'es pas repoussante, bien sûr que non. Et nul ici n'irait penser qu'une femme est impure parce qu'un autre homme l'a déjà étreinte.

Elle se retint de dire qu'elle comprenait aussi qu'on ne puisse pas prendre au sérieux une jeune fille qui encourait volontairement un risque pareil juste parce que son esprit romanesque s'enflammait pour une apparence.

- L'aspect extérieur ne dit rien sur le coeur... mais je ne comprends pas. Il ne te prenait pas au sérieux ? Alors comment en est-il venu à... eh bien...

Elle effleura le ventre qui se creusait spasmodiquement au rythme des sanglots mal réprimés.

Masha renifla.

- Un autre homme certes non. Mais un ... un sorcier qui plonge les femmes dans des cuves pour les transformer en monstre, ça oui cela les ferait me voir impure.

Ses doigts se resserrèrent autour du gobelet. Elle ne buvait toujours pas. Elle pensait. Ses épaules se haussèrent.

- Je voulais une nuit de l'abondance alors j'ai tout fait comme lors de cette nuit. J'ai volontairement refusé de prendre l'iklaa mais j'ai préparé les herbes de l'abondance pour mon partenaire. Tout simplement.

Elle baissa la voix.

- Enfin sauf que ... il ne les a pas vraiment bues ...



___________


Il parlait. Il ne s'arrêtait pas de parler. A plusieurs reprises Fanaa lui avait demandé de se taire mais le double n'en avait que faire. Alors elle s'était tue. Car si on l'entendait non seulement on risquait de la croire bizarre mais en plus elle risquait de réveiller des gens qui avaient besoin de repos. Mais ce n'était pas facile de se concentrer avec quelqu'un qui cherchait à vous déstabiliser.

Insistant, il se planta en travers de son chemin alors qu'elle courait -et ne trouvait toujours pas cette fichue Masha- et alors qu'elle voulu l'éviter, elle dérapa sur le sol et sa tête rencontra assez durement le mur de pierre. Ensuite il fit encore plus noir.

Nuada se raidit.

- Quel eyerash t'a donné la potion ? Il n'aurait jamais dû ! Et je ne saisis toujours pas. S'il te refusais à ce point, même la boisson de l'abondance n'aurait pu le forcer à te rejoindre.

Elle se releva et fit face à Masha, les mains posées sur ses épaules.

- Qu'est-ce que tu veux dire par "pas vraiment" ?

Le ton de l'Illahi dénotait une tension. Il se passait quelque chose.

- En vérité ...

Masha ferma les yeux.

- Personne ne m'en a donné je me suis servie toute seule. Et comme il ne les aurait pas bues ... et bien je ... enfin comme il fume souvent ... je les ai mises dans sa boîtes à herbes ... et comme à son habitude il a fumé ... et quand il est revenu je l'attendais. Ensuite ... ensuite ...

Sa main se crispa sur le verre, ses jointures blanchirent. Elle serra les lèvres très très fort, puis porta le gobelet à sa bouche et avala tout d'un trait.

- C'était ce que je voulais sauf qu'au final rien n'a ressemblé à ce que je croyais.



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La jupe était blanc bleuté avec de jolis reflets argentés et le bustier du même tissu laissait son ventre plat à découvert. Fanaa rajouta une dernière touche de maquillage, elle voulait être vraiment belle cette fois, puis prit la direction de la chambre d'Earl.
Lui était assis sur le lit en train de lire, ce qui fit hésiter la Danseuse. Pouvait-elle le déranger ? Il dut sentir sa présence car il leva le nez sans un mot. C'était le moment.
- Tu veux bien venir avec moi ?
Le Levitis fit une drôle de grimace, comme si il ne comprenait pas.
- S'il te plait.
Fanaa lui tendit la main. Après une infime hésitation, le jeune homme se leva, posa son livre, ses lunettes et la rejoignit. Elle glissa sa main dans la sienne puis ils sortirent du temple. Fanaa n'osait parler de peur de se faire rabrouer et à sa grande surprise, ce fut lui qui fit un effort pour trouver un sujet de conversation. Mieux, il évita de se mettre en colère quand ils ne se comprenaient pas ou ne s'accordaient pas sur certains sujets. Au contraire il ne se contentait pas d'être totalement imperméable à ce qu'elle disait/pensait/savait, mais il écoutait et accepta même de reconnaître que 2 ou 3 idées et théories n'étaient probablement pas mauvaises quoiqu'un peu saugrenues.

