Confins du désert - sanctuaire du Pas du Dragon

Fanaa courut s'agenouiller auprès de la servante, la remercia et s'excusa. La pauvre était toute essoufflée.
Avec l'aide de Fynarine elle étendit le drap au sol, le replia en deux et demanda au loup de venir s'y coucher. Bien sûr son oreille ne put rater quelques bribes de conversation. Frère de lait ? Elle pensa tout d'abord à Earl mais Earl avait connu sa maman à lui, même qu'elle était une courtisane fédorienne. Mais lui avait elle donné le sein ? Ca ce n'était peut-être pas sûr.

- Frère de lait ? Qui est-ce ? Oh! et je ne vous ai jamais posé de question sur votre maman, vous la connaissez ? Où est-elle ?

Fanaa croisa les doigts. Pourvu qu'elle ne soit pas morte ! Pourvu qu'elle ne soit pas morte ! Par les lunes faites qu'elle n'ait pas gaffé encore !

- Bon on va remmener le monsieur dans la chambre et on revient pour la suite de l'histoire !

A la une, à la deux, ils soulevèrent le drap ... mais pas exactement au même moment donc la civière improvisée tangua pas mal. Khamsin baissa les oreilles, il n'était pas rassuré. Marcher eut été plus sûr ! Mais un regard de Fanaa lui fit renoncer à cette idée. Il jeta un coup d'oeil piteux à Nuadi puis poussa un grand soupir résigné ...

Il fut réinstallé dans la chambre avec un bol d'eau puis les trois compagnons réintégrèrent la salle à manger.

- Donc, on en était à votre frère de lait ! Comment s'appelle-t-il celui qui a eu cet honneur ? Vous vous entendez bien avec ?

Mellyna n'avait pu se libérer de l'étreinte de Thani, il la posa avec mille précautions sur le lit.

-Tu exagère Thani, tu n'aurais pas du te mettre en colère, ce n'est qu'un chiot tu sais.
-Oui bien sûr et le dragon n'est qu'un pauvre bébé sans défense. Tu es plus naïve que je ne le pensais.

Cette remarque attrista la dédrane, on lui avait déjà fait ce reproche il y a bien longtemps. Elle était crédule peut-être mais pas idiote.

-Toi qui place les animaux au-dessus de tout, tu me reproches de leur faire confiance ?

Elle réfléchit un instant, ce n'était pas logique, c'était quoi ce comportement ? Elle s'adoucit et prit sa voix maternelle.

-Thani, regarde moi s'il-te-plait, qu'est-ce qui ne va pas ?

L'Eyerash plongea son regard dans celui de Mellyna, ses reflets azur lui rappelaient la mer qu'il avait vu pendant ses voyages. Il répondit d'un ton contrit.

-Excuse moi, je me suis inquiété, je n'aurais jamais dû te laisser participer à cette guérison, elle était dangereuse. Je m'en suis voulu tout hier, je n'ai réussi qu'à me libérer aujourd'hui et ça m'a mis en colère.
-Tu es trop gentil... Je vais vraiment bien tu sais, je suis juste un peu fatiguée. Le poussin m'a aidé avec ses pouvoirs, je me suis mieux contrôlée que d'habitude.

Le dit poussin était arrivé au milieu de l'enlèvement en sentant la panique de Mellyna. Mais tout allait bien, il n'y avait pas de quoi s'en faire. Il était tout de même vexé de la familiarité de l'homme... Il poussa un grognement d'assentiment.
*Dit lui que je veille sur toi et qu'il n'a qu'à aller voir le chiot qui arrive.*
En effet il venait de débarquer dans la pièce. Ces aides-soignants étaient repartis après l'avoir installé confortablement, c'était au tour de l'Eyerash d'accomplir sa surveillance.
Mellyna sourit, après la remontrance de Thani pas question de lui dire que maintenant le dragon parlait et qu'ils avaient échangé leur vrai nom.

-Ecoute, je te laisse travailler, je vais repartir à table : j'ai encore faim. J'y vais avec toutes les précautions du monde et je m'assois directement, promis.

Elle se releva en douceur, déposa un baiser sur la joue rugueuse de son ami et repartit prendre sa place à table. Elle avait vraiment un appétit d'ogre ce matin.
Thani fut tellement surpris qu'il ne put pas protester et partit s'occuper du loup en boudant quelque peu.
Les points de suture n'avaient pas lâché, c'était rassurant. Rassuré le guérisseur put enfin se détendre..

- Mmh, il ne vient guère dans le désert... sauf s'il est pris d'un caprice. Il aime trop grimper dans les arbres. En fait son père était le précédent eyerash des villages des falaises. Quand il est revenu de son initiation, il n'a pas ramené que de l'expérience...

Nuadi entreprit de se lécher goulument les doigts.

- Mmh, il devait être doué pour conter fleurette à la lueur des lunes sous la voûte des arbres de Dédride, pour sûr.
- Bref, cela faisait un enfant de plus, et nourrice a bien voulu s'en occuper quand il l'a ramené.

Nuada sourit tout en remuant sa cuillère dans son verre.

- Nou-nua était assez forte pour trois. Toujours est-il qu'il est finalement beaucoup plus lié à la forêt qu'au désert. En fait, plus c'est vert, humide et gluant -voire potentiellement pourvu de dents-, plus il aime ça.

La jeune fille lâcha un gros soupir et leva les yeux au plafond en secouant la tête.

- Il donne des nouvelles quand ça lui chante, ou quand il y pense.
- Quand il y pense..., répéta Nuadi comme s'il s'agissait de l'affirmation la plus improbable qui soit. Il a le cerveau plus rempli de plumes qu'un oreiller !
- Oui, bon, il est légèrement... dispersé...
- ... pas fiable...
- ... un tout petit peu chapardeur...
- ... frimeur...
- Il ressemble pas mal à Nuadi en fait.
- Hey !

L'intéressé prit un air offusqué, les lèvres et les doigts encore tout collants de miel.

