Confins du Désert Rouge - les grottes de Leviathan

- Mmh. J'ai menti. Ou plus exactement je n'ai fait que vous encourager dans votre erreur.

Ainsi donc, le mage mort avait été chercher ce petit rat dans l'espoir de bâtir la cité idéale, et s'était fait mordre en retour ?
Fuir le désert d'une façon ou d'une autre était bien inutile lorsque l'on portait sa malédiction en soi. Mara Pendergast avait pu vérifier ce fait bien des années auparavant.

La lame effilée resta posée là où elle se trouvait.

- Je repose la question : votre rôle ?

Mallouin fit mine de résister ... pour finalement lâcher le morceau. Si ce serpent d'émissaire lui coupait trop de petits bouts, il serait encore plus petit ! Cette simple idée était intolérable.

- La machine ! C'est moi qui ai conçu l'amplificateur de pouvoir ! C'est pour cela qu'il est venu nous chercher, voilà !



*************

- Papa ?

Sabu n'en crut pas ses oreilles. Elle parlait ! Elle était vivante ! Mais comment être sûr qu'il n'avait pas rêvé ? Elle l'appela une seconde fois.

- Tout va bien ma chérie, tout va bien.
- Je suis tout ankylosée ... où sommes nous ?
- Nous ... nous sommes ...

La jeune fille aux yeux bleus tourna sa nuque raidie de part et d'autre. Elle se tendit.

- Cet endroit me fait peur, je veux rentrer ...
- Je te le promets Lahili. Je suis venue pour te ramener. Tu peux marcher ?
- Je ... je ne sens pas encore mes jambes ...
- Ne pleure pas ! Ne pleure pas je te porterai ce n'est rien. Tout va aller mieux.

Les six autres jeunes filles s'éveillèrent aussi, affolées, perdues, sans aucun repère. Masha et Nandini s'occupèrent à les calmer, à les rassurer au possible. Fynarine vérifiait que toutes allaient bien. Aucune n'était blessé ou malade, elles étaient seulement affaiblies. Et droguées.

Un amplificateur ?
Earl considéra pensivement le petit homme gigotant. Pareille technologie n'était pas à la portée de tout le monde.
C'en était presque dommage de devoir se priver de ce genre de connaissances.

"Ville" sous-entendait une population conséquente.

Le Lévitis laissa son regard courir dans l'obscurité des jardins. Tout était plongé dans le silence.

- L'eau dans les réservoirs dont parlait Lashan possède des propriétés particulières, n'est-ce pas ? Et ces reptiles venimeux...

Il devait savoir, être sûr. L'apparence de Levianthan et des femmes dans les cuves de verre l'avaient déjà aidé à comprendre la vérité, cependant il tenait à entendre confirmation d'une autre bouche, fusse-t-elle celle d'un rat.

- ... qu'étaient-ils ?

La dédrane s'approcha lentement de la danseuse, elle s'agenouilla et lui prit les mains dans les siennes. Mellyna essaya d'atteindre la jeune fille sous les regards tristes des deux hommes restés pour veiller sur elles.

-Tu as surement tué un autre mage, Earl est vivant, tu devrais aller le voir... Il y a aussi des jeunes filles qui avaient l'air en bonne santé dans la pièce où nous avons combattu Léviathan. Tu veux les voir ? Te convaincre que tu n'as pas fait cela en vain ?

Elle ne savait pas trop quoi ajouter d'autre, Mellyna avait peur de gaffer. De dire quelque chose qui finirait de briser le petit oiseau qui était prostré devant elle.

-Fanaa, ma chérie, parle-moi.

La dédrane essaya son nouveau ton de grand-mère, elle devrait surement s'y habituer et arrêter de penser comme une jeune fille.
Est-ce qu'elle retrouverait son apparence ? Est-ce qu'elle vieillirait normalement désormais ?

*Non, plus tard les questions stupides. Je verrai bien ce qui se passe.*

- Un autre mage ?

La culpabilité lui serra le coeur et elle se remit à pleurer.

- Je ne l'ai pas senti ... je croyais qu'il n'y en avait qu'un et je t'ai envoyée vers lui ... Je suis désolée ... je suis désolée Mellyna ...

Les mains de la Dedrane, même ridées restaient chaudes. Du soutien. Enfin du soutien. Pauvre Mellyna, son visage ...

- Je suis désolée ... de ce qui est arrivé ... Excuse moi Mellyna, excuse moi ...
- Senti ? Envoyée ? De quoi est-ce que vous parlez ? demanda Tarik, perdu.
- Quand je suis partie, j'ai senti le mage, le danger et j'ai demandé à Mellyna de m'aider. Je ne pensais pas que vous seriez là aussi. Je voulais ... je ne sais pas.

