Confins du Désert Rouge - les grottes de Leviathan

La peau de son front était brûlante et des gouttes de sueur coulaient le long de ses tempes.

- Je ne suis pas Mara.

Soutenant toujours la tête du jeune homme dans le creux de son coude, de son autre main elle trempa un tissu dans l'eau qui avait déjà servi à le toiletter sommairement et lui rafraîchit le visage.

- Maintenant écoute moi. Tu na vas pas bien et Fynarine ne peut rien faire. Le seul clerc à peu près en état c'est toi, alors il va te falloir faire un effort et nous aider à t'aider, c'est compris ?

Comment s'assurer qu'il comprenait ? Il délirait. Peut-être saisirait-il quelques mots mais ceux-ci feraient-ils sens en son esprit ?

- Earl, écoute moi. Earl ?

Elle lâcha le linge humide et posa sa main sur la joue de Levitis. Elle prit une grande inspiration et raffermit sa voix.

- Earl Nereyn Pendergast Althetruc Adennon, Seigneur de Levitas, par la quatrième lune, tu vas me dire ce que tu as besoin qu'on fasse pour toi. Tu es le seul ici à pouvoir comprendre alors pour l'amour d'Ael, parle !

Il ne réagit pas. Fanaa leva les yeux vers Mellyna afin de trouver un soutien dans leur échange de regard puis retourna vers son patient. Elle ne pouvait empêcher les élans de tendresse qui secouaient sa poitrine, d'autant plus que dans son état, Earl ne pouvait avoir pour elle les mots ou les réactions qui étaient comme autant d'écueils et de brisants pour les vagues de ses sentiments. Dans la petite maison ne se trouvaient que Mellyna -en qui elle avait confiance-, et Thani -le compagnon de Mellyna-, quant à Fynarine, elle avait perdu connaissance. La jeune femme n'avait donc pas besoin de brider ses émotions, de se cacher.
Il y avait maintenant de la tristesse dans ses yeux.

- Earl, dis quelque chose ...

Fanaa rinça de nouveau le visage de l'ex-clerc puis souffla doucement sur son front et ses temps afin d'augmenter la sensation de fraîcheur. Bon ... mais après ?

- Allez ...

Elle se pencha et posa son front contre le sien. Se calmer. Mais comment ? Elle posa ses lèvres sur son front puis sur sa paupière pour enfin enfouir son museau dans les cheveux de neige et resserrer ses bras autour de lui. Sa bouche effleura son oreille.

- S'il te plaît ... Nereyn ...

Fanaa releva la tête et posa ses doigts sur le cou d'Earl pour prendre son pouls.

- Tu te réveillais tout à l'heure quand je suis repartie, alors qu'est-ce qui s'est passé entre temps ? Hein ?

Elle secoua la tête, dépitée.

- Je ne peux rien faire, tu le sais. Je n'ai aucune connaissance sur ... ça. Oh ... aide moi ...

Elle n'était capable de rien pour l'aider. Ce n'était pas une surprise, elle le savait déjà mais ça n'en était pas moins frustrant. Une pointe d'amertume la saisit.

- Je vais demander à quelqu'un d'aller chercher Ridel d'accord ? Il te connaît. Ce sera mieux si tu es avec lui. Il trouvera sûrement les mots qui te feront réagir. Moi je ne sais pas ce que tu voudrais entendre. Et je ne peux quand même pas te gifler !

Un soupir. Elle le serra encore contre elle et regarda vers Mellyna en se mordillant la lèvre. Fanaa refoulait la marée de ses sentiments pour laisser plus de place à la raison. Cette dernière lui rabâchait que souhaiter être capable de quelque chose était loin d'être suffisant pour la rendre capable de cette chose. Il n'y avait pas de prodige possible.

- Je vais y aller, d'accord ?

Pourtant elle ne partit pas. C'était une chose que de prendre la décision, c'en était une autre que de détacher ses bras de lui, de lever les yeux de son visage et de quitter la pièce. Elle était peinée, maintenant. Les dernières paroles du Levitis lui revenaient, forçant l'entrée pour ne plus rester à l'écart de ses pensées. Maintenant qu'elle recommençait à réfléchir, elle se rappelait qu'elle avait décidé de rester à l'écart. Parce que c'était mieux. Et aussi pour ne pas être vue de lui, pas avec son aspect présent. Fanaa se troublait, se tendait. Elle jetait des coups d'oeil nerveux vers la porte. Pourquoi était-elle venue ? Elle n'aurait pas dû, elle n'aurait pas dû ! La panique montait.

- Excuse moi !

Elle se dépêcha de rompre le contact avec lui et de le rallonger avant de se relever et de sortir en vitesse de la maison. Elle s'adossa au mur juste à côté de Tarik et ferma les yeux, le poing sur son front.

- Ca ne va pas ? demanda le chasseur.
- Si ... si mais ... sa poitrine se soulevait et se rabaissait rapidement.

Tout se mélangeait dans sa tête, les émotions diverses se battaient dans sa poitrine, la tendresse, l'inquiétude, la peur, la panique, et aussi ... elle serra les poings bien fort ... jeta un coup d'oeil mais n'aperçut pas de haute silhouette effrayante alors, elle re-disparut dans la maison. Tarik haussa un sourcil et se pencha pour passer la tête par la porte, curieux de voir ce qui se passait. Ce qu'il vit ? Une Fanaa se mettre à genoux se pencher et tout simplement profiter du Levitis endormi en l'embrassant sur la bouche !
Mince ! Elle était très jolie et Tarik avait bien pensé, du moins avant la mission, de pouvoir se rapprocher d'elle, comme il aimait à se rapprocher de toute jolie demoiselle. Un côté de lui qui hérissait Nandini. Et quoi, ce n'était tout de même pas sa faute si il plaisait autant !
Il la vit se redresser et reprit bien vite sa place de garde à côté de la porte. Qu'on ne dise pas de lui qu'il était voyeur !