- Il est pire !
- Peut-être un peu. Quant à son nom... il adore en changer sans cesse. Il n'est pas vraiment eyerash, mais il connait très bien les animaux à poils, à plumes ou à écailles. Son père lui a appris pas mal de choses, et le reste il a été les chercher lui-même. Donc quand il daigne se brûler la plante des pieds sur le sable rouge, il remplit efficacement les fonctions de soigneur pour les bêtes domestiques.
- Et il préfère dormir dans leur fumier plutôt que dans un lit. Plus c'est repousse-humain, plus il apprécie... c'doit être pour ça qu'il aime bien Nuada.
- Nuadi !

- Et il a les yeux verts ? Un tatouage sur le dos représentant un animal qui n'existe pas ? Il aime bien rester couvert de boue car "ça tient chaud" ?

Les descriptions des jumeaux lui avaient assuré que le frère de lait n'était pas Earl et lui avaient immédiatement fait penser à Sheyn le garçon bizarre et tout sale qui fouillait les cadavres des monstres pour y trouver des bras humains et piquer leurs bijoux.

Mais ce serait quand même fou si le hasard avait voulu qu'elle l'ait croisé ! Et puis il n'avait rien à voir avec Nuada et Nuadi. En même temps, ils n'avaient que le lait en commun, pas le sang. Mais tout de même !

- Mmh... oh oui, ça collerait bien. Dans le désert il a les yeux plutôt bruns, mais...
- Rien que pour le détail de la boue, je vote pour.

Nuadi rabaissa la main et s'appliqua à faire une razzia sur les pâtisseries les plus à son goût. Sa soeur se dépêcha de finir la siennne avant qu'il ne commence à loucher vers son assiette puis déglutit dignement.

- Donc tu l'aurais croisé ? Dans quel marais sinistre est-ce que tu l'as repêché ? Nuadi, rends-moi ça, j'ai pas fini.
- Mais !
- Si tu veux toi aussi doubler ton tour de taille...
- Beuark.

- Et bien si c'est lui alors oui je l'ai vu. C'est quand même fou ! Je me souviens de lui. Je n'ai pas une très bonne mémoire mais dans le Ringèm, on ne peut pas dire qu'il y ait beaucoup de visiteurs alors je ne peux pas l'oublier. Il a dit qu'il s'appelait Sheyn et ...

Fanaa se tapota le menton de l'index cherchant dans ses souvenirs. L'entrevue n'avait pas été très longue.

- C'est lui qui a fait entrer l'azerak qui a blessé Khamsin. Il n'a pas fait exprès, mais au moment où il est parti la barrière s'est ouverte et l'azerak a pu rentrer. Je me souviens que j'ai cru qu'il était un esprit de la forêt, une sorte de lutin perdu chez les humains, mais ça c'est parce qu'il utilise de l'elixia de la terre. En fait il était très bizarre. Il n'était pas vraiment mais il s'est amusé à me faire peur.

Elle croisa les bras et fit la moue.

- Et aussi il m'a traitée de jouet. Et de petite fille. Je ne le connais même pas !

La danseuse haussa les épaules et s'assit en tailleur au sol.

- Mais je ne lui en ai pas beaucoup voulu. Les visites sont assez rares là-bas et c'était agréable de pouvoir parler à quelqu'un, même si ce quelqu'un ... est aussi bizarre que lui. Je l'ai trouvé aux prises avec un caïmodile et ensuite il a fallu s'éloigner très vite car les krrriits arrivaient. Et vous savez quoi ? Il a douillé la gueule de la bête pour en tirer une bras mort parce qu'il y avait une bague dessus. C'est là que j'ai su qu'il était bizarre.
Il était couvert de boue et de bave et il n'a même pas voulu se laver. Et nous avons discuté et il savait des choses ... enfin il a voulu me faire peur. Et puis il est reparti. Ca a été rapide en fait.
Ce qui était drôle c'est qu'il volait des choses aux gens et qu'il venait se cacher là pour échapper à ses poursuivants. Et il me semble que comme vous il a traité le Ringèm de "sinistre". Et il a dit n'habiter nulle part. Même pas sous les arbres de Terna.

Elle leva un doigt, une autre idée lui revenait.

- Pendant un instant j'ai cru qu'il était Sheitan. J'aurais bien voulu d'ailleurs. Mais il avait les cheveux trop sombres. Et il fait beaucoup de magie.
Il a les yeux qui changent de couleur vous dites ? Juste les yeux ? Pourquoi ?

- Les variations importantes du niveau d'elixia dues à une utilisation consciente ou non influent fortement sur les yeux, répondit Earl qui s'était tenu silencieux jusque là. A la clef, changements de teinte de l'iris plus ou moins prononcés, ou bien problèmes de vue. C'est fréquent chez les clercs ou les sorciers, à des degrés divers.

Pendant ce temps, Nuada secouait la tête avec humeur tout en marmonnant :
- C'est tout lui, ça... il ferait n'importe quoi pour obtenir quelque chose qui a le malheur de briller, juste pour le plaisir de la chasse. Et ensuite il jetterait son butin dès qu'il aurait fini de jouer avec. De fait il vaut mieux s'en méfier : il ne s'intéresse pas qu'aux objets. Ce n'est pas quelqu'un qu'il faut laisser entrer si on ne sait pas comment le fiche dehors.

Son frère haussa les épaules.

- Il aurait fallu laisser la grosse bête le manger. Je parie qu'il l'aurait recraché assez vite.

- Je veux bien te croire Nereyn, mais alors pourquoi tes yeux à toi n'ont-ils pas changé ? Est-ce que tu te situes au degré zéro ?

A propos d'iris, peut-être devrait elle se regarder dans un miroir pour vérifier les théories du levitis ? Ou pas. Car après tout cela ne changerait rien. Elle se tourna vers Nuada.

- Oh ne t'inquiète pas, je lui ai juste offert de se reposer et il est reparti très vite. Mais il faut qu'il fasse attention, là bas c'est un endroit dangereux.

Fanaa avança ses lèvres en avant en une petite moue.

