Confins du désert - sanctuaire du Pas du Dragon

Non elle ne voulait pas le lâcher, non non non ! Pourtant elle se força à le faire, réticente, mais se cramponna tout de même aux pans de la chemise détrempée. Il ne fallait pas qu'il parte !

La pluie tiède ruisselait sur leurs visages comme des larmes sans goût de sel.

- J'ai un présent pour toi. Je l'avais demandé avant que tu ne me dises que tu ne voulais plus de moi alors j'ai songé à le jeter mais je veux te le donner quand même.

L'une de ses mains fourragea dans son bustier et ressortit le poing serré sur le cadeau.

- De toute façon je l'ai fait faire pour toi je ne veux le donner à personne d'autre ça n'aurait pas de sens. Je suis désolée de te mettre tout le temps en colère je ne sais pas comment j'en arrive toujours à ce résultat. Je ne sais pas quoi faire. Je voulais t'apporter de l'apaisement, je n'y arrive pas. Tiens ... je t'en prie prends le.

Elle glissa son poing dans une des mains du Levitis mais sans l'ouvrir.

- Ca devait être un cadeau de "nous deux". Je voulais vraiment t'offrir quelque chose mais je ne trouvais pas quoi puis je me suis rappelée de ce que tu m'avais dit et voilà. Ce n'était pas pour te gêner, j'avais vraiment envie de trouver quelque chose. Mais tout ce qui s'est passé ... alors prends le comme un cadeau de remerciement et de ... mais pas un cadeau d'adieu. Je serai ton cobaye, ton assistante ton je sais pas quoi. J'apprendrai à me cuirasser comme tous ceux qui subissent tes colères sans broncher. Mais ce serait bien que tu essaies de ne plus dire de mots méchants.

En vérité elle n'osait pas réellement donner son cadeau. Elle avait imaginé un autre lieu et un tout autre moment pour ça.

- Tu es si fort pour blesser les gens. Mais tu es gentil aussi. Si je ne t'avais pas croisé aujourd'hui je ne sais pas comment j'aurais vécu la tempête. Sans toi ça aurait pu être beaucoup plus dangereux. Merci. Merci encore.

Elle se décida à ouvrir la main et à déposer le petit objet dans la paume de Levitis. Il y eut un éclair qui permit à Earl de voir que c'était un petit bijou. Probablement une boucle d'oreille. Fanaa se bouche les oreilles au coup de tonnerre.

Earl laissa Fanaa dire ce qu'elle avait à dire. Comme d'habitude elle usait de beaucoup plus de mots que nécessaire mais il patienta jusqu'à ce qu'elle en ait fini, résigné.

Il n'y eut plus de nouvel éclair, et ses doigts engourdis par l'escalade ne risquaient pas de le renseigner sur l'objet qu'il n'avait fait qu'entrapercevoir brièvement.

- Je ne pense pas que ce soit le meilleur endroit pour ce genre de chose. Enfin...

Il haussa les épaules puis fourra le cadeau dans la doublure de sa ceinture. Il l'examinerait à loisir plus tard.
Les craquements semblaient se faire plus nombreux et plus rapprochés. La falaise avait décidément été considérablement fragilisée par l'impact. De fait, ce n'était pas l'endroit idéal pour causer chiffons.

N'écoutant pas ses pieds plus profondément entaillés que prévu par les pierres, le Lévitis profita que Fanaa l'ait lâché pour se relever.

Loin, très loin vers le sud, on distinguait une mince bande d'étoiles qui couronnaient l'horizon nocturne. Les nuages dérivaient vers le nord, rendant le désert à sa sérénité coutumière... ou presque : des hululement, glapissements, cris de tous genres commençaient à résonner de toutes parts. Les animaux qui s'étaient terrés pendant l'orage ressortaient goûter la soudaine fraîcheur humide... ou leurs congénères rendus imprudents par cette manne inespérée. D'ici quelques heures, des pousses vertes sortiraient des fissures, du sable. Les herbivores s'en donneraient à coeur joie, et le festin ne serait pas moindre pour les prédateurs.

- Partons, il est temps.

Sans attendre, Earl reprit la direction du sanctuaire.

*Mais c'est la nuit !*

Dire que si elle avait attendu un tout petit peu plus elle aurait bénéficié d'un cadre plus propice au cadeau ... mais c'était un détail. Fanaa était soulagée d'avoir pu parler. L'éclair de ce soir lui avait fait prendre conscience que tout pouvait arriver. La foudre avait frappé d'un seul coup à côté d'elle, sans lui laisser le temps de la voir arriver. L'instant d'avant elle était assise, celle d'après elle se sentait tomber, ses perceptions sensorielles confisquées par la violence de l'éclair. La lumière avait été aveuglante, le son assourdissant quand à l'onde de choc, elle lui avait fait instantanément perdre pied, faisant s'écrouler tout un pan de roc. Elle s'était sentie tomber dans un trou noir, comme dans certains cauchemars la nuit. Son corps lui avait réagi instantanément en cherchant à quoi se raccrocher et en le trouvant. Encore une fois elle devait remercier Fealisèn et sa discipline de fer. Finalement, la Danseuse Sacrée avait eu raison.
En tout cas, si Fanaa était tombée tout au fond, elle ne se serait jamais relevée et ce qu'elle aurait laissé à Earl c'était une dispute inachevée. Et elle serait passé pour une fille ingrate et malpolie auprès de Nuadi qu'elle n'avait toujours pas remercié de lui avoir envoyé Sheitan.

Syld lui avait été arraché si vite, il y avait des tas de choses qu'elle n'avait pu lui dire, ce qui constituait au fond de son coeur un regret qu'elle garderait le reste de sa vie. Elle ne voulait pas refaire la même erreur.

Donc avoir parlé la soulageait, même si elle aurait voulu être plus claire, plus concise. Elle avait des doutes sur la façon dont allaient pouvoir être interprétés certains de ses mots. Il fallait dire aussi que sous le coup des émotions, elle avait été incapable de se retenir.
Ce qui était fait, l'était.