Bizarre, elle avait eu comme la sensation qu'il "buvait" son elixia, seulement ça avait été si faible qu'elle n'en était pas sure. Et puis une personne inconsciente pouvait-elle faire ça ? Fanaa l'ignorait, ce n'était pas comme si elle l'avait expérimenté à maintes reprises. La connexion s'était toujours parfaitement établie avec Syld mais c'était normal, c'était Syld. Avec Earl cela avait aussi fonctionné, enfin le canal s'était ouvert mais il n'en avait pas besoin alors le flux n'avait pas été bien significatif. Le double d'Earl lui, avait pu boire beaucoup. Mais était-ce parce qu'elle avait cru qu'il était le vrai ? Ou bien est-ce que n'importe quel clerc ou mage conscient était capable de le faire ?

De toute façon ce n'était ni le moment ni la peine de se poser ce genre de question puisqu'elle ne s'amusait pas à embrasser n'importe qui. Elle secoua la tête pour les chasser.

- Earl ? Il faut que tu te reprennes, tu ne peux pas te laisser aller ainsi, ça ne te correspond pas!

Le sentir si mou, si malléable, si peu réactif lui ressemblait si peu ! Ca ne collait pas du tout au caractère du Levitis, ce qui affolait Fanaa. Et si il ne se réveillait plus ?

- Réveille toi, réveille toi, réveille toi !

Ce n'était ni du sommeil, ni un simple évanouissement, ça ressemblait furieusement à un coma, non ? Les gens arrivaient-ils à en sortir ? Non. Ne pas penser de choses pareilles, elle n'était pas clerc, elle ne pouvait penser avec certitude que c'était un coma. Elle n'en savait rien. Rien de rien. De toute façon ça ne servait à rien d'essayer d'établir un diagnostic, elle n'avait pas le savoir correspondant. Elle ne pouvait faire qu'une chose. Si il y avait du passage pour un flux d'elixia, si petit soit-il, c'était peut-être qu'il en avait besoin. Alors autant continuer à lui donner si c'était vraiment le cas.

La Danseuse le redressa et l'appuya contre sa jambe afin de ne pas se faire mal à la nuque. Elle passa son bras derrière la tête de l'ex-clerc et posa doucement ses lèvres sur les siennes après les avoir entrouvertes.
Elle espérait que ça n'avait pas été qu'une simple impression.

Oui ça s'écoulait, mais tout doucement. Entre deux dons d'énergie, deux bouche-à-bouche, Fanaa parlait au Levitis. Le silence de la pièce la rendait dingue. Le doute aussi. Elle était dans le flou là !

- Earl bon sang !

Elixia.

- Ouvre les yeux !

Elixia.

Elle le secoua un peu.

- Je ne sais même pas si ce que je fais est bon pour toi ou si au contraire je ne fais qu'empirer les choses !

Elixia.

- Oui si faire ça ou ne rien faire serait pareil au final.

Elixia. Elixia. Elixia.

- Je fonctionne à l'instinct et tu sais que mon instinct est nul quand il s'agit de toi.

Elixia.

- Nous n'avons ni les même connaissances ni le même rapport à l'elixia et en plus tu es tout compliqué.

Elixia.

- Par Ael, réagis ! Elle t'attend ! Ta reine t'attend !

Elixia.

- Elle compte sur toi, tu veux la servir, non ? Monter en grade et être un fier euh ... machin important de Levitas !

Elixia.

- Alors réveille toi. Elle a besoin d'une personne, pas d'un cactus à ses côtés.

Elixia.

- Oui un cactus ! Tu es un cactus. Tu fais des fleurs mais tu piques !

Elixia.

- Non non tu n'es pas ça, n'écoute pas mes bêtises ...

Elixia.

Qu'est-ce qui pourrait le faire réagir ?

- Nuada ! Pense à Nuada ! Elle t'attend et elle va être très en colère si elle te retrouve dans cet état ! Et se mettre en colère n'est pas bon pour le bébé, alors reviens !

Attiré par tous ces mots, ces exclamations inquiètes, Tarik était entré pour trouver Fanaa qui faisait ... quoi exactement ? Il fronça les sourcils. Ce n'était pas réellement du bouche à bouche étant donné que le Levitis respirait par lui-même. Est-ce qu'elle l'étouffait de baisers ? Elle semblait de ces femmes qui accompagnent leurs maris mourants dans leurs derniers instants et ne veulent jamais accepter l'inéluctable.

- Fanaa, que fais-tu ?
- Je ne sais pas! Il faut le réveiller Tarik, il faut lui faire reprendre conscience, il doit nous dire ce qu'il a et qu'il faut faire !

Le chasseur saisit la cuvette d'eau et en jeta le contenu à la figure de l'ex-clerc.

Tarik n'avait pas fait mine de prévenir avant son action, aussi Fanaa ne put réagir. Elle faillit lui demander ce qu'il comptait faire en tentant de noyer un insconscient, lorsque ledit inconscient ouvrit les yeux.

La chasseur haussa les épaules. D'après lui il y avait 3 façon sûres de sortir les gens de l'inconscience : les gifles, l'eau froide et la sensation de chute. Cette dernière était la plus difficile à réaliser. En général quand on balançait quelqu'un dans le vide, même si il se réveillait la chute compliquait le travail. Donc 3 façons, et si malgré cela la victime ne réagissait pas alors c'est que c'était bien plus sérieux qu'un évanouissement.

- Earl ? Earl comment est-ce que tu te sens ? Tu peux parler ? Tu te souviens de ce qui s'est passé ?
- Tu parles trop, laisse lui le temps de réponde.
- Hein ? C'est vrai qu'il ... trouve que j'utilise beaucoup de mots mais ...

Le double. C'est ce que le double avait dit lui aussi. Fanaa frissonna.

- Mais il faut qu'il réagisse ... termina-t-elle.