- Mais Nuadi je ne pouvais pas laisser faire ce que tu dis ! Il se baladait sans arme en plus ! Il avait juste son sac de babioles. Et puis je ne sais si c'était juste pour faire étalage de sa puissance ou quoi mais il a tenu à me montrer ce qu'il savait faire. J'ignore pourquoi.
Mais savoir qu'il vous connait ça me rassure. Au moins ce n'est pas un méchant !

*A bien y réfléchir, peut-être sa démonstration visait-elle à me démontrer qu'il aurait pu se débrouiller seul et sans mon aide si il l'avait voulu ? Mais c'était inutile, si c'était seulement dans le but de m'impressionner ... je ne comprends pas.*

Fanaa secoua la tête. C'était fini et elle ne le reverrait sûrement jamais alors autant ne pas se poser de question.

Elle se servit une tasse de thé et se regarda dans le liquide. L'eau de thé ne valait pas un miroir, mais il suffisait à Fanaa pour lui confirmer que ses yeux avaient en effet changé de teinte. Elle frissonna. Elle avait espéré qu'elle se trompait, qu'elle était juste engourdie ou autre chose, mais cela semblait plus sérieux.

*Trois jours.*

Et comme toujours elle tourna une page imaginaire dans sa tête et mit ces pensées de côté. Pour l'instant, cela ne changeait pas grand chose concrètement. Ce n'était qu'un détail. Un tout petit détail.

*Syld ? Je crois que je vais avoir un problème ...*

Pour toute réponse, Earl tapota son nez à l'emplacement où se trouvaient habituellement ses lunettes.

De son côté, Nuadi haussa les épaules.
Comme si un animal avait pu lui faire du mal ! Les humains étaient beaucoup plus dangereux selon "Sheyn", vu qu'il tenait à se faire appeler ainsi. Et il avait certainement raison : les bêtes se comportaient de façon plus logique, rationnelle... prévisible. Sheyn lui-même était l'illustration parfaite de l’irrationnel et de l'imprévisible... du moins selon les standards "normaux".

- Pas un "méchant" ? Mmh... si être "gentil" ne lui apporte rien, il ne...
- Nuadi, ça ira comme ça. Ryu-ta olmire de kassiru.

Earl releva les yeux pour observer les jumeaux par dessus le rebord de sa tasse, mais garda le silence. Il s'essuya les lèvres d'un coin de serviette puis se leva.

- Bien, je vais...
- ... retourner m'allonger sur un lit un moment, compléta vivement Nuada d'un ton qui n'admettait pas la discussion. La soigneuse va repasser encore vérifier que tout va vraiment bien.

Le Lévitis contint un soupir.

- Mais oui, j'y vais, j'y vais...

Thani revenait dans la pièce pendant qu'Earl la quittait, il lui lança un regard discrètement scrutateur mais n'insista pas pour ne pas se montrer impoli, il avait déjà donné aujourd'hui.

-Ilahi, je m'excuse pour ma scène de tout à l'heure.
Il s'inclina respectueusement de façon plus appuyée ce coup-ci. Puis s'asseyant entre Fanaa et Mellyna, il s'adressa à la danseuse.
Mademoiselle votre loup va miraculeusement mieux. Cependant, je vous conseille de la maintenir au lit au moins une semaine : je ne peux pas vérifier les points de suture qui sont dans son ventre et ils sont plus fragiles que ceux de son cuir. Leur rupture serait catastrophique.
Il ne pourra se lever que sous surveillance pour aller faire ses besoins, sinon repos absolu.
Je lui avais déjà dit mais il a l'air de ne pas prendre en compte mon avis donc je m'en remets à vous.
En regardant Nuada et Nuadi.
Si vous le permettez, je vais partager un moment votre repas, je n'ai pas mangé depuis hier et je ne me sens pas repartir pour le village dans cet état.

Mellyna profita que l'Eyerash était occupé à se remplir l'estomac pour interroger Fanaa.

-Dis-moi, à propos de Khamsin, il m'a parlé de choses bizarre avant-hier. Je ne suis pas sûre d'avoir tout saisi, on pourra en discuter quand tu auras un moment ?

C'était en grande partie pour savoir si le loup avait déliré, ce qui serait un facteur d'allongement du temps d'alitement, et en petite partie par curiosité.

Nuadi ne semblait pas porter Sheyn dans son coeur. En même temps ce garçon était bizarre. Non, vraiment. Il était très très bizarre.

- oh, dites maintenant que Nereyn est parti, vous me raconter comment vous vous êtes connus ? Parce que je veux bien qu'il soit un être sacré mais il a vécu à Levitas avec un affreux bonhomme et ... en fait, entre Levitas et ici il y a un bout de chemin. Et puis surtout il est impossible de trouver le chemin de votre sanctuaire si on n'a pas les bons guides ou qu'on ne le connait pas.

Fanaa s'agrippa les chevilles et tendit le cou vers les jumeaux.

- Allez, une histoire ! Une histoire ! S'il vous plait !

Fanaa aimait les histoires. Et Earl s'était débrouillé pour n'avoir toujours pas raconté celle qu'il avait promise aux enfants. Bon. Il avait certaines circonstances atténuantes il fallait bien l'avouer...

Puis Thanis revint et elle l'écouta consciencieusement.

- Khamsin est très gentil il ne pensait pas à mal. C'est qu'il a perdu plusieurs jours alors il voulait se rattraper je pense. Mais je ferai bien attention. Il ne bougera pas une patte de trop !

Puis elle se tourna vers Mellyna, surprise.

- Il a déliré ? Qu'est-ce qu'il a dit ? Le pauvre ...

Mellyna joua légèrement avec ses tresses à moitié défaites.

-Hum, voyons voir... Il m'a parlé d'avoir des bras dans la brume, de toi qui serait un cadeau de Sendaë. D'une meute formée par Kraa, Lyev, Syrven et Talisham, je crois.

En même temps elle observait Fanaa, oui, quelque chose avait changé. Elle fit le lien avec la révélation d'Earl d'un coup.

-Fanaa, tes yeux ! Ils sont bleus ! Tu as un problème avec ton Elixia ? C'est pour cela que Khamsin est venu ? Il ne t'entendait plus ?