Elle avançait maintenant derrière le Levitis, les yeux rivés sur le sol. Elle aurait bien proposé de passer devant, lui précisant en même temps que comme elle avait une bonne vision nocturne, cela pourrait être plus sûr, seulement il pourrait se fâcher comme pour les vêtements. Earl et elle n'avaient pas le même rapporte à l'elixia, ni les mêmes connaissances, ni la même façon de l'utiliser. Toutes ces différences mettaient (pour changer) le Levitis en colère. Alors elle ne dit rien mais vérifia quand même le chemin.

La route se fit sans encombres. Fana était relatiement calme,comparée à son habituelle émotivité. Elle espéra un instant qu'ils allaient rentrer et se coucher mais son espoir fut anéanti par la voix de Fynarine lorsqu'ils arrivèrent au Temple.

- Ils sont là !

La Dedrane galopa dans l'escalier jusqu'à eux, un Ridelgald à ses côtés.

- Mais où étiez vous passés tous les deux ? Tout le monde est affolé ! Et vos pieds, Seigneur Earl, vos mains ! Tes jambes Fanaa tes doigts !
- Ce n'est rien Fynarine. Rien d'important.
- Monseigneur la Dame Nuada s'est transformée en furie lorsque vous êtes parti alors qu'elle avait expressément demandé à tout le monde de rester à l'abri. J'ai cru qu'elle allait dévorer son frère. Elle voulait envoyer quelqu'un ce qui était impossible et je me suis proposé mais ... le soldat se tut, honteux tout à coup.
Et Fynarine reprit.
- Si cette sale bête ne l'avait pas jeté à terre sur une vilaine pierre qui l'a assomé, il vous aurait ramenés, vous pouvez en être sûrs ! Allez hop hop hop ! Rentrez dépêchez vous, vous êtes dans un état !

La Dedrane les poussa en haut des escaliers. Dès qu'elle passa les murs de pierre, Fanaa se sentit en sécurité. Elle souffla à Fynarine qu'il fallait absolument s'occuper d'Earl en premier et joua sur le fait que ça rassurerait Ridelgald. En cela elle toucha juste et Fynarine mena Earl à sa chambre, suivie de près par le grand soldat.

- Asseyez vous et faites moi voir cela espèce d'inconscient.

Elle grommela sur l'inconscience des "jeunes" (oubliant pour le coup qu'elle était probablement moins âgée qu'eux) et se mit à nettoyer et bander les plaies.

- Et vous allez me faire le plaisir de ne plus bouger de votre lit. Interdit de marcher avec l'état de vos pieds. Vous vous êtes pris pour un fakir ? Pour tout déplacement, Ridelgald vous portera. Même les besoins d'aisance, parfaitement. Et je ne plaisante pas tous les deux.

- Mais...

Earl darda un regard assassin vers la Dédrane qui n'en tint absolument pas compte, avant de se retourner vers l'autre victime potentielle présente.
Ridelgald se racla la gorge.
Des deux Lévitis, c'était encore le plus embarrassé par les prescriptions de Fynarine.
Mais il suffisait de jeter un coup d'oeil du côté de l'ex-clerc pour être immédiatement assuré qu'il n'en ferait qu'à sa tête. Demoiselle Fynarine savait pourtant qu'il n'y avait qu'une seule technique efficace pour "convaincre" cette tête de moo...

-Monseigneur...
- Quoi ?
- Il vous aurait suffi de prévenir quelqu'un. Ils auraient envoyé une personne connaissant bien la région et...
- Humpf. Je n'y ai pas pensé.

Considérant le sujet comme clos, Earl se débarrassa tant bien que mal de sa chemise détrempée. Avant qu'il ait seulement pu tendre la main vers un change sec, une tornade rouge fit irruption dans la pièce et une paire de gifle spectaculaire claqua.
Trop stupéfait pour réagir, les deux joues écarlates et fourmillantes, le Lévitis considéra Nuada.
La jeune fille tapait du pied, trépignait, trop furieuse pour arriver à s'exprimer.
Prudent, Ridelgald se décala sur le côté.

- Heu je... j'ai oublié un... je dois me... je crois qu'on m'a appelé à côté...

*Fanaa ? Fanaa ?*
*Fille ?*

- Hein ? Quoi ?

Khamsin. Kraa. Fanaa remarqua qu'elle était occupée à caresser la tête du premier et que tous deux la fixaient. Visiblement ils l'avaient déjà appelée. Elle avait machinalement marché jusqu'au dortoir et ensuite ... ensuite ben c'était maintenant. La petite absence était due à la fatigue sans doute.

- Vous allez bien ? Et l'orage ?
*On était inquiets Fanaa...* gémit Khamsin.
Le krobeau lui ne dit rien, se contentant de la fixer. Elle n'était plus un oisillon. Elle l'était restée longtemps mais aujourd'hui, même si elle ne volait pas, elle ne devait plus être couvée. Mais sortir par un temps pareil ? A quoi pensait-elle bon sang ?

Fanaa était repartie dans ses pensées. L'orage ... elle avait déjà dansé sous l'orage, n'avait pas eu peur. Aujourd'hui, elle ignorait si elle recommencerait, ou si elle se boucherait les oreilles au prochain orage. La foudre était tombée si près ... elle ne s'était pourtant pas tenue debout. Non. Assise comme elle l'était, le dos recourbé, elle n'aurait pas dû pouvoir attirer le feu du ciel. Et pourtant si. Comme quoi il n'y avait pas de règle.

- Tout s'est bien passé mes chéris. Earl était là et grâce à lui je suis là moi aussi.

Elle se laissa tomber en arrière. Dormir ? Elle n'en avait pas vraiment envie. Non. Elle avait sûrement quelque chose à faire ... mais quoi ? Voyons ... Nuadi ! Remercier Nuadi. Mais où se trouvait-il ? Pour commencer elle allait tenter le petit salon de petit-déjeuner.
Elle se redressa d'un coup et quitta ses familiers pour se diriger vers la pièce à la able basse. En vérité il y avait peu de chance qu'il s'y trouve alors qu'il était temps de dormir mais elle ne pouvait décemment pas aller le quérir en ses appartements et le réveiller. Même si c'était pour le remercier, il y avait fort à parier qu'il le prendrait mal.