Elle lui tapota la joue et tenta d'attirer son regard.

- Tu n'es pas seul Earl. Nous sommes là. Tu es à l'abri. Il faut que tu te reprennes maintenant. Si tu as besoin de quelque chose tu dois le dire. Earl reste avec nous, regarde, concentre toi. Qu'est-ce qu'il faut faire ? Ooh, regarde moi. Allez essaie, regarde moi. Pense à Nuada, Earl. Pense à Nuada qui t'attend. Pense à Ael à qui tu as promis de revenir. Reprends toi Earl, dis quelque chose. Parle, dis nous quoi faire.

L'équilibre semblait s'être rétabli.
Physiquement parlant, ou en ce qui concernait l'elixia, tout paraissait revenu à la normale. La fièvre subséquente au choc et auto-entretenue par la déstabilisation brutale de l'elixia baissait rapidement. Jusque là, elle avait pu passer pour responsable de l'état de conscience intermittent du Lévitis. Cela aurait pu être une des causes, d'ailleurs.

On essayait de l'appeler.

De la main, il effleura les grandes portes. Le marbre était noirci, craquelé comme par une chaleur intense, pourtant cette pierre paraissait aussi froide que du métal.

C'était trop tôt.
Il s'était à nouveau senti respirer, tout en basculant dans l'obscurité.
Il n'y avait plus ni ruines ni bassin, ici. Juste cette porte solitaire.
Il avait dû tomber dans les niveaux inférieurs. Alors ce qu'il sentait, ce ne pouvait être que du marbre, comme il se devait pour les portes sous les fondations. Il s’effritait sous ses doigts, alors la catastrophe, quelle qu'elle fût, avait dû se propager jusque dans les cryptes.
C'était logique.
Ce devait être logique.

De la pierre noircie.
Il ne la voyait pas, il ne voyait rien. Mais elle devait être ainsi, elle devait...

La main abandonnée sur la couverture se crispa brièvement. Puis elle se leva par saccades lentes, comme si elle aussi pesait beaucoup trop lourd. Les doigts semblèrent esquisser comme une caresse sur la joue de Fanaa, mais poursuivirent leur chemin sans s'arrêter. Ils paraissaient gratter... gratter quelque chose d'invisible suspendu dans le vide.

La pierre s’effritait aisément. Mais non, que faisait-il ? On l'appelait, pourtant il ne devait pas sortir. Il était trop tôt.
Déjà, au réveil, il n'avait eu que le temps de se barricader à nouveau.
Comme à cet instant, juste avant que des dents jaunes ne lui déchirent la peau et les chairs, à la recherche du sang et surtout de la force qu'il charriait. Le Lévitis était déjà inconscient lorsque les mâchoires s'étaient refermées. Les portes d'airain s'étaient refermées les premières. Elle s'étaient refermées pour protéger ce que nulle magie ne pouvait reconstruire.

- Donne... moi...

Il se figea. La voix émergeait des ténèbres, juste par dessus son épaule. Il n'était plus seul. Un souffle fétide balayait sa nuque.
C'était entré.
Quand ? Comment ?
Une fissure ?
Un...

Son épaule le brûlait atrocement. Le fer rouge.
Mais non, ce n'était pas son épaule ! C'était tout, tout son corps qui semblait brûler.
Ca faisait mal, tellement mal.

Des regards. Des paroles chuchotées quand on pensait qu'il n'entendait pas.
Bien sûr, ceux qui jalousaient le titre qui lui était échu sans qu'il l'ait mérité par sa naissance. Il n'était pas à sa place, il n'avait rien à faire là.
Mais pourquoi est-ce qu'il y avait de la peur aussi dans ces yeux ? De la... pitié ? A qui étaient ces yeux ? Il ne les reconnaissait pas.

Des chaînes.
Il voulait fuir.
Pourtant il devait rester là. Il avait fixé ces fers lui-même, alors...
Mais non ? On l'avait jeté dans des cachots froids et humides... si chaud... si sec... soif.

Tellement soif.

Tellement seul.

Tellement mal...

Noir.

Silence.

Soif.

Il est des souvenirs, des sentiments si forts qu'ils laissent une empreinte. Cette empreinte survit aux pensées qui lui ont donné naissance, aux chairs qui lui ont servi de matrice.
On aurait pu dire qu'ils se changeaient en rêves. Des rêves qui hantaient les êtres énommés, même quand ceux-ci cessaient de les comprendre.
Des rêves qui leur avaient été si douloureux lorsqu'il atteignaient encore des reliques de conscience qu'on les aurait plutôt qualifiés de cauchemars éveillés.

Heureusement qu'il n'y avait personne pour entendre les échos des âmes mourantes, brûlées par la malédiction du désert rouge.
Personne...

Lueur. Odeur d'herbes médicinales.

Les doigts d'Earl se figèrent dans le vide.
Il cilla et ses yeux d'ambre parurent s'éclaircir. Ils se fixèrent enfin sur le visage penché sur le sien.

- Fa... naa ?

Personne...

Son regard se figea à nouveau. Par à-coups, il renversa la tête en arrière.
Sa bouche s'ouvrit pour prendre une respiration qui ressemblait à un hoquet.

Et il se mit à hurler.

Ce qu'avait fait Fanaa et Tarik ne paraissaient pas logique de prime abord et pourtant cela c'était révélé efficace.

Devant l'attitude de la danseuse, Thani avait échangé un regard étonné avec la dédrane qui s'était contentée de hocher de la tête avec un regard entendu.
Bon, s'ils étaient amants, il n'avait pas son mot à dire sur le comportement de Fanaa.