La surprise l'avait empêchée de retenir ses mots, la dédrane les regretta dans la seconde qui suivit. Et si elle avait trop parlé ?

Fanaa saisissait sans peine ce qui avait pu paraître embrouillé pour Mellyna. Il fallait dire que tous ces noms, si on ne savait pas à qui ils appartenaient ...

Par contre, à sa dernière exclamation, Fanaa sentit son coeur se figer dans sa poitrine. Elle le savait, elle le savait et elle ne voulait pas l'entendre. Et encore moins que d'autres l'entendent. Elle ne voulait pas que l'on sache qu'elle était maintenant inutile et ... terriblement normale.

Elle saisit un peu trop nerveusement le bras de Mellyna et sourit de façon un peu trop crispée.

- Et SI on allait voir Khamsin, le pauvre tout seul il va s'ennuyer et faire des bêtises. Viens avec moi, il t'aime bien.

Une fois debout, elle inclina la tête.

- Nuada, Nuadi, merci beaucoup de ce déjeuner. Thani, bon appétit.

Ensuite elle fuit la pièce d'un démarche assez raide en traînant la Dedrane. Elle avança en silence jusqu'à la chambre, vérifia qu'il n'y avait que le loup et alla s'installer auprès de lui avec Mellyna. Elle jeta encore des coups d'oeil à travers la pièce mais Earl s'il était vraiment allé se coucher, avait réintégré sa chambre.

Fanaa, toujours pas détendue se laissa aller contre le mur et cacha son visage dans ses mains.

- Excuse moi ... J'espère que je ne t'ai pas fait mal.

Elle laissa glisser ses mains de ses joues et poussa un grand soupir.

- Je suis désolée, j'ai été euh ... surprise on va dire. Tu as raison j'ai un petit souci avec mon elixia et ...

Un sifflement lui fit tourner la tête. Kraa.

*Lyrev est introuvable.*
- Mince. Il doit être bien caché. Et mais ... je t'entends ! Je l'entends Mellyna ! Comment sont mes yeux ?

Le krobeau acheva son enthousiasme naissant.
*Tu m'as toujours entendu, Fille. Bien avant cela.*
- Oh. C'est vrai. Merci Kraa. Tu peux rester te reposer ici si tu veux.

Le rapace alla se nicher dans un coin d'ombre vers le haut plafond. La fournaise dehors n'était pas sa passion.

- En fait ce n'est pas Khamsin, c'est moi qui ne l'entends plus...

Le loup leva le museau vers Fanaa et gémit un peu. Elle lui caressa la tête.

- Mais je t'aime quand même mon gros !!

Elle releva la tête. Sa poitrine état dans un étau.

- Mais c'est sûrement un effet passager. Il n'y a pas à s'inquiéter.

Fanaa l'espérait, mais au fond elle n'y croyait guère. Vite, changer de sujet.

- Pour le reste il t'a parlé d'amis à nous. Et Sendaë est une dedrane qui a fait le pacte du sang avec moi et ainsi elle m'a liée à Terna. Un petit peu. Et ça m'a liée à Khamsin en même temps.

Elle tendit l'intérieur de son poignet ou l'on voyait encore la mince cicatrice de l'incision.

- Tu as déjà fait ça toi ?

Mellyna prit le poignet de Fanaa entre ses doigts fins. Elle était tellement désolée ! Fanaa ressemblait à une petite fille perdue.
La dédrane avait la facheuse tendance à deviner juste et à mettre les pieds dans le plat. Elle avait fait peur à de nombreuses personnes à cause de cela qui y voyait un quelconque pouvoir obscur...
Elle caressa en douceur la petite cicatrice, cette dédrane devait beaucoup tenir à Fanaa, plus qu'à sa Forêt pour lier ainsi un étranger. Mellyna parla d'une voix lointaine, les yeux dans le vague. Le petit dragon vint poser en douceur son museau froid contre sa joue.

-Ca explique en partie pourquoi je me sens liée à toi. L'eau danse autour de toi, tu ne le vois peut-être plus mais c'est toujours le cas.

La gardienne avait gaffé, elle lui rendrait un secret pour un secret. Elle se lança en continuant de caresser le poignet de Fanaa pour apaiser la tristesse de la danseuse.


-Tu voulais une histoire ? J'en ai une pour toi :
Il y a bien longtemps, dans la forêt de Terna vivait une Gardienne. Les gens avait peur d'elle, elle était pourtant née pour les protéger, elle était seule, si seule. Heureusement la Forêt, les animaux, le ciel lui racontaient des histoires et l'entouraient de leur amour. Mais la présence des gens de son espèce lui manquait terriblement.
Un jour, alors qu'elle errait à la lisière de la forêt, elle rencontra un homme, un guerrier, il s’appelait Lor Filhir. Il avait décidé d'établir son campement à cet endroit et attendait ses compagnons. Il lui parla de l'extérieur, de la guerre, de lui. Sans avoir peur, sans se méfier. Le monde avait l'air tellement vaste ! Pour la Gardienne s'était comme voyager !
Sa solitude s'évapora sous le regard clair du jeune homme. Elle l'aida à se nourrir, lui montra les beautés de la forêt. Les jours passèrent, les semaines, puis tous ses compagnons furent là et ils durent se quitter. Alors la dernière nuit ils échangèrent un baiser et une promesse, une promesse de sang qu'il reviendrait et qu'elle l'attendrait.
C'est ce qu'elle fit, elle l'attendit, l'attendit si longtemps qu'il ne pouvait qu'être mort. La cicatrice finit par disparaître avec les années. Malgré tout elle ne put l'oublier, alors elle partit à sa recherche.
Elle trahit son serment pour lui et quitta sa Forêt et son peuple. Mais pour ne pas que la Forêt se sente abandonnée, elle lui promit de revenir.

Mellyna regarda de droite, de gauche, hormis les animaux, elles étaient bien seules dans la pièce. Elle défit sa tunique, enleva les bandages qui soutenaient sa poitrine, souleva légèrement son sein gauche. Juste dessous s'étalait une longue incision.
Elle regarda Fanaa dans les yeux, ses traits étaient solennels.