Subtilement dissimulé derrière un des piliers à l'entrée de la chambre d'Earl, Nuadi grimaça par solidarité masculine lorsque les gifles retentirent.
Sa soeur avait trompé son attente en s'énervant sur à peu près tous ceux qui avaient le malheur d'entrer dans son champ de vision. En quelque sorte, cela avait fait retomber un peu la vapeur... juste un peu. Le Lévitis allait passer un sale quart d'heure.

Le dos rond et la tête dans les épaules comme pour essuyer un nouvel orage, Ridelgald s'empressa de quitter la pièce. Nuadi lui emboîta le pas sur la pointe des pieds. Le moindre gémissement de semelle aurait pu alerter l'oreille aiguisée de sa soeur, et il ne tenait pas à être pris entre deux feux.

- On va les laisser...

Un claquement sec signala l’atterrissage d'une nouvelle claque sur une joue lévitis.

- ... les laisser parlementer.
- Oui, je crois que c'est plus prudent. Prudent pour nous.

Une grosse tête pointa de derrière une statue. L'oreille basse et les moustaches en berne, Sheitan avait une mine vaguement coupable. Sans doute n'était-il responsable de rien, mais prendre l'air de quelqu'un à qui on a déjà passé un savon restait une technique plutôt efficace pour éviter de se faire crier dessus.

- J'espère juste qu'il a la nuque solide. A force elle va lui dévisser la tête...
- Hum...
- Graou...

Un mur de pierre rouge. Des marques, des rainures comme autant de ruisseaux, de reliefs. Mais si on le polissait, si on on le rendait lisse comme un miroir, comme un lac gelé ...

Un mur ? Face à elle ? Fanaa regarda autour d'elle et ne reconnut pas la pièce. Ou plutôt si, elle y avait déjà échoué une fois, alors qu'elle cherchait la sortie perdue dans ses pensées. Donc ce n'était pas du tout le chemin du petit salon.

*Concentre toi Fanaa !*

Quittant la pièce, Fanaa remonta d'un étage. Si elle ne trouvait pas Nuadi, du moins peut-être trouverait-elle de l'eau ? Les gouttes de pluie ne l'avaient pas désaltérée. Et il faudrait qu'elle démêle ses cheveux. Au détour d'un couloir elle aperçut son esprit et courut vers lui.

- Nuadi ! Nuadi ! Je voulais te remercier pour l'autre fois ! Merci pour Sheitan il m'a guidée jusqu'ici et ...

SBLAF [ceci est l'onomatopée d'une gifle dirons-nous]

Fanaa s'immobilisa.

- Mais qu'est-ce que c'est ?

Les deux hommes et le fauve ne semblaient pas vouloir retourner dans la chambre ... la chambre d'Earl ! Ne pas se précipiter là-bas. Ne pas courir voir. Se retenir. Nuadi et Ridel ne semblaient pas spécialement affolés alors ce ne devait pas être bien grave. Elle tourna la tête, affolée pour découvrir ce qui se passait et ... Nuada ? Violente ? Ce n'était pas pour rassurer la Danseuse.

- Vous n'allez pas les arrêter ? Nereyn va se fâcher ... vraiment très fort ...

*Vraiment très très très fort.*

- Ca ne vous fait pas peur ?

*Et Nuada a un bébé ! Ne pas s'affoler. ne pas s'affoler. cuirasse cuirasse cuirasse cuirasse.*

- Eh bien, en fait...
- On s'inquiéterait plus pour lui que pour elle.
- Graou.

Dans la chambre, Nuada referma les doigts dans le vide, comme pour saisir le col d'une chemise invisible.

- Tu... tu...

Les mots se bousculaient tellement qu'ils refusaient de sortir.
La jolie petite main à la paume rougie se leva une nouvelle fois, mais cette fois-ci Earl lui bloqua le poignet. Il regarda la jeune fille frémissante, puis murmura :
- Désolé.

Pour toute réponse, Nuada éclata en grands sanglots et le Lévitis se retrouva une nouvelle fois à lui tapoter le dos tandis qu'elle reniflait dans son cou.

Dans le couloir, un concert de soupirs s'éleva.

- Pfiou, il a réussi à la désamorcer.
- On l'a échappée belle.
- Agraou.

- Pas possible !

Il s'était excusé ! Earl s'était excusé ! Le Earl Nereyn Pendergast-autre chose Adennon. Le Levitis. Celui qui supportait mal d'avoir tort. Il s'excusait !

Mais pour avoir l'honneur d'avoir droit à pareil traitement, pareille faveur, il semblait falloir faire partie de ses très proches. De la "famille". Etre quelqu'un de spécial. Hola ! Stop aux pensées mélancoliques, ce qui ne ferait que baisser son moral. Elle n'allait pas se plaindre de son sort ou s'appesantir sur un détail. Nuada et Earl étaient tous deux des être spéciaux, ils avaient les mêmes racines, venaient du même monde. Ce n'était pas comparable. Nuada rayonnait sur son passage. Elle dégageait quelque chose. Elle ... elle était un Esprit du feu !

Calmée par ces pensées, Fanaa se sentit de trop dans ce couloir où ne semblaient se trouver que l'entourage du Levitis. Elle commença à reculer en s'inclinant.

- La bonne nuit mes seigneurs. Demain j'imagine qu'il y aura du travail pour réparer les choses, nettoyer, remettre en place et je vais me reposer afin de pouvoir vous y aider au maximum.

Tandis qu'elle retournait sur ses pas, dans la chambre Fynarine souriait légèrement en préparant les bandages pour finir ce qu'elle avait commencé dès que l'Etre Sacré aurait libéré le Levitis. Les femmes enceintes sont hyper-émotives, c'est bien connu. La Dedrane se prit se demander comment Earl ferait le jour où il aurait une épouse en attente d'un enfant. Supporterait-il l'effet des hormones sur le long terme ? S'imposa à son esprit l'image saugrenue d'elle-même avec un ventre rond. Fynarine rougit.

- J-j'ai essayé de voir... c'était trop flou, je n'arrivais plus à...
- Nuada, c'est bon, je suis là et à peu près entier.
- Snirf.

Profitant que la jeune fille s'essuyait les yeux, assise au bord du lit, il tendit une main pour attraper une chemise sèche.
Tiens, Fynarine avait les joues écarlates, elle aussi.
Earl coula un regard suspicieux vers Nuada, puis haussa les épaules avec un soupir.