Son esprit dériva sur le fait qu'il aurait presque aimé être à la place du convalescent si c'était Mellyna qui le couvrait de baisers. Il pensait toujours à elle avec son physique de jeune femme. Il ne se faisait pas à se nouvelle forme. Bien qu'elle ne l’écœure pas, il ne considérait pas cet état comme définitif. Son cerveau s'y refusait. Et si c'était le cas ? Continuerait-il de la courtiser ? Il ne savait toujours pas. Il aurait dû lui demander de rester avant, ne pas l'emmener dans cette foutue grotte, ne pas la laisser seule une seconde. Les regrets s’immisçaient de plus en plus et l'empêchaient de penser aux soins à apporter au jeune homme. Ce fut son cri qui le tira de ses réflexions et le ramenèrent à la réalité.

Il cligna des yeux, Tarik avait balancé de l'eau, Fanaa et Mellyna entouraient le lévitis.
Mellyna tentait de calmer Fanaa plus que le clerc qui ne semblait ne pas les entendre. Quand le hurlement cessa, elle lui fit boire un calmant avec l'antipyrétique, ainsi qu'un supplément d'eau pour ne pas qu'il se déshydrate.

Ce cri n'avait pas réveillé Fynarine qui dormait calmement. Elle avait été au bout de ses forces et son corps en réclamait le prix.


-Fanna, est-ce que tu veux que j'aille chercher son compagnon lévitis ? Savoir s'il a déjà eu une crise de ce genre avant ? On sera tous là, il ne t'arrivera rien.

Il l'avait reconnue, il l'avait reconnue et puis ... oh ce cri ... détresse, douleur, terreur peut-être ... qu'est-ce qu'il avait ? Par les lunes, qu'est-ce qu'il avait ? Le son, vibrant, à glacer le sang fit voler en éclat les barrières de Fanaa, sa résolution de faire attention et de rester en retrait, de retenir ses émotions et sentiments derrière une digue ... afin de ne pas le déranger, de ne pas se faire rabrouer.

Elle le serra fort, bien plus fort tout contre elle tandis qu'il hurlait à son oreille.

- Earl je t'en supplie calme toi. Qu'est-ce que tu as ? Je suis là Nereyn, je suis là. Je te protège, je suis là. Earl je t'en prie ... je suis avec toi tu n'es pas tout seul. Je suis là, je suis là pour toi. Je te protège mon amour. Calme toi, n'aie plus peur ...

Avait-il mal ? Avait-il peur ? Fanaa n'arrivait pas à savoir si il réagissait ainsi parce qu'il se réveillait d'un cauchemar ou si une douleur terrible ne s'était pas fait sentir en lui. Comment savoir ? Commet savoir si il ne disait rien ?

*Tais toi tais toi tais toi je t'en supplie, il va venir !*

Et puis il s'était tu, et alors Mellyna l'avait séparé d'elle pour lui faire boire une potion calmante et le rallonger.
Et elle avait proposé d'aller chercher Ridelgald. Toute couleur avait quitté le visage de la jeune fille mais elle avait hoché la tête. Ridel connaissait Earl. Il était important qu'il soit là. Il le connaissait, il saurait. Mellyna avait raison.
Fanaa avait posé sa main sur celle de Mellyna et avait hoché la tête de nouveau.

- Oui. Vas-y. D'accord.

Elle avait baissé la tête et posé une main douce sur le front d'Earl. Elle hocha encore la tête. Une sensation glacée courut le long de sa colonne vertébrale. C'était le mieux pour lui, c'était ce qui comptait.

- D'accord. piaula-t-elle.

Mellyna serra une dernière fois la main de Fanaa, avant de se détourner et de partir à la recherche du lévitis Elle laissait la danseuse entre de bonnes mains aussi elle ne s'inquiéta pas. La dédrane trouva le soldat dans la première des maisons qu'on leur avait alloué. Il y avait trois autres couchettes mais elles étaient vides. Elles étaient surement réservées pour les hommes du groupe. C'est bien que les filles soient ensemble, elles pourraient parler plus facilement si l'envie leur en prenait.

Le soldat paraissait dormir, son dos faisait face à la porte et des légers ronflements s'échappaient du corps massif. Elle frappa à l’encadrure de la porte pour ne pas le surprendre. Elle ne voulait pas qu'il lui donne un coup par réflexe si elle s'approchait trop silencieusement. Aussi elle commença à lui parler du seuil en se rapprochant un peu.

-Monsieur Ridelgald ? Excusez moi de vous déranger dans votre repos.
J'aurais des questions sur les antécédents médicaux du seigneur Earl. Fynarine n'est pas en mesure de s'en occuper et des précisions nous aideraient peut-être à comprendre son état.

Ridelgald manqua un ronflement et se redressa sur un coude. L'air encore endormi, il se passa une main sur la figure avant de tourner la tête vers la Dédrane.

- Antécédents ?

C'était un peu compliqué, comme réveil.

Le Lévitis s'ébroua puis roula sur le dos pour faire face à la porte. Il s'assit et considéra Mellyna d'un oeil brumeux.
Cette expédition l'avait fatigué plus qu'il ne l'aurait cru.
Il n'était pas encore un vieux hors d'âge, mais c'était à croire que ce genre de péripétie commençait à le dépasser un peu.

Les mots parvenaient enfin à faire sens dans son cerveau mal réveillé.

- Comment ça, elle n'est pas en mesure de s'en occuper ? Il devait juste dormir, se reposer, non ?

Inquiet, il se leva d'un bloc. Ses cheveux pâles brossaient presque le plafond.

- Dans quel "état" est-il donc ?

---

Le breuvage endormait son corps. Earl n'avait plus l'énergie de crier ou de bouger.
Même les quelques mots sans suite qui parvenaient à s'arracher entre ses lèvres étaient à peine articulés.

Cependant, le peu de ces mots, et surtout les quelques fragments de phrases qui réussissaient à se faire entendre sonnaient étrangement. On reconnaissait bien la langue du désert, si ce n'est que le Lévitis semblait avoir brusquement oublié son accent. Il parlait habituellement avec une bonne aisance, mais son phrasé était plus sec, plus dur que celui des nomades ou du peuple des falaises. En fait il n'était pas facile d'imiter leur débit fluide, de maîtriser les liaisons chantantes entre les mots.
Or les quelques bribes de phrases qui semblaient former un tout cohérent hors de la bouche du Lévitis ne souffraient d'aucun défaut.