-J'ai été jusqu'au cœur, j'ai fait un pacte de sang avec le plus vieil arbre de la Forêt. J'ai promis que j'aiderai les êtres de notre peuple où que j'aille et que si je le pouvais je reviendrais un jour.
C'est pour cela que je t'aiderai Fanaa, je ferai tout pour t'aider, tu n'es pas seule, alors ne pleure pas.

- C'est gentil mais ...

Comment le dire ? Comment ne pas la vexer ? Peut-être Fanaa pourrait-elle se contenter de sourire et d’acquiescer poliment sans rien ajouter et laisser venir. Seulement elle ne se sentait pas d'humeur conciliante, ni confiante en son avenir, sans compter la fatigue qu'elle repoussait et qui n'arrangeait rien.

- Je ne me sens plus liée à qui ou quoi que ce soit. Je ne ressens plus rien c'est comme si j'avais perdu l'un de mes sens. C'est assez perturbant. J'ai l'impression qu'on m'a coupé le bout de tous les doigts.

Elle regarda Melyna droit dans ses yeux verts.

- Je te remercie, je ne veux pas être méchante, je sais que ce que tu me proposes est généreux mais ... cette promesse est beaucoup trop ... "grande" pour moi. J'étouffe déjà.

Comment expliquer ? Comment faire comprendre ?

- Je n'ai rien contre la forêt mais je ne la connais pas et moi j'étais autre chose. J'étais ... me lier à la terre ce serait trop ... je n'ai pas cette culture. Je n'ai pas demandé le pacte de sang tu comprends, Sendaë après cela elle m'a trahie et je ne l'ai jamais revue. Je ne dis pas que ta promesse est mensonge, je ne peux pas accuser tout le peuple dedrane mais je n'arrive pas à faire confiance. Pas assez. Et je ne le veux pas.

Fanaa ne se tut qu'un instant.

- Mellyna ! Tu as sauvé Khamsin, il t'aime énormément et je ne peux que t'apprécier aussi. Mais les liens ...

La danseuse écarta les bras.

- Les liens se rompent toujours autour de moi. Personne ne reste. J'y ai cru, mais personne ne reste jamais. Alors je ne peux pas te croire ni accepter ta promesse. Mais je reste contente que tu sois là. Khamsin t'adore et j'ai confiance en Khamsin. Je t'apprécie déjà beaucoup et tu ne me fais pas peur. Mais je t'en prie, ne m'offre pas de grands mots, des promesses et des serments. Ils finissent toujours pas mentir ...

Elle espérait ne pas l'avoir trop blessée mais ... dire la vérité était nécessaire. Fanaa ne voulait pas les embarquer dans des mensonges ou des faux-semblants. Elle n'arriverait pas à s'y tenir. Et cela réveillait sa peur des gens et sa défiance ancienne.

- C'était une jolie histoire, mais triste. Je suis vraiment désolée que tu n'aies jamais retrouvé ton guerrier.

-Bah, c'est du passé j'ai une trop bonne mémoire c'est tout.

Le dragon s'était redressé outré par le refus de Fanaa.

*Elle ne voit même pas une promesse sincère quand elle en croise une : c'est d'un triste ! Je te l'ai dit Mellyna trop gentille...*
*Oui, c'est bon j'ai compris... Je ne la pensais pas si meurtrie à son âge. Elle est brisée...*
*Tout le monde ne peut pas avoir ton optimisme démesuré.*
*Ce n'est pas faux mais c'est ce qui me maintient en vie.*

-Ce n'est pas grave, si tu as fait ce pacte contre ton gré je comprends ta réaction. Je te croyais liée à la Forêt c'est pour cela que je t'ai fait cette promesse. Je la retire comme cela tu seras plus à l'aise. Oublie, je ne t’embêterai plus avec cette histoire.
Cependant crois-en l'expérience d'une vieille dame, parfois trop d'aide c'est mieux que pas du tout.
Bref, ce Krobeau est un de tes compagnons ?

- Une vieille dame ... c'est dur de te voir comme une vieille dame, tu es trop belle pour cela !

Le retour sur promesse lui ôtait un poids et elle se sentit de sourire.

- Tu as raison, mieux vaut de l'aide que pas du tout. Mais à cela j'ajouterai, mieux vaut qu'elle se présente au moment où l'on en a besoin, même si elle est imprévue, plutôt qu'elle manque à l'appel ce jour funestes, malgré tous les serments qu'elle avait faits.

Fanaa tendit le bras vers le plafond et Kraa se laissa descendre pour s'y percher. Elle se décolla du mur et il se déplaça jusque sur son épaule.

- Je connais Kraa depuis longtemps. Kraa il est comme un papa pour moi. D'ailleurs il regrette que je n'aie pas de plumes sinon j'aurais pu faire partie de leur famille plus facilement. Je le connais depuis longtemps ... et il n'aurait pas dû venir jusqu'ici c'est dangereux.

Le gronda-t-elle affectueusement. Puis elle baissa la voix pour faire mine de confier un secret à la Dedrane.

- C'est qu'il est trop fier pour l'avouer mais il n'est pas tout jeune non plus le pépère ... il y eut un petit coup de bec vexé sur la tête de la danseuse Aïeeu ! Mais Kraa je plaisantais voyons !

Fanaa c'était les promesses, Mellyna quand à elle, c'était les compliments auxquels elle ne croyait pas. Elle se contenta de sourire poliment.
L'atmosphère avait changé d'un coup une nouvelle fois, quelle drôle de petite fille !

*Son humeur est changeante comme la mer.*

-Il a l'air encore bien robuste. Apprécia-t-elle dans un sourire.
C'est sûr que la chaleur d'ici ne doit pas lui réussir.

Mellyna avait d'autres questions à poser à la danseuse mais sa bonne humeur retrouvée elle ne voulait pas risquer de la perdre de nouveau.

-Je te laisse en compagnie de tes amis, je vais me reposer un peu sinon Thani va m'engueuler.