- Allez, laissons demoiselle Fynarine terminer ce qu'elle a à faire. Il commence à se faire tard et il fera jour demain pour les... "mises au point".
- Comme si tu ne te doutais pas que je ne serai plus d'humeur à te crier dessus demain...

Le Lévitis eut un demi sourire tout en essuyant la coupure à l'arcade qu'elle avait réussi à rouvrir. Les joues le brûlaient comme s'il était resté trop longtemps à rôtir au soleil. Décidément, il ne fallait pas juger la puissance en fonction de l'apparence. Prendre un moo en pleine figure aurait sans doute fait moins mal.

- FANAA ! AU PIED ! cria la voix si reconnaissable.
Elle venait de loin, portée par l'écho, renvoyée par les hautes falaises. Il avait recommencé. Il avait osé recommencé. Fanaa sentit son corps se mettre en marche et courir, bondir jusqu'à arriver à lui et elle décida de ne pas lutter. Lorsqu'elle se retrouva face à l'ancien clerc, la main de la Danseuse partit en arrière et lui offrit une gifle retentissante.
- Arrête ! Arrête ça, je n'ai rien d'un animal ! Arrêêêête ! cria-t-elle, les yeux brillants de larmes de rage.
Les poings serrés, à bout, elle le fusillait du regard.
- Excuse toi ! Aie au moins la décence de te rattraper !
Il croisa les bras et lui décocha un regard glacial. Hautain.
- Non. Lâcha-t-il simplement.
C'est alors que le ciel se couvrit et qu'un éclair frappa, un coup un seul, masse d'énergie de lumière blanche, détruisant le sol, l'emportant. Fanaa se retrouva pendue au-dessus du vide, sauvée par quelques centimètres, quelques malheureux centimètres de chance. Elle observait une immobilité totale, faisant la morte pour gagner du temps. Et surtout parce que la peur la tétanisait. Au-dessous d'elle il n'y avait rien. Ni sa vision, ni les à-coups de lumière offerts par les autres éclairs ne lui montraient quoi que ce soit. Il n'y avait rien en dessous. Rien du tout. Sous ses phalanges la roche s'effrita et Fanaa disparut dans le néant.

Elle se réveilla en sursaut, haletante. Une présence survint à ses côté.
- Fanaa, ça va ?
C'était Fynarine. Saisie d'un haut-le-coeur, la Danseuse se pencha en avant une main plaquée sur sa bouche.
- Non, ça ne va pas. Viens, lève toi, appuie toi sur moi.
La Dedrane la guida vers la salle des vapeurs où Fanaa rendit un peu de bile.
- Que t'arrive-t-il, tu es malade ?
- N... Non. C'est ... le sang. Je crois. Elle tremblait nerveusement.
- Le sang ? Ah le sang lunaire ? Oui c'est vrai que ça chamboule tout l'intérieur parfois. J'ai des herbes pour ça, j'irai te faire une infusion après.
- Ne t'embête pas pour moi Fynarine.
- Allons c'est normal. Mais ? Tu ne t'es pas changée ? Enlève moi tout ça c'est trempé ! Et si tu attrapes du mal ? Et tes doigts ? Et tes jambes ? Mais personne n'est venu te voir ?
- En fait si... Mais je n'aime pas que des inconnus me touchent.
Fynarine allait répliquer mais l'expression de Fanaa l'en dissuada. Ce n'était pas un caprice, c'était du sérieux.
- Excuse moi je ne savais pas. Si tu me l'avais dit je me serais occupée de toi juste après Earl, mais tu dormais quand je suis revenue alors ...
- Ce n'est rien Fynarine, je t'assure.
- Mais si ! Bon ce n'est pas grave, je vais m'en occuper maintenant.
- Tu ne veux pas dormir ?
- Ca va je tiendrai le coup. Ce ne sera pas si long que ça. Et puis je suis une professionnelle tu sais ! sourit l'herboriste.
- C'est ... c'est gentil.
- Allons, tu en fais une tête. Tu ne vas pas pleurer quand même ? Ca donnerait une mauvaise image de moi. Tu sais, les soigneurs qui font pleurer les patients, ils sont rarement rappelés.
- Oh ... oui ... excuse moi.
- je plaisante ! Allez ne bouge pas. Voilà. Heureusement pour toi, Earl le seigneur momie n'a pas encore épuisé mon stock de bandages !

Fynarine craignit d'avoir du mal à trouver de l'eau bouillante au milieu de la nuit mais le Sanctuaire restait un lieu très bien équipé, même en cas de tempête, l'imposant bâtiment de pierre était lui-même une protection contre les intempéries. Aux herbes contre la douleur elle rajouta des feuilles séchées pour le sommeil et surveilla que Fanaa en boive tout le contenu avant de la reconduire au lit.

Lorsque la soleil se leva le lendemain matin, Fanaa garda les paupières closes, preuves que l'infusion faisait bien effet. Le jour enfin, l'éclaircie après l'orage ...

Dès le lever de soleil, des mugissements membraneux de sirleks et de quelques autres bêtes de charge aux muscles puissants emplirent la vallée. Attelés au diverses épaves qui couvraient le sol, les animaux enfonçaient vaillamment leurs griffes dans le sable humide, encouragées par les claquements de langue de leurs bergers.

A la lueur du jour, on pouvait mieux se rendre compte de la violence de l'orage. Tout un pan de falaise avait été emporté non loin du temple, ne laissant derrière lui qu'un chaos de blocs au pied d'une large plaie en demi-lune où la roche fraîche était d'un rouge vif, brillant, comme du sang. Par bonheur au sanctuaire même on ne déplorait qu'une rambarde de balcon effondrée et quelques couloirs inondés.
Mais le plus important était de dégager la route des gorges pour rejoindre les villages des falaises. Il faudrait au passage repérer les zones de parois encore instables et, au besoin, donner un dernier coup de pouce au temps et au vent pour faire tomber les rocs trop menaçants, à l'aide de cordes et de leviers.
Il y en avait pour des semaines de labeur.

Lorsque Ridelgald vint aux nouvelles, le regard peut-être parfois un peu flou mais non moins scrutateur d'Earl repéra immédiatement ses chaussures mouillées. Il avait été faire un tour.
L'ex-clerc se renfrogna aussitôt. Et lui qui était coincé là pour des égratignures !