Leurs pas les menèrent devant une entrée des grottes de Leviathan et Fanaa serra plus fort la main d'Earl.
- J'ai un cadeau pour toi.
Ils entrèrent et elle le mena au lac souterrain ... au Palais englouti. Le grand bâtiment crème et blanc luisait magnifiquement sous l'eau bleue et transparente. Earl s'arrêta pour l'observer, le souffle coupé.
- Je ne peux pas réellement te l'offrir bien sûr, mais tu es un prince et donc tu mérites un palais. Lorsque je l'ai découvert j'ai immédiatement pensé à toi.
- C'est ... c'est magnifique.
L'eau était aussi lisse qu'un miroir sous lequel semblait briller le palais. Earl se tourna vers Fanaa et sans prévenir, il l'attira à lui pour la serrer dans ses bras. Elle avait le coeur qui battait à tout rompre. Elle craignait tant chacune de ses réactions qu'elle commençait par s'inquiéter. C'était un réflexe. Seulement là ... il avait vraiment un geste tendre et spontané envers elle. C'était follement agréable. Déjà, elle sentait ses yeux la picoter.
Ensuite il se détacha mais ce ne fut que pour mieux reprendre sa main.
- Bon. Et si nous allions visiter mon palais alors ?
- Mais il est sous l'eau !
- Avec ton elixia et la mienne combiner nous trouverons bien un moyen. Il faudrait soit ouvrir l'eau, soit garder de l'air autour de nos têtes. C'est faisable.
- D'accord.
Fanaa lui sourit mais face à elle, il ouvrit de grands yeux surpris.
- Qu'y-a-t-il ?
Il lâcha sa main et fit un pas en arrière. Son visage se ferma.
- Mais dis moi !
Il recula encore sans la quitter des yeux. Des yeux qui exprimaient le dégoût et qui regardaient vers son ventre. A son tour Fanaa baissa le regard et découvrit des écailles noirâtres autour de son nombril. Qu'était-ce que cela ? Les écailles la démangeaient. Elle n'étaient pas d'un beau noir bien défini mais plutôt d'une teinte hésitant entre le brunâtre, le verdâtre et le noir. La démangeaison se fit sentir sur le haut de son bras et elle vit qu'elle en avait aussi sur l'épaule. Et sur les jambes. Les zones écailleuses se propageaient, s'agrandissaient.
- Qu'est-ce que c'est ? Qu'est-ce que c'est ? Earl, aide moi ! Qu'est-ce que je dois faire ?
- Débrouille toi toute seule. Pour pouvoir marcher à mes côtés, tu dois être capable de t'en sortir avec tes propres problèmes. J'ai les miens et ils me suffisent.
- Mais Earl ! Aide moi !
- Jamais de la vie.
Il reculait encore et encore. Les écailles s'étendaient encore et encore, démangeant toujours plus. Fanaa se mit à se gratter frénétiquement, s'écorchant, en arrachant quelques unes ... et puis ses mains ne ressemblèrent plus à ses mains, ni ses jambes à ses jambes. La transformation s'étendait à son cou. Elle l'appela encore, complètement paniquée.
- Earl ! Earl ! Ne me laisse pas !
Mais il reculait. Pire, il se détourna complètement. Lorsqu'elle l'appela encore une fois, ce fut une sorte de rugissement pitoyable qui sortit de sa gueule. Gueule au fond de laquelle elle sentait la présence de son aiguillon empoisonné. Alors le Levitis fit demi-tour et fonça sur elle, son épée au clair.
Et le double se matérialisa à côté d'elle.
- Tu t'es trompée dans la grotte. Et tu commences déjà à le regretter n'est-ce pas ?

- Fumé ?! Mais c'est terrible ! Et rien d'étonnant à ce que cela ce soit mal passé !

Les vieilles histoires précisaient aussi que les femmes guerrières prenaient soin d'immobiliser leurs amants d'une nuit avant même de leur faire respirer les vapeurs des herbes. La stimulation forcée était si brutale qu'il ne fallait pas espérer partager de caresses... et ces unions non consenties n'avaient pas le plaisir pour objectif.

- Regarde-moi. C'est très sérieux. Il faut que j'envoie quelqu'un le voir, s'assurer qu'il... s'assurer de son état. Qui est cet homme ? S'il-te-plaît, dis-le moi.

Fumer ?
Un horrible soupçon l'envahissait.

- Terrible ? Sérieux ? C'est si grave ?