Fanaa secoua la tête et serra les mains de Mellyna.

- Il n'a pas changé d'apparence quand il est tombé... il était mort ...
- Nous avons tous bien vu qu'il était vivant. Mellyna a raison, ce devait être un mage.
- Mais pourquoi n'a-t-il pas retrouvé son vrai visage ?
- Ca je ne sais pas ... mais qu'importe maintenant. Allons y. Voir celles qui sont sauves fera du bien à tout le monde.

Fanaa secoua la tête.

- Ces filles, il faut les brûler ...
- Personne n'a de quoi faire du feu.

Pourquoi cette obsession pour le feu ?

Tarik souleva la chevelure imbibée de sang et de liquide. Elle s'était agglomérée en paquets morts et faisaient des cloques sur la peau du dos et de la nuque de la Danseuse. ça ressemblait maintenant à tout sauf à des cheveux. Il trancha la masse au niveau du cou. Fanaa ferma les yeux comme si le geste lui avait fait mal.

- Montons. Tu nous guides Mellyna ?

Tarik voulut la prendre dans ses bras. Elle refusant, arguant qu'elle pouvait marcher. Il s'avéra que ce n'était pas le cas. Honteuse, elle le laissa alors la soulever.

- Mais les filles ..
- On s'en occupera plus tard.

A la vérité, Tarik ne pouvait l'assurer mais cela semblait lui tenir à cœur alors il ne prenait pas grand risque à dire cela pour la calmer. Lui voulait absolument sortir de cette pièce, de ce palais de cette caverne ! Il étouffait ici !


****************

- Ils étaient déjà là avant. Ce sont mes valets, mes serviteurs, des mages bas-de-gammes. Je ne les ai pas formés. Je ne les connais pas. Ce n'est pas comme s'ils avaient beaucoup de conversation. Des êtres limités ... un peu comme vous. Mais eux au moins savaient se rendre utiles ! Ha !

Earl ne broncha pas.
Ni pour l'insulte, ni pour la confirmation de ce qu'il avait déjà compris.

Il se sentait vraiment fatigué. La colère et le mépris faisaient place à la pitié et au dégoût.

Il prit une profonde inspiration avant de répéter sa question sans céder à la tentation des injures et des sarcasmes... pourtant Ael savait à quel point il avait envie d'écraser cette face de rongeur gras sur la rambarde, juste à côté des phalanges blanchâtres tranchées net.

- Cette eau. Dis-moi ce que tu en sais.

- Je saigne ! Je saigne ! Vous êtes fou ! Tortionnaire ! Émissaire à la manque !

Il pleurnichait maintenant en fixant ses phalanges en moins. Comment allait-il pouvoir bricoler maintenant ? Un roi digne de ce nom n'avait pas de doigt en moins. Un roi devait être grand, beau, admiré de tous les hommes et désiré de toutes les femmes !

- Je ne sais rien de l'eau je n'en ai jamais bu. Je ne suis pas mage moi, cette cochonnerie je n'en suis pas le créateur !

- Bien. Je n'ai plus de question.

Earl lâcha la main mutilée qui quitta bien vite la balustrade.
Il regarda le petit bonhomme larmoyant et lâcha :
- Si vous étiez contentés de vous tenir tranquilles sans vous amuser à kidnapper de pauvres filles pour votre bon plaisir, vous auriez pu au moins être le "souverain" de ce palais, fut-il presque désert.

Le Lévitis considéra son sabre puis la masse replète de Mallouin saucissonné par les plantes grimpantes.

- Aucun d'entre nous n'a été envoyé ici comme "émissaire", pour autant que vous connaissiez la définition de ce mot. En revanche vous avez raison sur le "tortionnaire".

Les lianes fleuries se détachèrent brusquement, comme si elles avaient deviné ses intentions. Trop surpris par cette soudaine liberté, Mallouin resta comme hébété et immobile. Earl n'eut qu'à donner une petite poussée et le petit bonhomme bascula par dessus la rambarde basse avec un cri aigu.
Un craquement mou marqua le point final de sa chute. Dans l'obscurité, hors de portée de la lueur des sabres, l'eau de la fontaine la plus proche de la façade se teinta de rouge.

- Mauvaise journée ? interrogea plaisamment Sheyn qui, lui, n'avait pas manqué une miette du final.
- Epouvantable, rétorqua Earl avant de relever les yeux vers l'endroit où devaient se terminer les jardins.
- Est-ce que...
- Oh, j'ai repéré les fameux réservoirs.

Sheyn s'assit sur la rambarde et fit mine de se curer les dents de l'ongle.

- Cette eau puait. J'ai déjà entamé le nettoyage.