Ridelgald devina sans trop de mal ce qui assombrissait l'humeur de son ancien supérieur de si bon matin.

- Si vous voulez, je peux...
- Stop ! Essaye seulement et je te mords !

La menace pouvait paraître extravagante, mais le soldat resta prudemment à distance de sécurité.

- Mais demoiselle Fynarine a recommandé de...
- Je sais. La mémoire n'a pas pris de pierre, elle, merci bien. Et n'y pense même pas !

Avec un soupir contenu, Ridelgald repoussa l'idée hors de sa tête. Il n'y aurait pas eu loin du lit au fauteuil en face de la sortie vers la galerie extérieure, pourtant. Earl n'était pas particulièrement lourd.
L'intéressé souffla par le nez comme un moo furieux.

- Autant je peux concevoir de me laisser porter comme une jeune mariée lorsqu'on est perdus au milieu de nulle part et que j'ai une fracture ouverte à chaque tibia, autant là, il n'en est pas question.
- Si vous me permettez... nous ne sommes pas sur un champ de bataille là.
- Et alors ?
- Alors il n'y a pas de raison de se priver de confort. Cela n'aidera personne d'autre de vous priver de...
- Si, cela aidera mon amour-propre, figure-toi. Ou du moins ce qu'il en reste.

Ridelgald réprima son envie de lever les yeux au plafond.
Il avait suffisamment secondé un clerc de premier ordre pour repérer le léger tremblement qui faisait frémir une des jambes du Lévitis ou la façon caractéristique dont deux de ses doigts restaient repliés. Certaines coupures étaient profondes. Les nerfs et les tendons avaient été atteints. Même si Fynarine faisait correctement son travail, Earl aurait du mal à se servir correctement de sa main droite et boiterait bas pendant plusieurs jours.

- Bien. On vous fera porter une collation d'ici un moment. En attendant, essayez au moins de vous tenir tranquille. Et faites l'effort d'appeler si vous avez besoin de quelque chose. Nous ne sommes pas dans les beaux salons, au Conseil ou sur un champ de bataille, je le répète. Personne ne va en profiter comme s'il s'agissait d'une faiblesse.

Earl haussa les épaules sans répondre et laissa son ancien second quitter les lieux sans faire mine de promettre quoi que ce soit.

- Fanaa ? Fanaa ! Fanaa ça va ?
- Hein ? Comment ?
- Mais que fais tu ? Ca fait bien cinq minutes que tu es assise toute droite sans bouger et que tu ne me réponds pas !
- Ah bon ?
- Et oui. Tu as le réveil difficile on dirait. Normal avec la tisane. Tu vas mieux ?
- Fynarine, est-ce que je vais avoir des cicatrices ?
- Non non. Je ne me suis pas occupée de toi tout de suite d'accord, mais j'ai fait ce qu'il fallait pour que tu ne gardes pas de marque, rassure toi. Tu resteras jolie.
- Fynarine ?
- Oui ?
- Est-ce que tu peux ... effacer les vieilles cicatrices ?
- Et bien "vieilles" ça dépend. En général, plus on attend plus c'est dur, je ne te promets pas que je pourrai faire des miracles. Mais montre moi ?

La Danseuse baissa sa jupe jusqu'à son pubis, dévoilant l'espèce de "h" disgracieux qui ornait son bas-ventre. les traits étaien boursouflés, ni droits ni fins ni nets. Il était vrai que l'ensemble était laid et dénaturait le corps par ailleurs gracieux. C'est que les finitions, cette nuit là, personne ne s'était arrêté dessus. Pourtant Fynarine aurait dû y penser, elle était un femme. Ce qui pouvait sembler un détail superficiel pour des hommes pouvait pour les femmes revêtir une grande importance.

- Je suis désolée. J'aurais dû y penser mais cette nuit-là l'important c'était que tu survives alors le reste ... et le seigneur Earl n'a pas dû y songer, épuisé qu'il était. La nuit a été assez éprouvante.
- Earl ? Toi ? Mais qu'est-ce que tu racontes ? C'est Gavriel ! C'est Gavriel qui m'a fait ça! Il m'a ouvert le ventre ! Sa voix montait vers les aigus, sa nervosité croissait.
- Gavriel ? J'ignore qui est ce garçon mais cette nuit-là tu avais été ... bref. Tu es arrivée le ventre ouvert, tu avais perdu énormément de sang et Earl a probablement pratiqué sa dernière intervention chirurgicale avec moi à ses côtés. Nous avons travaillé à deux.

Comment ne pas oublier ce moment où ils avaient été si proches ? Elle était toute molle entre ses mains assurés, se laissant guider en toute confiance. Il avait son torses contre le dos de la Dedrane, les bras sur les siens, elle avait sentit son souffle sur ses cheveux, sa voix tomber directement au creux de son oreille... ensuite ça avait viré au cauchemar avec l'Ombre de Shua qui avait tenté de tuer le Seigneur Earl. Reparler de cette nuit était une très très mauvaise idée en y repensant.

- Allez on change de sujet. Que vas tu faire aujourd'hui ?
- C'est vrai ce que tu as dit ?
- Je n'ai pas pour habitude de mentir si ce n'est pour calmer les patients. Ecoute ce fut une nuit éprouvante, le genre de nuit que tout le monde veut oublier. Le seigneur Earl, moi, et toi aussi. Ca vaut mieux pour ton mental. Je verrai ce que je peux faire pour ta cicatrice, mais plus tard.
- Mais Fynarine j'ai besoin de savoir !
- Oh non je ne pense pas. Et je te déconseille d'en parler à sa Seigneurie qui garde un mauvais, que dis-je un affreusement mauvais souvenir de cette funeste nuit. Ne ravive pas en lui ce qu'il voudrait oublier. Je te laisse, je dois aller le voir.
- Mais dis moi ! Dis moi !

La dedrane secoua la tête. Elle aurait dû mieux surveiller ses paroles. Un peu plus et elle aurait évoqué le sujet interdit. Se recomposan une humeur neutre et un visage gai, elle rejoignit Earl dans sa chambre.