Sur ce, elle se releva avec grâce et entreprit de quitter la pièce. Elle eut une dernière idée avant de partir.

-Ah oui et ne t'inquiète pas je n'aborderai plus "ce" sujet en présence des autres.

La dédrane partit, elle avait besoin de respirer, le temple devenait étouffant, elle comprenait le loup, elle avait l'habitude de vivre dehors elle aussi.
Eleïr'l la guida jusqu'au toit du temple, elle escalada les parois avec souplesse et agilité. Parfait, la vue était dégagée, personne ne viendrait lui rendre visite ici.
Elle vérifia qu'elle était bien seule hormis le petit dragon. Cela lui était venu en parlant à Fanaa, la cicatrice effacée ne pouvait signifier qu'une chose : Lor était mort. Mellyna s'était voilé la face si longtemps, elle n'avait pas réussi à l'accepter. Elle pleura longuement, le dragon restant en silence à ses côtés sous le chaud soleil du désert.

Mellyna avait passé la journée entière à pleurer, les larmes s'étaient taries depuis longtemps mais les sanglots continuaient. Le soleil n'avait pas brûlé sa peau, sa chaleur était plutôt réconfortante. Elle mit cela sur la magie de son petit compagnon.
Sans bouger, la dédrane avait observé le couché du soleil et le levé des lunes et des étoiles. Ce spectacle éternel avait quelque chose de rassurant. Quelques soient les siècles qui passaient, Mellyna aurait toujours ce repère, cette constante dans sa vie.
Eleïr'l n'avait pas émit un mot, il était là pour elle et elle le savait, nul besoin de paroles. Il vivrait aussi longtemps qu'elle, il serait sa moitié, elle n'aurait plus besoin des hommes de son espèce, mais comment lui dire à ce moment où la tristesse de la jeune femme était palpable ?
Il avait fini par s'endormir sur ses genoux roulé en boule comme un chat, ronronnant doucement pour apaiser le chagrin de son âme sœur.
Mellyna caressait distraitement les écailles qui reflétaient le ciel nocturne.

*C'est gentil de rester près de moi.
-Je te l'ai dit : je serais toujours à tes côtés.*

Et ils continuèrent d'observer le ciel en silence.

Fanaa sursauta quand il entra dans la pièce et ne put s'empêcher de se tourner vers lui. Elle l'observa s'installer sur son lit, sortir un livre et en parcourir les pages, concentré. Que pouvait bien raconter son ouvrage ?

Et puis ne l'avait-il vraiment pas vue ? Ou l'ignorait-il sciemment ? Connaissant Earl, la seconde solution était la plus probable sauf qu'elle ne le "connaissait" pas tant que ça. Peut-être était-il étourdi après tout ? cela ne correspondait pas au personnage, mais ce serait amusant si c'était le cas.

Bien. Mettons qu'il l'ignore, ce qui semblait le plus crédible. Et bien c'était toujours mieux qu'il lui crie dessus pas vrai ? Au moins il n'était pas en colère.

Bon. Fanaa était venue pour regarder les étoiles par la fenêtre. Elle tourna donc la tête vers l'ouverture ... pour mieux la retourner vers le levitis la seconde d'après. Si il ne la voyait pas ce n'était peut-être pas plus mal, ainsi elle pouvait l'étudier à loisir sans se faire jeter.

Sa façon de s'installer tout droit tout raide, malgré qu'on était la nuit et qu'il n'y avait donc personne pour le juger. Il ne se laissait pas aller même un peu. Il ne s'avachissait pas, ne courbait pas le dos même un minimum, non. Il gardait un maintien hautain, rigide, contrôlé. Tous les levitis étaient-ils comme cela ? Ou l'éducation d'Earl avait elle été si intransigeante ? Adennon. Fanaa serra le poing et fronça les sourcils. Ce sale bonhomme ! Il avait voulu la mort de Syld ! Il l'avait obtenue d'ailleurs ...
Fanaa cacha son visage dans ses mains. Il avait utilisé Earl pour parvenir à ses fins, forçant le demi-être sacré à arracher la vie de son meilleur ami, de son presque frère ... C'était ignoble ! Ignoble ignoble ignoble ! Fanaa sentit une colère et un dégoût l'envahir brusquement. Cet homme, cet homme, et dire qu'elle ne l'avait même pas tué ! Elle n'avait pas vengé Syld elle n'avait pas ... Un éblouissement lui fit perdre le fil et la tête lui tourna ... la fatigue tentait une nouvelle percée ...

La jeune fille secoua la tête, se força à respirer calmement, puis reprit son poste d'observation. Les petites lunettes cerclées d'or qu'il remontait de temps en temps du bout d'un doigts écailleux, les mains où brillaient lesdites écailles comme des paillettes d'argent, les bras dont la chemise laissait deviner les muscles tandis que les pans écartés laissaient voir le torse et les entrelacs des cicatrices. La mue lui avait rajouté des écailles mais n'avait rien changé aux marques anciennes. Fanaa pencha la tête sur le côté et se laissa absorber par les dessins, le paysage sur la peau doré.

Dire qu'elle était venue voir les étoiles ...

- Est-ce que je peux dormir avec toi s'il te plait ?

Elle se plaqua les deux mains sur la bouche, ses grands yeux bleu écarquillés soudainement affolés. La supplique était sortie toute seule, trop vite, sans qu'elle ait le temps de l'arrêter.

Earl cilla et reprit la ligne qu'il avait lue sans faire l'effort d'attention nécessaire pour la comprendre. Il fronça les sourcils.
Allons bon, il avait sauté un paragraphe entier sans même s'en rendre compte.
Ses yeux suivaient les lignes, les mots, les lèvres avec exactitude, mais il aurait pu aussi bien tenir l'ouvrage à l'envers.

La lueur un peu vacillante de la lanterne allumait des scintillement qui lui tiraient l'oeil bien malgré lui. Des reflets sur les éclats de miroirs des mosaïques, des reflets sur les pièces de verre coloré des paravents, des reflets sur la panse émaillée d'un vase... des reflets sur ces écailles qu'il ne parvenait toujours à accepter, préférant les considérer comme une quelconque maladie de peau bénigne.
Avec un soupir agacé, il referma son livre dans un claquement et reposa ses lunettes.
Il n'arriverait à rien ce soir.