Masha s'affolait, tout comme Nuada. Pourtant il n'y avait pas lieu de s'inquiéter, ce n'était que les herbes de l'abondance. Rien de bien dangereux, si ?

- C'est le seigneur Earl, ô Illah.



_________

Fanaa ouvrit les yeux dans le noir. Sa respiration était saccadée et elle avait sacrément mal au côté de sa tête. Elle se remit doucement en position assise. Son cerveau n'apprécia manifestement pas le déplacement et le lui fit savoir en cognant contre la paroi crânienne.

- Ouille !

Bon. Et dans quelle partie du sanctuaire était-elle finalement ? Elle se sentait un peu groggy.

Nuada se redressa et se tourna vers la porte restée ouverte. Les jeunes servantes s'étaient discrètement retirées pour laisser l'Ilah et Masha discuter.

- Tiera ? Tiera !

La camériste revint dans la pièce de toilette, un peu essoufflée d'avoir couru.

- Nuade'Ilah ?
- Il faut envoyer un des aînés eyerash qui sont encore au sanctuaire dans la salle des arches, il y a...
- Si vous me permettez...

La dénommée Tiera s'interrompit un instant, un peu intimidée de devoir couper Nuada. Cette dernière cilla, surprise, puis l'autorisa à poursuivre d'un signe de tête.

- Je viens d'être informée par les Anciens au sujet d'un incident concernant l'invité à qui l'usage de cette pièce a été accordé.
- Comment va-t-il ?
- Bien, Ilah. Quelqu'un a pu prévenir un aîné à temps.

Nuada se détendit et soupira, soulagée. Elle se retourna vers Masha pour reprendre d'un ton plus calme :
- Cara, s'il t'a fait mal, ce n'était pas sa volonté. Il faut que tu réalises que tu l'as drogué, et que cette substance peut avoir des effets d'une extrême violence si elle est mal dosée ou mal administrée. Assez violents pour rendre fou et tuer.

- Drogué ? Tuer ? Mais je ne voulais pas cela ! Je voulais ... je voulais ma nuit de l'abondance ! Non je voulais une première nuit spéciale ! C'est tout ! je vous assure !

Masha se frappa le front.

- Je ne savais pas que ça pouvait le rendre fou !

Elle baissa la voix.

- Mais même si ce n'était pas sa faute il a été méchant ...

L'adolescente poussa un grand soupir.

- Bien je ... est-ce que je dois aller m'excuser ?

- Il serait plus sage d'attendre un peu que le choc soit passé. Et puis... si tu as eu mal, il vaudrait mieux que quelqu'un t'examine. Surtout si c'était ta première fois.

Nuada jeta un coup d'oeil à Tiera qui acquiesça et fila à nouveau dans les couloirs à la recherche d'une soigneuse.
L'Ilah prit Masha par la main et l'enmena s'asseoir dans la pièce de toilette.

- Tu ne penses pas que cette nuit si spéciale aurait été infiniment plus agréable avec un compagnon consentant et en pleine possession de ses facultés ? Les unions de l'abondance sont plaisantes, certes, mais un peu... impersonnelles. En général il est mieux de partager ce moment particulier avec quelqu'un de plus intime, au lieu et à l'heure de son choix.

Nuada regarda la jeune fille avec attention.

- Tu n'en as pas beaucoup discuté avec ta mère, ou même avec des amies plus expérimentées, si ?

Elle lissa ses jupes avant de poursuivre avec douceur :
- C'est bien de vouloir t'excuser, cependant... Au delà de l'usage maladroit des plantes que l'on peut attribuer à une simple ignorance -et pour laquelle tu as déjà été assez punie comme celà-, je souhaiterais te faire comprendre quelque chose. Une chose que personne ne te reprochera d'ignorer puisque tu n'as jamais quitté le désert, mais que tu aurais pu deviner à la façon dont il a pu te repousser lorsque tu lui faisais part de tes désirs.

La seconde servante vint discrètement déposer un plateau de thé bien chaud sur une petite desserte, à la place des huiles et des onguents parfumés.

- Cara, au delà de la mer de sable, il y a d'autres peuples, et ces peuples ont des cultures, des usages différents. Il y a notamment la perception de la paternité...

Nuada tendit la main vers la théière pour remplir deux verres.