- Bien le bonjour. Cette nuit fut courte mais vous êtes vous reposé ? Allons faites moi voir ça. Vos doigts m'inquiètent alors pas de bêtise hein ? Interdit de se servir de cette main ou je vous mets une attelle. Non deux attelle. Une aux doigts blessés et la seconde à l'autre main pour vous emêcher de vous libérer de la première. J'en suis capable et vous le savez.

- Humpf. Alors il ne faudra pas oublier la muselière pour m'empêcher de m'y attaquer avec les dents, rétorqua Earl, mi figue mi raisin.

Il laissa la Dédrane l'examiner sans autre commentaire. Rester sur la défensive en permanence était épuisant et Ridelgald n'avait pas complètement tort.
Encore des bandages aux mains, et maintenant les pieds et les chevilles aussi. Il allait finir par épuiser les réserves de bandages du temple, à force...

S'il y avait bien une chose qu'Earl ne supportait pas, c'était bien l'inactivité. Ca, et dépendre des autres.
Aucun livre qu'il ne connaisse par coeur, une quasi immobilité forcée.
Il avait plus ou moins réussi à réprimer son caractère ombrageux jusqu'ici mais cela risquait de ne pas durer.

- Soit, et combien de temps serai-je censé m'astreindre à ce régime de quasi-grabataire ?

- Le temps qu'il faudra, bien évidemment. Plus vous resterez calme, moins vous aurez à patienter. Tout ne dépend donc que de vous. Ménagez-vous.

Fynarine se rapprocha et lui tapota la main.

- C'est pour votre bien et vous le savez. Allez, prenez votre mal en patience et occupez vous en comptant ... les grains de sable !

La Dedrane sortit et tomba nez à nez avec Fanaa, les bras chargés de tissu.

- Que fais-tu là ?
- Est-ce que je peux aller le voir ?

Fynarine pouvait-elle le lui interdire ? Non. Pas sans une bonne raison. Ce serait mesquin.

- Tu ne comptes pas lui parler de ce que je t'ai dit n'est-ce pas ?
- Non.
- Tu ne comptes pas y penser, n'est-ce pas ?
- Y penser ? Elle ne comprenait pas.
- Mais enfin Earl est empathe ! Il va le sentir !
- Empathe ?
- Mais oui ! Il ressent les émotions autour de lui, c'est comme si tout le monde se mettait à parler en même temps. C'est très désagréable.
- Je ne savais pas ...
- Et bien maintenant si alors fais attention.

Fanaa hocha la tête. Fynarine la quitta, se sentant d'humeur moyenne. Earl ne s'était pas laissé séduire par les belles jeunes filles du désert lors de la fête, au soulagement de la Dedrane, mais elle se demandait si plus tard, il ne s'était pas passé quelque chose. Mais baste. Ce n'était pas important. Enfin disons qu'elle n'avait pas à s'appesantir dessus. Pas ... trop.

Fanaa repéra la suivante qui apportait un plateau destiné au Levitis et l'en libéra.

Elle entra dans la chambre un plateau en équilibre sur la tête et des tissus multicolore dans les mains. Posant les étoffes dans "son" fauteuil, celui face au lit, elle alla déposer le plateau sur la table de chevet, sans rien renverser !

- Le petit déjeuner de Monsieur est servi !

Elle observa un instant de silence avant de se retourner pour demander :

- Dis est-ce que nous pouvons discuter ? J'ai des questions et je me dis que tu seras bien placé pour me répondre. Tu veux bien ?

Fynarine sortit juste à temps pour ne pas recevoir un pot à onguent derrière la tête en guise de punition de son insolence. "Compter les grains de sable" ?! Le considérait-elle comme un impotent, pour se permettre pareille privauté ?

Ce fut donc en grinçant des dents qu'Earl accueillit l'intrusion de Fanaa.
Il ferma les yeux un instant, prit une grande respiration, puis expira avec lenteur. Il se laissa aller contre ses oreillers et renversa la tête en arrière.

- Oui, et je verrai si je "veux bien" répondre en fonction des questions.

Il était déjà grognon alors qu'il ne s'était rien passé...

Bon. Ne pas se décourager pour si peu. Fanaa s'installa en tailleur dans le fauteuil, prit une bobine de fil, en coupa un bout, le passa dans le chas de l'aiguille et fit un noeud.

- C'est à propos d'elixia. Je n'ai pas tout compris à tes explications alors je souhaitas des éclaircissements. Tu m'as expliqué avoir dû restreindre ton elixia pour pouvoir soigner. Est-ce que ça veut dire que seuls les gens avec une faible elixia peuvent réussir à soigner ? Je pensais que plus l'elixia était puissante et meilleur le résultat était.

Elle coinça l'aiguille entre ses dents, déplia un tissu, long et large, assez épais, puis un second, planta quelques épingles pour les coller l'un contre l'autre, reprit son aiguille et la fit passer entre les mailles serrées de l'étoffe.
Elle se disait que si elle se concentrait sur une tâche pendant qu'elle parlait et écoutait, elle réussirait à canaliser ses émotions, à les attraper et les calmer avant qu'elles ne se fassent trop "bruyantes" pour lui. Mais elle devait s'avouer que cette histoire d'empathie soulevait chez elle quelques interrogations.

Sans relever la tête, Earl se massa les paupières.

- Non. Il n'y a pas d'elixia "faible" ou "forte" pour définir un soigneur. L'important est la quantité minimale qu'il peut manipuler selon sa volonté. Les os, les chairs sont des éléments fragiles. Si on tente d'y instiller une trop grande quantité d'elixia étrangère, on les détruit. Un soigneur doit impérativement procéder avec douceur, par petites impulsions ou par un flux continu mais ténu. Et il doit pouvoir modifier ce flux à sa guise pour réparer les tendons, les fibres, la plus petite veinule. La quantité minimale qu'un mage peut utiliser, modeler, est en général plusieurs dizaines de fois trop grande pour ne pas être destructrice. En deça, il ne peut rien faire de réellement concret avec l'elixia qu'il produit.

Le Lévitis considéra la pièce et indiqua le dallage d'un geste de la main.

- Si le sol est le niveau zéro, celui où on ne cherche pas à générer d'elixia de façon consciente...

Les doigts bandés glissèrent le long du bois du lit sur lequel Earl était étendu.