Du liquide dans sa gorge...

... épais, visqueux, au goût de cuivre.
Une fourrure épaisse palpitait faiblement contre sa joue.
Encore, il en voulait encore.
Ce n'était pas, ce n'était jamais assez...

- Chéri ? Quand est-ce que tu reviendra dormir à la maison ? Irie peut très bien s'occuper de maintenir le feu allumé la nuit...
- Bientôt...

Il jeta un coup d'oeil à ce qui avait été un oreiller un peu élimé et qui se consumait à présent dans les flammes.
Il avait encore saigné du nez pendant son sommeil. Une de ses molaire s'était aussi déchaussée.
Quelque chose changeait, au plus profond de ses chairs, de ses os, il le sentait.
Non, non, cela ne pouvait être !
Bientôt, cela s'arrangerait. C'était la fatigue, une carence quelconque.
Cela passerait.

Il pleuvait dru.
De grosse gouttes s'écrasaient avec bruit contre les carreaux des portes-fenêtres qui donnaient sur la terrasse. Tout au fond de la cour, la silhouette noire et battue par le vent du vieux chêne était presque indistincte.

- Mais enfin, que faites-vous assis là, par terre !

Une main sèche l'attrapa par l'oreille et le força rudement à se remettre sur pied. D'une poussée rude, on l'expédia vers l'escalier.

- C'est l'heure de vos leçons !

Les leçons se passaient dans une pièce minuscule, sans fenêtres.
Il détestait être enfermé.
Il ne le voulait plus.

Les gouvernantes continuaient à jacasser tandis qu'il montait lentement les marches, comme s'il avait été trop insignifiant pour qu'on se donne la peine de seulement attendre qu'il soit hors de portée de voix.

- Ce gamin est-il à demi stupide ?
- Oh, quand on songe où sa Seigneurie a eu la fantaisie de le ramasser, ce ne serait pas étonnant.
- Mais quelle idée...

Ils savaient.
Il n'avait pas de miroir. Les reflets dans le métal étaient rarement fidèles.
Il avait rencontré le regard d'un des chasseurs qui rentrait au matin, et il avait compris. C'était comme si les yeux écarquillés du chasseur lui avaient servi de miroir, reflétant la grande tache blême qui s'étalait sur la moitié de son visage.
Même son oeil gauche était...

Ses yeux le brûlaient.
Même pleurer faisait mal.
Tout était tellement sombre, tellement froid.
Il était tout seul, à nouveau.

Il restait obstinément roulé en boule, le corps plié dans le trou, une joue collée contre les barreaux rouillés. Mais de l'autre côté il n'y avait plus que le vide et le silence.
Son corps épuisé était secoué par une fièvre maligne. Son esprit commençait à s'égarer. Il divaguait. Ce maudit cerveau s'amusait à le persuader qu'il était dans un lit de plumes, qu'il n'y avait ni murs ni barreaux... puis il retrouvait sa lucidité, les dalles glacées et la grille que ses doigts gourds refusaient de lâcher.
Peut-être que c'était mieux ?
S'il mourait là, maintenant ?
Il n'avait plus la force. Même sans la fièvre, il savait qu'il aurait commencé à perdre la tête.
Là, il n'avait qu'à se laisser aller. Se laisser glisser dans un de ces rêves où s'il avait trop chaud, c'était à cause d'une épaisse couverture et d'un feu crépitant.
Oui, il passerait tout doucement d'un rêve doux et chaud à une obscurité où la faim, la solitude n'avaient plus aucune importance. Il pourrait enfin se reposer.
Enfin...

Enfin il n'y aurait plus aucune pensée, aucun remord, aucune douleur.
Il n'y aurait que la soif.
Même s'il s'en prenait à sa femme, à son enfant, il n'en souffrirait pas. Il ne s'en rendrait même pas compte.

Mais quoi ? Non, que disait-il ?!
Il devait partir, s'éloigner tant qu'il était encore temps !

Les autres ne disaient rien, mais ils commençaient à avoir peur, à chuchoter.
Ils n'avaient pas cherché à l'expulser, à l'isoler. Ils auraient dû.

C'était un tout petit village. Ils n'avaient pas encore eu à faire au mal qui rongeait les corps et les âmes. Aucun n'aurait le coeur de mettre un terme à tout ça avant qu'il ne se produise un autre malheur irréparable. L'unique soigneur qu'ils avaient la chance de compter parmis eux n'en dormait plus, lui aussi. Il était persuadé de trouver un remède...

Il devrait le faire lui même.
Partir, loin.
Alors il irait au bord de la plus haute falaise. Et il sauterait.
En espérant que cela suffise.
En espérant qu'il ne lui resterait pas un souffle pour permettre au mal de poursuivre son oeuvre, que ce corps qui changeait si vite à l'intérieur ne se relèverait pas.
Demain, il s'en irait.
Il avait si soif, déjà...

Earl ne bougeait plus, ne hurlait plus. Etait-ce une bonne chose ? Au moins semblait-il calme ... Mais il parlait. D'entre ses lèvres s'échappaient des bribes de mots, de phrases dans le dialecte du Désert. Fanaa n'y comprenait goutte.

- Que dit-il ?
- Attends.

Tarik tendait l'oreille. Il se rapprocha encore pour entendre mieux, pour saisir le sens de ses paroles. La tête toujours penchée, il regarda la Danseuse.

- Il parle de sa femme.
- Sa femme ? Mais il n'a pas ...

Pouvait-elle affirmer avec certitude qu'il n'avait pas de femme, d'épouse, de fiancée ou tout simplement de bonne amie ? Non. Elle l'avait pensé, mais au bout du compte elle ignorait si c'était vrai. Elle oubliait bien vite qu'elle ne le connaissait pas.