D'un geste un peu trop sec, le Lévitis se frictionna les cheveux une dernière fois puis jeta la serviette humide sur un des paravents.

Ce fut à cet instant précis que Fanaa parla.

La serviette manqua sa cible et tomba sur les dalles avec un bruit mou.

Bien sûr qu'il l'avait remarquée dès qu'il était entré. Il avait choisi de ne faire comme si de rien n'était. Après tout elle avait le droit d'être là si elle en avait envie. Tant qu'elle restait en silence dans son fauteuil...

Avec lenteur, Earl réajusta bien inutilement le col de sa chemise pour se donner un temps de réflexion.

- Ce n'est pas une bonne idée, et tu le sais certainement aussi bien que moi.

Il se décida enfin à tourner la tête.

- L'autre nuit était une erreur. Une erreur de ma part. Je ne te reproche rien, vraiment, c'est juste que... Quoi que tu attendes de moi - je sais bien que tu attendais quelque chose de plus, je ne suis pas aveugle -, je ne peux pas te le donner. C'est aussi simple que cela.

- Pourquoi ?

Elle cligna des yeux.

- Non. En fait je sais bien pourquoi. Il y a des tas de raisons à cela. Mais ce n'est pas ...

Fanaa n'avait pas vraiment prévu qu'il parle. Ce qui était logique vu qu'elle n'avait pas planifié de parler elle-même.

- Tu ne peux pas car tu es un être Sacré, tu es au-dessus de nous, tu n'as plus les mêmes responsabilités. En plus tu es en famille et je n'aurais pas dû être là. Et tu ne peux pas parce que même s'il n'est plus là, tu ... sa gorge se serra ... restes fidèle à Syld. Ne pas pleurer. C'est normal. Tu es un véritable ami et peut-être est-ce pour toi un moyen de te racheter aussi. Les paroles sortaient avec effort, très ralenties par la boule d'émotion qui obstruait le larynx de la jeune fille. Ses yeux brillaient. Mais Syld est généreux il partage ... ses conquêtes.

Elle eut un rire nerveux. "ses conquêtes".

*Mais moi j'ai été spéciale pour toi, hein Syld ? Dis le moi. J'ai besoin de l'entendre. A la vérité j'aurais aimé te suffire mais je ne t'en ai pas parlé, je n'avais rien le droit d'exiger de toi. Pourtant, j'ai été plus égoïste qu'il y paraissait, puisqu'au fond je ne faisait que réfréner mon souhait.*

- Non, ne dis rien. Et ne t'en va pas. Je ne suis pas venue pour te déranger. Ni pour te faire fuir. Je sais ce que je dis, toutes ces filles qu'il honore de sa mine et de sa chaleur, il ne leur demande pas de se garder le reste de leur vie pour son seul plaisir à lui. D'ailleurs ce serait méchant car il y an aurait trop et cela laisserait des insatisfaites. Il partage. Vraiment. Il n'est pas possessif ou jaloux.

Sa main remonta vers son cœur et toucha la boucle d'oreille du vaurien à travers le tissu.

- J'ai eu la chance de passer plus de temps que beaucoup d'autres avec lui. Enfin je crois. J'ai eu la chance de ne pas partager que quelques nuits avec lui mais aussi des journées. J'ai eu la chance de me sentir proche de lui. J'ai eu la chance qu'il me donne parfois l'impression d'être spéciale entre toutes et j'ai de la chance car je me suis laissé bercer par cette impression. J'ai eu de la chance d'avoir pu le protéger du danger à Faelanir, lorsque je maitrisais encore très mal mon elixia et que j'ai eu besoin de toi pour me calmer. Mes yeux me brûlaient et c'était douloureux. J'avais peur.
J'ai eu toute cette chance là pour moi, Fanaa.
Mais je ne suis pas la personne qui est spéciale pour Syld. Celle-là c'est Soghann. Ca a toujours été Soghann. Même si cet homme a certains comportements possessifs et parfois sadiques avec lui. Syld lui est désespérément attaché. Même si il n'a pas fichu d'être là le jour de sa mort et de se bouger un seul doigt pour ... je ne sais pas moi ! Pour essayer au moins ! Non. Non lui il n'était pas là.
Il n'y avait que moi. Avec toi. Les deux personnes pour qui Syld compte le plus. Œuvrant ensemble à son trépas.

Un autre rire nerveux.

- Il ne m'a pas vue dans la foule. J'ai crié, je l'ai appelé pour attirer son attention. Pour le rassurer, lui dire que nous étions là pour lui, que nous allions le sauver. Il ne m'a pas aperçue. Je devine qu'il cherchait la silhouette sombre et antipathique de celui qu'il espère et croit être son âme-soeur. Qui l'est peut-être d'ailleurs.

Fanaa baissa les yeux et observa les dessins de la pierre du sol.

- Je pense tout haut. Je n'avais pas l'intention de t'exposer tout ça. Je suppose que c'est parce que je n'ai pas pu m'occuper de lui après sa mort. Je n'ai pas pu lui mettre de beaux vêtements, l'installer dans un endroit calme et lui dire de jolies phrases. Tu sais que je n'ai même pas pu garder le corps ? Je suis bête. Bien sûr que tu le sais, j'ai même cru un instant que c'est toi qui le récupérais. Mais même pas. Quelqu'un m'a volé son corps et l'a sûrement défiguré, abîmé ... plus qu'il n'était déjà. Ils n'ont même pas eu la décence, la pitié de me le laisser. Ca leur aurait coûté quoi ? Hein ? Ils auraient pu prendre n'importe qui d'autre ! Quelqu'un qui n'ait pas de famille mais moi j'étais là !

Voilà qu'elle souriait, luttant contre les larmes qui lui brûlaient les yeux et brouillaient sa vue tandis qu'elle les retenait avec effort.