- Dans le désert nous n'attachons pas une importance absolue aux relations de sang : chaque enfant qui naît est un peu notre enfant à tous. Une femme qui ne souhaite pas s'engager avec un homme précis peut malgré tout donner le jour, et choisir d'en faire part ou non au géniteur. Et celui-ci peut alors choisir s'il désire participer à la vie de cet enfant en tant que père. Le rite de l'abondance donne la liberté de choix. Mais le fait est que les hommes choisissent librement de se... mmh... mettre à disposition des femmes cette nuit-là, en absorbant volontairement la boisson qui leur est proposée. Cela signifie aussi le renoncement volontaire à toute autorité sur les mères et les enfants qui pourraient être conçus à cette occasion. Si l'un d'eux refuse, on ne l'y force pas. Tout cela, je suppose que tu le sais.

Elle offrit un des verres à Masha avant de poursuivre :
- J'ai été au-delà du désert, et j'avoue ne pas avoir eu écho de telles pratiques au sein des autres peuples. Bien au contraire, la naissance, voire même la simple relation charnelle est souvent perçue comme un lien, une obligation. Ainsi une famille peut exiger d'un homme qu'il prenne une jeune fille pour épouse et subvienne à ses besoins toute sa vie durant s'il la touche intimement. Et les pères ressentent souvent une responsabilité envers les enfants qu'il peuvent avoir conçu, qu'ils aient désiré la naissance ou non. Ils souhaitent... ou parfois se sentent simplement obligés de rester à leurs côtés, de les élever, les éduquer.

La jeune fille marqua une pause, sirotant sa boisson.

- Je ne connais pas grand chose aux usages du peuple auquel Nereyn... ou Earl, si tu préfères, se rattache. Mais l'importance des noms indiquant la filiation et son attitude suggèrent qu'il ne considérerait pas la conception d'un enfant comme une offrande. Pour lui ce serait une entrave, et une entrave qu'il n'aurait pas choisie. Il est du genre à se créer des obligations. Je doute qu'il puisse consentir à se détourner d'un enfant qui serait de son sang aussi aisément. Saisis-tu ce que cela implique ? Cela signifierait probablement pour lui l'impossibilité de prendre une épouse de son choix, peut-être l'impossibilité de rentrer chez lui, le ressentiment de ses proches s'ils perçoivent mal un pareil "écart". De telles réactions sont fréquentes, à ce que j'ai entendu raconter.

Elle reposa délicatement son verre sur la table.

- Tu comprends ce que je veux te dire ?

- De toute façon, je dois avouer que je n'ai pas très envie de le revoir. Pas tout de suite. Vous m'avez expliqué que c'était de ma faute et je ne conteste pas mais j'éprouve quand même de la rancoeur envers lui.

Un soupir.

- Ma mère est gentille, je l'aime et la respect Illah. Mais avec elle nous ne discutons pas de cela. Elle dit toujours que j'ai le temps, que nous en parlerons plus tard. Et moi je n'ai pas osé en parler avec des amies. Je n'y connaissais rien, je ne pouvais pas lancer la discussion. Enfin ...

Elle se cacha les yeux.

- Et jusque là aucun garçon n'a spécialement attiré mon attention. Et puis lorsque j'ai accompagné mellyna ici, j'ai rencontré le seigneur Earl et ... il était si beau que je n'ai plus pu me le sortir de la tête. Je ne souhaitais bien sûr pas un moment impersonnel, je voulais quelque chose de spécial avec quelqu'un de spécial. Ce quelqu'un c'était le seigneur Earl.

Masha se pencha en avant.

- Je comprends ce que vous voulez dire. Si j'avais voulu piéger le seigneur Earl et le forcer à rester à mes côtés, il m'aurait fallu garder l'enfant. Mais ce n'était pas mon but. Moi je voulais passer du temps avec lui, avoir cette chance. C'est tout. De toute façon j'ai bu le filtre, il n'aura donc pas un enfant qu'il se forcera à assumer. Un enfant qu'il n'aimera pas réellement. Un enfant qui aurait été si beau je suis sure ...

Toute triste, Masha but une gorgée de thé du bout des lèvres.

Nuada fronça les sourcils et répliqua avec un peu plus de froideur :
- Je ne te donnais pas la recette pour le forcer à rester à tes côtés. Je t'expliquais cela pour que tu comprennes les implications à long terme de tes actes égoïstes et leur gravité. De surcroît Nereyn ne serait pas du genre à endurer la présence d'une compagne non désirée. Il prendrait plus probablement des mesures pour subvenir à ses besoins de façon durable avant de partir. La seule chose que j'ignore, c'est s'il déciderait d'emporter l'enfant avec lui ou non. Etant donnée la situation, il en aurait le droit.