- Il y a un enfant aussi je crois. Il parle de les laisser, de se tuer pour ne pas s'en prendre à eux.

Fanaa écarquilla les yeux.

- Mais ça n'a pas de sens ! Earl ! Earl !
- Fanaa, il a été mordu. Il a été mordu par l'un de ceux qui a changé.
- Oui mais Fynarine l'a soigné ! Et Mellyna lui a redonné de l'énergie ! Regarde, il ne saigne plus !
- Physiquement il va bien oui, mais peut-être qu'à un autre niveau ...
- Il va devenir comme eux ?! Sa voix montait dans les aigus, vibrante de panique.

Ce n'était pas possible ! Ce ne pouvait pas être possible !

- Nous n'avons vu aucun cas où "ça" se transmettait.

Un silence. Un regard de Fanaa avec une miette d'espoir.

- Jusque là.

Chute.
On se plaisait à dire qu'une personne qui tombait ainsi voyait sa vie défiler devant ses yeux. C'était faux.
Un grand flou brouillé par les larmes. Le coeur comme broyé dans la poitrine, au point qu'on avait l'impression d'être presque mort avant même de toucher le sol, et pourtant si vivant...
Et les rochers qui grossissaient, vite, si vite, si...
Pas de pensée, pas de regret.
Juste cette fraction de seconde terrible où le craquement épouvantable des os parvenait à ses oreilles. Son corps n'avait même pas eu le temps de réaliser cette sensation de douleur trop intense, que c'était déjà le noir absolu.

Noir ?
Bleu.
Un ciel sans nuage.
Ses yeux voyaient. Ils voyaient une minuscule tache sombre qui tournoyait, portée par l'azur. Elle grossissait, venait à sa rencontre comme l'avaient fait les rochers.
Battement d'ailes, crissement des serres sur la pierre.
Le rapace s'approcha à petits bonds, concentré sur cet oeil vitreux si rond, à la pulpe humide comme celle d'un fruit. Mais l'odeur l'arrêta.

Les animaux du désert évitaient cette odeur. C'était le parfum de la mort.
Les êtres qui le portaient étaient encore vivants... certains ne respiraient plus, car leur corps avait simplement décidé que cela lui était inutile. D'autres n'avaient plus de coeur qui battait dans leur poitrine creuse.
L'elixia pouvait accomplir des choses merveilleuses, et terrifiantes, aussi.
Les êtres continuaient à exister, à bouger, à penser encore pendant un temps. Des pensées de plus en plus basiques, jusqu'à ce qu'elles soient submergées par ce désir unique : boire.
Leurs corps monstrueux ne fonctionnaient que sur leurs propres réserves. Il leur fallait se ravitailler, sous peine de ne plus pouvoir remuer et de se dessécher au soleil jusqu'à ce que la dernière parcelle de chair tombe en poussière de leurs os.
Ils étaient vivants à leur manière, mais ils apportaient la mort à toutes les autres créatures.

L'oiseau le savait. Il recula d'un bond et s'envola précipitamment.

Ses bras étaient brisés, à peine retenus par des lambeaux de peau distendue. Mais ses chairs s'étiraient, lentement, à la manière des vrilles d'une plante grimpante.
Il avait trop attendu.
Ou alors il aurait dû choisir une falaise plus haute encore, un endroit qui aurait réussi à détacher complètement son crâne de sa colonne vertébrale.
Son coeur était encore là, il battait encore... il avait encore besoin de sa tête pour recevoir l'ordre de battre. Si seulement son cou était tombé sur l'arrête tranchante de ce rocher, là, juste là...
Pourquoi n'était-il pas tombé rien qu'un mètre plus loin ? Pourquoi ?
Ah, que quelqu'un vienne, que quelqu'un finisse le travail !

Derrière les carreaux brouillés par la pluie, le garçon aux cheveux couleur de neige regardait l'ombre floue du vieil arbre. Sous la chape grisâtre de la bruine, il disparaissait, branche après branche.
Les doigts de l'enfant griffèrent la vitre sertie de plomb verdi par l'humidité, laissant quatre traces un peu tremblées dans la buée déposée par son souffle haletant.
Non, il ne devait pas disparaître !
Nouveau souffle, nouveau halo de buée. Plus large. Une odeur fétide restait suspendue dans l'air.
Dans le reflet des carreaux, deux grands yeux morts le regardaient. Il se regardait.

Earl se crispa à nouveau. Il se souleva à demi, si brusquement que Tarik se retrouva assis par terre en reculant.

- Ne tse'raiel kahe ! Ne tse'ra... moi ! Tuez-moi !

Il retomba sur la mince paillasse.

- S'il vous pl... oneya... oneya...

Fanaa regarda le Levitis, puis le chasseur.

- Tu mens !
- Ecoute je n'en sais rien, moi ! Ceux qui se font attraper ne reviennent tout simplement pas d'habitude ! Mais entends-le ! Tu vois bien qu'il est en train de se perdre !
- Ne dis pas ça !
- Et alors quoi ? Tu veux que je te dise qu'il va bien ? Qu'il va s'en sortir alors que je n'en sais rien ?!
- Mais Tarik ... ses lèvres se mirent à trembler, elle était au bord des larmes. Elle les avait pourtant retenues longtemps.
- Peut-être que ça va aller, peut-être qu'il est en train de livrer un combat intérieur et qu'il va gagner. Il faut l'espérer.
- Mais on ne eut rien faire ?
- Je suis désolé ... je l'ignore.
- Donc il se bat pour savoir si il restera lui-même ou si il partira avec eux ?
- Peut-être. Ce n'est qu'une supposition. Je n'ai jamais vécu pareille situation.

De toute façon c'était la seule piste. Fanaa arrêta de regarder Tarik pour s'asseoir à califourchon sur les jambes du Levitis, le choper au col et décoller son buste du sol.