- ... alors un soigneur n'aurait qu'à générer assez d'elixia "brute" pour monter au niveau de ce sommier, et à partir de là il pourrait la modifier, la manipuler selon son désir pour renforcer des os, refermer des plaies, purifier le sang.

L'index fin se pointa vers la voûte au-dessus d'eux.

- Un mage, lui, devra accumuler assez d'elixia pour atteindre le plafond de cette pièce avant de pouvoir faire quoi que ce soit de cette énergie. Or s'il tentait de forcer une telle masse d'elixia à l'intérieur d'un organisme vivant autre que le sien, même en l'ajustant comme un soin, il ne ferait que littéralement brûler cet organisme de l'intérieur. La seule manoeuvre possible pour un mage désirant soutenir une autre personne, c'est une technique de renforcement, de projection d'aura. Mais cette aura reste toujours extérieure au corps lui-même. C'est l'elixia du receveur qui se chargera naturellement de puisser dans cette réserve au fur et à mesure. C'est utile, mais cela ne répare ni les fractures ni les organes endommagés.

Le Lévitis reposa la main sur son torse.

- Ceci étant, un soigneur peut générer une quantité totale d'elixia égale, voire même supérieure à celle d'un sorcier. En ce sens, l'un n'est pas plus puissant que l'autre. Bien sûr, il y a la qualité intrinsèque de l'elixia elle-même... sa force, son agressivité...

Earl soupira.

- Plus une elixia est "agressive", plus il faut ajuster le seuil minimal vers le bas si on est soigneur. Au lieu d'atteindre le sommier, il ne faudrait pas dépasser la hauteur de la plinthe au pied de ce mur... Sans parler du fait qu'il faut aussi savoir s'adapter en fonction de l'elixia du patient lui-même. Ce n'est pas forcément simple. Mais la plupart des soigneurs sont des soigneurs-nés. Ils fonctionnent à l'instinct, à l'intuition. Ils savent naturellement s'ajuster sans même y penser. Les autres... les autres doivent étudier, apprendre, s'entraîner plus dur.

Il haussa les épaules.

- Ce n'est pas une notion évidente. Mais ce qu'il faut comprendre, c'est que le sommier est loin du plafond. Avec la pratique, on peut abaisser sa quantité minimale nécessaire pour un sort de base. Mais cette limite bouge finalement assez peu. Et le plafond n'arrivera jamais à descendre sous le sommier du lit.

Fanaa ne dit rien pendant quelques secondes, se focalisant sur le cheminement de l'aiguille. Aller, retour, aller, retour, allez, retour, arrivant au bout de la longueur de son fil, la Danseuse le coupa avec ses dents puis le noua. Ensuite elle en reprit un, le renfila dans l'aiguille et reprit le mouvement. Elle réfléchissait aux explications, tentait de saisir, de comprendre le sens des mots, du flot d'information. Elle n'osait demander de précision par crainte qu'il la trouve stupide et s'en agace. Earl n'était hélas pas la personne la plus ouverte.
Etrange pour un empathe, non ?

- Et est-ce que accélérer la guérison est considéré comme un acte de soin ? Et accélérer la cicatrisation des blessures ? Est-ce que ce sont des sorts aussi délicats que réparer les os et les muscles ? Ou bien est-ce que ce sont des sorts accessibles aux mages ? Et aussi ... faire disparaître une cicatrice dans quelle catégorie est-ce que ça rentre ?

- L'accélération du métabolisme est possible dans une certaine mesure à partir d'une "aura", mais cela ne fonctionne que pour des lésions superficielles. Et au final la capacité de soin va dépendre essentiellement du receveur, et non du donneur, puisque dans ce cas c'est l'elixia du patient qui se charge de la... "conversion". Si la force vitale du blessé est trop affaiblie par les dommages qu'il a pu recevoir, ce sera comme tenter d'appliquer un pansement sur un barrage rompu. De plus les auras modelées de façon à soigner sont particulièrement volatiles et ne se maintiennent que peu de temps. A moins d'être répétées, leur potentiel de soin est donc limité.

Les cils baissés, Earl semblait d'avantage réfléchir à voix haute que s'adresser à quelqu'un, même s'il prenait la peine d'user de termes simples.

- Cependant une aura de soin est plus simple à matérialiser, dans le sens où on n'a pas besoin de la guider finement jusqu'aux zones endommagées. C'est ce guidage et la détermination précise de l'ordre et de la manière dont les réparations doivent être effectuées qui constitue le plus gros travail d'un soigneur. C'est ce qui fait qu'il est bon ou pas.

Il leva une main et rouvrit les yeux pour l'examiner d'un air un peu absent.

- Les cicatrices sont considérées par l'organisme comme des plaies déjà soignées. Une aura n'aura donc strictement aucun effet sur elles. Faire disparaître une cicatrice revient à détruire partiellement des cellules saines mais qui se sont reconstituées de façon anarchique par rapport aux tissus d'origine, puis à en régénérer le nombre nécessaire le plus harmonieusement possible. C'est un travail complexe, exigeant une grande minutie... En outre, plus le temps passe, et plus la zone cicatricielle se revascularise, se reconnecte au réseau d'elixia naturel du patient. Donc plus le temps passe, plus la tâche devient difficile. Au bout d'une certaine durée il devient presque impossible de différencier correctement les tissus "excédentaires" des tissus sains.

Le Lévitis laissa fuser un petit rire un peu froid.

- Autant rouvrir encore plus largement l'ancienne blessure si on veut être sûr de retirer tout ce qu'il faut.

*Rouvrir ?*

- Aïe !

Dans son sursaut elle s'était piqué le doigt avec l'aiguille. Les bouts de certains de ces doigts étaient blancs car Fynarine les avait bandés. Cela lui coupait la sensibilité du bout des dernières phalanges et demandait donc plus de concentration pour coudre. En revanche, comme ses doigts étaient protégés, elle n'avait nul besoin de dé à coudre ... sauf que du tissu reste moins résistant que du bois ou du métal, surtout avec le diamètre de l'aiguille utilisée. Un tissu épais, du fil de pêche, une grosse aiguille. Elle ne cousait pas des vêtements. Le pansement blanc laissa apparaitre une petite tâche rouge lorsque Fanaa retira l'aiguille. La tâche prit de l'ampleur, comme une fleur qui déployait ses pétales.