- Ca ne lui donne qu'une raison de plus de m'en vouloir. J'ignore quelle était ma première faute mais je sais ce que sont celles qui ont suivi. Résultat il est loin là-bas, à observer si on va essayer de se racheter, tandis que Soghann a droit à tous les pardons du monde pour le remercier du néant de son action, de sa façon d'être. C'est la vie.

Ses yeux se tournèrent vers les voiles sans les voir.

- Maintenant que je t'ai dit tout ça c'est fini je ne te ferai plus d'effet ça c'est sûr. Surtout que pour couronner le tout j'ai perdu mon elixia, c'est peut-être une sorte de punition, donc je ne suis plus personne et je ne peux plus rentrer.
Je te remercie de ne pas me blâmer pour l'autre nuit, ça m'aurait sûrement achevée. Tu n'es peut-être pas aveugle mais pour rappel tu porte des optiques. On peut donc en définir que ta vision est déformée.

Fanaa poussa un soupir. Les larmes n'avaient toujours pas coulé et les retenir provoquait une douleur lancinante à ses globes oculaires. Elle se demanda si au lieu de couler dehors, elle pourraient retourner d'où elles venaient.

- J'ai été heureuse dans cette chambre. J'ai été heureuse, moi. J'ai été heureuse pour moi. Je t'en serai toujours redevable. Je suis revenue ici pour le sentir encore. C'était dans cette pièce. Alors je viens, je m’assois, j'attends. J'essaie de me fondre dans le souvenir de cette pièce. Tu sais que je n'ai regardé que toi ? Tandis que tu voyais l'agencement de la chambre, la couleur des voiles, la place des étoiles, la tiédeur du vent. Tu te rappelles de tous les détails et je n'en ai revu aucun. J'aurais dû y porter plus d'attention. Je regarde le ciel et j'essaie de remettre les étoiles à leur place mais je ne le peux pas car je n'ai pas la solution. Une douleur dans son plexus, une brûlure. Je n'ai vu que toi.
Je n'attends pas de toi que tu fleurisses mes cheveux, je ne demande aucune promesse qui ne pourra être tenue. Mais c'est la nuit, personne ne peut nous voir, personne ne peut se moquer ou te juger. C'est la nuit, elle pourrait nous protéger. Nul n'en saurait jamais rien. Ca pourrait être facile tu sais. Je ne bougerais pas, je ne ferais aucun bruit, je respirerais le moins possible. Je serais juste là, à côté de toi, et tu m'offrirais l'illusion que je n'ai rien à craindre. La nuit, je pourrais dormir sans m'inquiéter de rien. Je ne serais pas seule, je n'aurais ni froid ni peur. Mes soucis, mes pensées resteraient loin. Nous pourrions faire une trêve. Laisser ce qui est lourd et triste hors de cette pièce chaque nuit. Juste la nuit. Cela reposerait nos esprits.
Ca pourrait marcher tu sais. Une trêve. Chaque nuit. Juste le temps que nous serons ici. Ensuite il y aura le départ et tout sera fini. Mais cette trêve, elle aura été bonne pour nous. Nous pourrons y repenser plus tard, nous y raccrocher parfois lorsque nous aurons besoin de vrai repos, de nous vider l'esprit.
Juste la nuit et rien d'autre ...

Les jointures des doigts d'Earl blanchirent en se crispant sur le col de la chemise.

- Tu parles trop. Et ne ramène pas tout à cet imbécile.

Il balança les jambes par-dessus le bord du lit et fixa franchement Fanaa d'un regard peu amène.

- Je ne suis pas un "être sacré", je ne suis pas "au dessus" de qui que ce soit. Ils ne sont pas ma famille, simplement des connaissances... Soit, des amis. Quant au reste... je me fiche complètement de passer sur... sur un terrain qu'il a déjà exploré avant moi. Je n'ai pas besoin de sa bénédiction pour ça, merci bien. Alors...

Il se leva brusquement, très pâle mais le regard flamboyant de colère.

- Alors cesse de radoter sur "Syld, Syld, Syld" ! Arrête de me le rejeter à la figure. Même chose pour ce que j'ai pu faire ou non à Faélanir. Laisse les morts en paix, laisse-moi en paix, à la fin !

N'avait-il pas assez regretté le mal qu'il avait pu lui faire ? N'avait-il pas assez souffert pour finir de réparer les dégâts ?
Pourquoi est-ce qu'elle déblatérait ainsi en tournant en rond comme un papillon qui va se cogner sans cesse sur le verre d'une lampe ? Pourquoi est-ce qu'elle s'acharnait à imaginer ce qu'il aurait voulu, ce qu'il aurait pensé de ci ou de ça ? Syld aurait plus que probablement été trop paresseux, ou trop avisé pour seulement s'embêter à cela.

A grands pas, le Lévitis traversa la pièce et vint se pencher sur Fanaa. Son poing serré frappa durement le dossier du fauteuil, à quelques centimètres de l'oreille de la jeune femme.

- Fiche-lui la paix, fiche-moi la paix, fiche-toi la paix à toi-même. Regarde vers l'avant, pas vers des souvenirs.

Earl lâcha un soupir puis se redressa. Massant son poings meurtri, il parvint à reprendre son ton sec et professoral, mais où on continuait à sentir un frémissement de fureur mal contenue.

- L'elixia ne se "perd pas". Elle peut se réduire à presque rien, sembler s'endormir. On peut arrêter de la sentir, ne plus savoir comment l'utiliser, perdre la connexion avec elle. Mais elle ne se perd jamais complètement. On ne peut pas vivre sans, mais on peut agir sans. C'est ça...

Il appuya un peu durement l'index sur le front de Fanaa.

- Qu'on utilise. C'est ça qui fait ce que nous sommes. Rien à foutre si tu as ou as eu le potentiel de faire quelque chose. C'est ce que tu arrives à faire réellement avec les moyens à ta disposition qui compte. Je n'ai rien contre toi, si ce n'est que ton pathos me tape sur les nerfs. Agis. Tu veux, tu prends. Réfléchir à des questions existentielles ne t'avancera pas. Et si tu pleures, je te colle une gifle et je me casse, c'est vu ?