- Earl ! Earl ça suffit maintenant réveille toi ! Arrête de faire ça ! Réagis !

Elle le secouait et elle criait. Toute ombre de calme avait disparu de sa voix paniquée. Elle lui mit une gifle.

- Ouvre les yeux ! Tu es Earl Pendergast Althemachin Adennon ! Fils adoptif de cet ignoble seigneur Adennon de Levitas ! Tu sais bien ! Celui qui t'a fait du mal et qui a voulu tuer Syld ! Tu es un imbuvable clerc Levitis qui se croit mieux que tout le monde ! Tu le sais ! Tu es intelligent et froid ! Syld dit toujours que tu as un balai dans le derrière ! Réagis ! Syld aurait tué pour toi ! Ridelgald tuerait pour toi ! C'est que malgré ton horrible façon d'être tu as su les toucher ! Tu t'es toujours montré comme inébranlable alors ne détruis pas tout maintenant ! Earl bouge-toi ! Si c'était arrivé à quelqu'un d'autre tu lui aurais dit que s'il ne s'en sortait pas tout seul il n'aurait eu qu'à crever ! Tu le sais ! Parce que toi tu as la force de t'en sortir alors bouge toi ! Ael t'attend, c'est ta reine ! Tu as promis ! Nuada compte sur toi ! Tu es Earl Nereyn Pendergast Adennon ! Bats-toi ! Tu as les cheveux blancs, les yeux dorés et le teint hâlé ! Tu es de Levitas et du Désert ! Rappelle toi ! Tu es empathe ! Tu es méchant ! Dur, sec et froid ! Tu es tout le temps malade et mal fichu ! Tout le temps ! Et alors il faut s'occuper de toi et te remettre sur pied ! Mais tu te relèves ! A chaque fois ! Tu es tout fragile mais tu n'es pas un faible ! Earl ! Earl ouvre les yeux ! Earl secoue-toi ! Ne lâche pas prise ! Jamais ! Rappelle toi qui tu es ! Rappelle toi qui tu es, Earl !

La dédrane dansait d'un pied sur l'autre mal à l'aise, sans pour autant fuir le regard du lévitis. Ses boucles blanches dansaient devant son visage fatigué, sa peau mate paraissait presque noire dans l'obscurité de la pièce, seul une petite bestiole paraissait briller sur son épaule.

-Le problème c'est qu'on ne le sait pas. Il délire, physiquement on le force au repos avec des calmants, mais au niveau psychique il échappe aux traitements et on est bloqué.
Fynarine est trop fatiguée pour intervenir, elle a autant besoin de repos que le seigneur Earl. Il n'y a pas de soignants qui s'y entendent en elixia dans ce désert, ou pas à notre portée en tout cas.
Je ne connais pas son histoire, je ne le connais presque pas tout court. Si ce n'est pas dû à une maladie qu'il avait avant ou à son statut de clerc, c'est qu'il a attrapé un truc ici.
Vous connaissez son état antérieur, peut-être aurez-vous une idée ou saurez-vous quels mots lui dire si on retente une descente dans son esprit...
Fanaa le refuse totalement, en tout cas jusqu'à maintenant, et moi je ne suis qu'une intruse dans cette histoire.

Elle baissa les yeux, les remonta instantanément en rougissant légèrement avant de se détourner.

-Je vous laisse le temps de vous habiller et on y va ?

Ni les secousses qui faisaient ballotter mollement sa tête, ni la gifle qui la lui rejeta sur le côté ne parvinrent à lui arracher une réaction.

Le garçon trop pâle de n'avoir vu la lumière pendant des mois frappait les carreaux, frappait le reflet monstrueux qui l'observait.

Le Lévitis se tendit comme un arc, les yeux ouverts mais toujours perdus dans le rêve d'une autre réalité qui n'en était pas moins palpable.

Une fissure apparut en travers d'un des carreaux en losange, le séparant en deux d'un mince fil argenté. Dans un craquement, le poing serré passa au travers du verre. Le gamin saisit à pleines mains les débris coupants, força sur l'armature de plomb qui pliait, s'arrachait du cadre de bois vernis. Il s'effondra enfin sur les dalles de la terrasse à demi inondée par la pluie qui tombait à présent à torrents.
Son pied était resté coincé dans les éclats de verre, de bois et de métal.
Non, quelque chose lui enserrait la cheville, tirait pour le ramener de force à l'intérieur.
Des doigts, il tentait de s'agripper aux fissures de la pierre, mais ses ongles ne creusaient que des sillons dans la poussière rouge.
Il...

Earl se débattit, faillit désarçonner Fanaa. Ses mains qui semblaient vouloir détacher les doigts agrippés à son col raidi de sang vinrent se plaquer sur ses oreilles.

- Yell, yell'ie ! Tais-toi ! Vas-t-en, laisse-moi !

Le gamin fuyait, trébuchait dans la poussière. Il avait les cheveux rouges, deux grands yeux d'un beau bleu très sombre qui s'agrandissaient démesurément sous le coup de la terreur. C'étaient des yeux qui hurlaient "je ne veux pas mourir".
Il dégringolait tandis qu'une grande mains aux ongles trop longs le tirait par la cheville.
Craquement.
Sa bouche s'ouvrait sur un cri tandis que ses bras disloqués retombaient. Il ruait encore, se tortillait avec une énergie folle. Les longs doigts pâles le saisissaient par la tignasse, lui tiraient la tête en arrière à lui en briser les vertèbres et...

Non, pas ça.
Il fallait que ça s'arrête, que ça s'arrête maintenant.
Avant qu'il ne sente ses dents déchirer, percer la peau brune, avant que le sang chaud et visqueux ne jaillisse par saccades contre son palais, ne s'écoule dans sa gorge...

Il aurait fallu du temps, plus de temps pour que les échos s'évanouissent enfin, que les rêves de ce qui n'était plus se délitent enfin dans le néant auquel ils appartenaient. Les portes n'avaient pas tenu.