Rouvrir était-il une solution envisageable ? Non. Cela ressemblerait plus à un caprice. Aux yeux d'un autre, cette solution ne semblerait pas sérieuse. Non pire, la problématique semblait indigne d'intérêt pour une tierce personne.

Fanaa secoua la tête pour chasser son coup de blues, se ressaisit fermement de l'aiguille et reprit le mouvement en poussant un peu moins fort au moment de percer le tissu.

- Et si la personne trouve un moyen de convertir l'elixia à la place du receveur ? Si le donneur fournit l'énergie et la modèle lui-même pour qu'elle ait la qualité requise pour accélérer la guérison du patient ? Dans ce cas, le receveur a juste à l'accepter et à se laisser faire non ? Ainsi même si il est trop faible il ne mourra pas. Car dans ce que tu me dis, plus il est faible et moins il a de chance d'acquérir correctement l'elixia réparatrice, tandis que si son mal est peu important, il se fera soigner rapidement. Seulement c'est aberrant, car c'est le premier cas qui a le plus urgemment besoin d'aide !

- Je me suis mal exprimé.

Earl se massa la nuque. Il se sentait déjà ankylosé à rester ainsi dans son lit.

- Quand je parlais de "conversion" de la part du receveur, je voulais parler du processus de prélèvement, de transport et d'utilisation de l'elixia extérieure au niveau des lésions internes. L'elixia de l'aura est déjà "convertie" dans le sens où elle possède déjà la forme d'un soin. Elle est tout spécialement modelée pour être aisément assimilable par l'organisme à soigner.

La brise qui soulevait les rideaux commençait à perdre de sa fraîcheur humide nocturne. L'atmosphère se faisait moite, presque suffocante à mesure que le soleil faisait s'évaporer l'eau à la surface du sable dans l'espace confiné de la vallée.

- Et je ne vois pas où est l'aberration. Une aura ne fait que stimuler ce qui existe déjà. Il est tout à fait logique qu'un organisme très affaibli ait plus de difficulté à se remettre. C'est l'inverse qui serait complètement aberrant. Et c'est bien pour cela qu'en cas de blessure grave on cherche un vrai soigneur, et pas le premier mage venu.

- Non, oui, bien sûr que c'est logique. Ce que j'ai qualifié d'aberrant c'est l'incapacité de celui qui veut aider. C'est frustrant.

Renforcer la couture et faire des noeuds, puis prendre un troisième tissu, l'épingler, re préparer l'aiguille et piquer, pousser, tireer, piquer, pousser, tirer.

- En fait ce qu'il faut savoir c'est qu'il est impossible de contourner le problème. Si on a un soigneur, ça va, si on n'en a pas, au mieux on pourra reculer l'échéance mais il n'y aura pas de miracle. Il n'y a pas de secret, de moyen de faire autrement. On ne peut pas régénérer l'autre ou soi-même si on n'est pas réellement un soigneur.
Dans le monde, est-ce qu'il y a plus de soigneurs ou de mages ? Et les mages, qu'est-ce qu'ils font de leur elixia ? A quoi s'en servent-ils ?

Il commençait à faire chaud. Même ici. Fanaa regretta de n'avoir pas rattaché ses cheveux en se levant. Ils n'allaient pas aider à la rafraîchir.

- En effet, il n'y aura pas de miracle, acquiesça Earl dans un murmure, le regard perdu au plafond.

Il resta silencieux comme s'il n'avait pas entendu les dernières questions. Puis il répéta avec lenteur, goûtant chaque syllabe :
- Frustrant.

Il ferma les yeux et un rictus presque sardonique tordit ses lèvres soudain frémissantes.

- Frustrant ? Ah... aha...

Le Lévitis plaqua une main sur ses yeux, les épaules secouées par un rire saccadé.

- Oh, oui, c'est frustrant lorsqu'on ne peut rien faire d'autre que tenir la main de quelqu'un et d'attendre, attendre, attendre ! C'est tellement frustrant de soigner quelqu'un, de le rendre à nouveau valide, de le renvoyer sur le champ de bataille, et de devoir lui fermer les yeux à peine quelques heures plus tard ! C'est frustrant et c'est surtout tellement stupide de chercher à changer le cours naturel des choses !

Il ne cherchait plus à retenir son rire dur, complètement renversé au milieu de ses oreillers, les deux mains plaquées sur le visage. Des larmes brillaient entre ses doigts.

- Combien de fois est-ce que j'ai dû aller l'annoncer aux épouses, aux enfants ? Combien de fois est qu'ils m'ont regardé avec ces yeux, ces yeux là ! Combien est-ce que j'en ai perdus, combien est-ce que j'en ai vraiment sauvé au final ? Ah, combien...

Voir le Levitis dans cet état fit un choc à Fanaa. Ce n'était ni une colère irraisonnée, ni un désintérêt hautain. Il ... craquait. La Danseuse avait mal de le voir ainsi. Après avoir observé une seconde d'immobilité abasourdie, elle repoussa son ouvrage au sol et alla s'asseoir sur le rebord du lit. Sa main hésita puis alla caresser les cheveux blancs.

Elle ne pouvait rien dire. Earl était la seule personne présente à savoir ce qui s'était réellement passé. Des phrases telles que "Ce n'est rien" "Ce n'est pas ta faute" ou "Tu as fait de ton mieux" ne diraient peut-être pas la vérité et n'arrangerait pas les choses. Quant à "C'est du passé" c'était faire comme si tout ce qui s'était passé n'avait pas compté. Or, tout avait de l'importance. Le Levitis l'avait vécu et que les événements auxquels il faisait allusion soient passés n'y changerait rien.
Ne rien dire valait mieux que de prononcer les mots qu'il ne fallait pas.

*C'est cela, pleure, ris, laisse tes nerfs craquer, laisse sortir ce qui t'étouffe, ce qui te pèse.*

Comme elle aurait voulu le prendre dans ses bras là, tout de suite ! Le rassurer, lui dire qu'il n'avait rien à craindre. Ou plutôt ne pas prononcer un mot et juste le serrer contre elle pour le soutenir. Mais la position qu'il avait prise, allongé sur le dos, ne permettait pas à la jeune femme de faire grand chose, à son grand regret. Cela aussi c'était frustrant.