Elle hocha la tête tout en récupérant son verre.

- Je conçois que tu ais pu le trouver séduisant, et, même si dans le cas qui nous intéresse ce n'était pas volontaire, il peut en effet se montrer très dur, tant d'actes que de paroles. Mais cela, tout homme poussé à bout le peut. A vrai dire, je plaindrais d'avantage la personne qui aurait l'imprudence de l'enchaîner à elle contre son gré. Elle serait en bute à la haine et au mépris le plus profond, et ce à chaque jour, à chaque heure. A côté de cela, son indifférence serait un véritable enchantement. Il est beau, oui, cependant il est capable d'une forme de cruauté pire que la violence physique si jamais on le blesse réellement. L'apparence ne dit pas tout, j'espère que tu le retiendras.

Nuada agita lentement la cuillère dans sa tasse, observant les feuilles minuscules qui montaient et descendaient au rythme des ondulations du liquide.

- Mais il a aussi un grand coeur. Il peut aimer passionnément, du plus profond de son âme, et tout sacrifier pour cela. Et j'ai l'intuition qu'il ferait un père merveilleux, si seulement on lui laissait... si seulement il se laissait le temps. Il n'irait jamais rejeter sur un enfant la faute de sa mère. Sa conception de la justice le lui interdirait. Il est aussi capable de pardonner... mais pas toujours.

La cuillère tinta contre la soucoupe émaillée.

- D'une certaine façon tu as bien choisi. C'est un homme exceptionnel. Mais pas un homme qu'on peut forcer contre son gré. Et pas un homme qui se laisse séduire aisément. Je suppose qu'il t'aura trouvée trop jeune... ou plutôt trop immature, tout comme ta mère. La suite lui aura donné raison, hélas.

Nuada s'autorisa un sourire par dessus le rebord de son verre et ajouta d'un ton plus léger :
- Pour finir ce n'est pas parce que les deux parents sont beaux que leur enfant le sera aussi. Et inversement.

Masha sursauta, comme piquée.

- Moi immature ? Mais je ...

Se rappelant en compagnie de qui elle se trouvait, elle baissa le regard et la voix.

- Oui Illah.

Y avait-il seulement autre chose à dire ?

- Si j'avais eu un enfant et qu'il me l'avait enlevé, j'aurais été bien triste. Mais il ne l'aurait pas fait, n'est-ce pas Illah ? Il sait combien les enfants sont importants pour le peuple du Désert. D'ailleurs, peut-être que ça le déciderait à rester. N'aimeriez vous pas qu'il reste près de vous ? Il est votre ami après tout. Et il a du sang du Désert, c'est aussi ce qui le rend si beau.

Masha regarda le ventre rond qui se laissait deviner sous les voiles.

- L'enfant en vous vous rend encore plus belle et fort ô Illah. Peut-être avais-je envie moi aussi de changer. Avoir un enfant sain et le mettre au monde est l'espoir de toute femme ici. Moi y compris.

- Il a le sang du Désert mais sa place n'est pas ici.

Nuada s'étira avec une petite grimace.

- Si tu tiens à avoir un enfant en bonne santé, il te faudra d'avantage te préparer, et ne pas faire l'impasse sur les précautions que nous sommes censées observer.

Elle arrangea les coussins sur la banquette tout en ajoutant avec gravité :

- Cette nuit n'était pas une nuit propice. Si tout c'était passé comme tu le désirais, tu n'aurais pas bu le philtre. Tu n'aurais parlé à personne de ton possible état avant d'en être sûre, et alors il aurait peut-être été trop tard. Trop tard pour te sauver toi. Ou dans le meilleur des cas trop tard pour te sauver sans endommager en toi ce qui te permet de donner la vie. Je regrette que tu ais si mal vécu cette expérience, mais cela vaut peut-être mieux. Un jour tu feras grandir une nouvelle vie, et tout se passera bien. Mais pas aujourd'hui.

- Alors un jour, un autre sera gentil avec moi ? Vous me promettez qu'ils ne sont pas tous ... comme il l'a été ?
Je ferai attention ô Illah. Je respecterai les rites, les dates. Je vous promets de ne plus me laisser emporter. Et de ne plus être aussi insistante. Il m'a dit quelque chose de méchant, c'est pourquoi j'ai voulu absolument qu'il se rattrape. Ce fut une erreur. Il est très tard ô Illah. Je devrais sûrement vous laisser dormir ?

Masha avait terminé son thé et crispait maintenant ses mains sur sa robe.