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Ridelgald en oublia complètement de ressentir le moindre embarras.

Il délirait ?

- Ca irait beaucoup plus vite de faire l'inventaire des os qu'il ne s'est jamais brisés ou des blessures qu'il n'a jamais reçues, grogna le soldat tout en attrapant de quoi se vêtir. Si c'est uniquement dans la tête que ça se passe, il n'y a que deux possibilités : soit c'est sa raison qui flanche toute seule...

Il se retint d'ajouter qu'Earl avait toutes les prédispositions nécessaires à cela. Il boucla vivement sa ceinture.

- ... soit c'est quelque chose d'extérieur qui essaye de le faire couler.

L'ennui, c'est que de ce côté là aussi l'ex-clerc était vulnérable... extrêmement vulnérable. L'empathie était d'avantage une malédiction qu'un don réellement utile, surtout lorsqu'elle échappait à tout contrôle.
Or ce maudit désert semblait tout faire pour faire sauter les barrières, les protections, les limites imposées à force de travail et de patience.
Pourquoi ce damné Earl n'avait-il pas plutôt choisi une maison au fin fond d'un bout de campagne perdue, loin des routes et des tueurs ?

- C'est bon, allons-y.

- Si ! Si écoute moi ! Je ne partirai pas ! Tarik aide moi, il faut qu'il m'entende !

Le chasseur se redressa et s'acharna à séparer les mains du Levitis de ses oreilles. Tout ce remue-ménage ne troublait absolument pas Fynarine qui se reposait au fond de la petite pièce.

- Earl ! Tu es Earl ! Tu es levitis ! Tu es Nereyn aussi, le changeur ! Tu es un clerc, un mage de vent et un dragon ! Tu ...

Le rappeler ! Nuada avait parlé de le rappeler. Oui ! Elle avait dit qu'ayant perdu sa soeur, il n'avait plus personne pour le rappeler si il se perdait. Mais cela c'était seulement si il se changeait en dragon, non ? Est-ce que ce qu'il vivait à ce moment était comparable à cela ? Est-ce qu'il pouvait être rappelé ? Mais même s'il le pouvait, Aesheera n'était pas là. Alors c'était inutile.
Et si Mellyna avait tenté d'entrer son esprit et que ça n'avait pas fonctionné, c'est que c'était fichu. Non. Entrer dans son esprit n'était peut-être pas la solution. Sûrement pas d'ailleurs. Pour entre dans l'esprit d'un autre il fallait avoir des capacités spéciales, un entraînement, un ...

- Earl dis quelque chose ! Pourquoi ne veux-tu pas revenir ? Pourquoi ?

Entrer dans son esprit ? Non. Fanaa ne pouvait sûrement pas le faire. Elle ignorait comment procéder. A moins d'y aller à l'instinct. De fait elle fonctionnait toujours à l'instinct mais avec le Levitis semblait s'amuser à y rester insensible. Fanaa secoua la tête, puis, maintenant bien le visage du Levitis, elle colla son front au sien et ferma les yeux. Tenter d'entrer dans l'esprit de quelqu'un d'autre était une mauvaise idée. Surtout dans l'esprit d'Earl qui, elle le devinait, n'acceptait aucune intrusion. Mais si elle pouvait lui glisser un souvenir ? Un souvenir qu'ils avaient en commun, afin qu'il le prenne pour sien et ne le rejette pas ? Elle était prête à essayer. Elle voulait le ramener.





De longs cheveux d'un blanc nacré, une peau d'une blancheur de porcelaine, un visage aux traits plus parfaits que ceux d'une statue, une aura qui pousse quiconque au respect, deux mains fines et blanches, la perfection où que le regard se pose, une beauté marmoréenne, irréelle, des vêtements d'un blanc éclatant au tombé parfait, et pour trancher sur toutes cette blancheur, deux yeux d'un bleu de ciel, le ciel de Levitas. La Reine de Levitas.

- Promets-moi que tu reviendras. S'il te plaît promets-le moi.

- Bon sang mais c'est qu'il est costaud ! Tu vas te calmer, oui !

Heureusement qu'il avait de la poigne Tarik, car Earl gigotait comme un fou furieux, tentant de dégager ses bras, de jeter sa tête en arrière afin de frapper le chasseur de son crâne.
Si la chose monstrueuse heurta l'esprit de Fanaa, ce fut le front d'Earl qui la frappa encore plus fort, lui faisant voir quelques étoiles.

- Aw !

Fanaa ferma les yeux, étourdie. Quelle brute ! Mais le souvenir était passé au moins. Sa main retourna à tâtons sur l'épaule du Levitis et elle reprit son discours.

- Aïe. Et bien puisque tu veux que je te le rappelle, tu es aussi un violent! La première fois que je t'ai vu, tu trimballais un attirail d'armes pas possible. Je n'aurais jamais cru que tu étais clerc au fond. Tu semblais n'avoir rien à envier à un assassin. Tu te bats avec deux épées, et c'est la deuxième fois que tu m'assommes au fait. Tu es sans pitié. Et malgré que tes muscles aient fondu à cause de toutes ces fois où tu es mal fichu, malade ou blessé, il te reste assez de vigueur pour nous compliquer la vie, là maintenant. Tu m'avais assommé dans le bassin, quand tu avais teinté l'eau de rouge, tu te souviens ? Nuadi et Nuada sont apparus juste après. Souviens toi, Earl. C'est là que tu es devenu Nereyn !



Ael le regardait toujours.

- Tu n'es pas un danger pour ma cité, je le sais, je le sens. Pourtant tu ne donnes pas ton véritable nom. Qui es tu ? J'ai confiance en toi, je sais que je le peux. Alors raconte moi tout et je te protègerai. Qui es-tu ?

Elle tendit une main gracieuse et fine, paume ouverte, l'invitant à répondre.