Du bout de son pied nu, il indiqua un point dans les ténèbres... des ténèbres d'où s'élevait une lueur bleuâtre.
Earl plissa les yeux pour voir ce qui produisait cet éclat.

Une à une, les fleurs du jardin s'allumaient, prenant un aspect pâle, presque fantomatique. La lueur s'étendait peu à peu, filait le long des tiges qui se soulevaient dans un bruissement. La vallée souterraine prenait un aspect un peu sinistre pour des yeux accoutumés à l'éclat du jour et des lunes, mais le spectacle avait malgré tout une beauté étrange, éthérée.
Les pétales des fleurs qui sommeillaient, enroulées autour des colonnes de la terrasse, se déployèrent avec lenteur, révélant leur coeur d'un blanc bleuté.
Earl toucha une feuille devenue presque translucide du bout du doigt. Elle frémit et ses nervures s'illuminèrent telles des veines d'azur.

- Les plantes autour des bassins auront tôt fait de drainer toute l'"eau" qui peut se trouver ici. Puis elles mourront.

En effet, au loin, on avait l'impression confuse que la lumière clignotait, comme si les fleurs à peine écloses se flétrissaient et tombaient au sol, retournant à l'obscurité.
Sheyn n'avait pas l'air très heureux en observant ce spectacle.
Il se détourna avec un reniflement.

- Cet endroit n'est pas fait pour les fleurs.
- Ce palais...
- Oh, les vestiges de la civilisation qui a arraché le sanctuaire à la roche. Il y a eu un cataclysme dans la région, bien des âges et des âges auparavant. Les forêts ont disparu, et les palais de pierre se sont pour la plupart engloutis avec elles dans les profondeurs du sol.

Earl s'écarta pour laisser passer les lianes fleuries qui rampaient comme des siairpens sur les dalles.

Elles s'étendaient, tâtonnant dans les couloirs, éclairant les fresques à demi effacées des murs de leurs belles corolles pâles. Elles se glissèrent ainsi jusque dans la salle des bassins de verre. Leurs fleurs touchèrent délicatement les cadavres alignés, comme un animal apprivoisé tapote de la patte le bras de son maître endormi. Mais les jeunes femmes étaient mortes, bien mortes. Dans un bruissement de feuilles, les lianes s'enroulèrent autour des corps inertes jusqu'à former des sortes de cocons piquetés de grandes coroles nacrées. Puis les plantes ne bougèrent plus, le chuchotis des feuilles sur le sol se tut.

Sur sa rambarde, Sheyn ferma les yeux avant de lâcher un soupir.

- Je suppose que cela suffira...

- Attends Tarik !

Le chasseur s'immobilisa et ils purent observer les plantes emprisonner les corps. Les fleurs étaient aussi peu naturelles que l'eau de la grotte, car nourries par elle, mais c'était toujours mieux que de se contenter d'abandonner ces filles ... comme ça ...

- On peut y aller, maintenant ?
- Oui je crois ... je crois que c'est bien.

Ils suivirent Mellyna jusqu'à l'étage. Fanaa ferma les yeux.

*Mur. Barrière. Cuirasse.*

Les filles arc-en-ciel étaient maintenant toutes réveillées mais seulement deux d'entre elles avaient retrouvé la maîtrise de tous leurs membres. Sortir de leur longue léthargie prenait du temps.

- Tarik, tu as encore à manger et à boire ?
- Oui, bien sûr.
- Donne moi ton sac. Elles ont besoin de force, je crois qu'elle n'ont pas eu de nourriture solide depuis longtemps. expliqua Masha.
- Alors elles devraient être plus maigres que cela, non ?
- Elles ont été nourries, mais uniquement de façon liquide. précisa Fynarine. ce devait être pour les maintenir en vie et plus ou moins en bonne santé. Donc atelier du moment : on nourrit les princesses.
- Je dois te poser Fanaa.
- Oui bien sûr. Ca va. Merci.
- Aucune n'est blessée, je vais m'occuper un peu de toi pendant que les autres s'occupent d'elles.
- C'est gentil. Si tu pouvais faire les jambes, je voudrais pouvoir marcher toute seule, les bras forts seront utiles autre part.
- Chut. Tais toi maintenant. Laisse toi faire.

Fanaa se tut et se laissa faire, observant les jeunes filles. Même à la seule lueur des armes enchantées, l'on voyait qu'elles étaient très belles. Et pâles. Contrecoup de la fatigue sans doute. Aucune ne venait du même village, certaines venaient de très très loin à les entendre parler. Et pas une ne se souvenait comment et quand elle avait atterri ici. Encore moins pourquoi. Tout comme Masha.

C'était de la très belle magie.

Earl étudia un moment le profil boudeur de Sheyn sans rien dire, puis se décida à rentrer à l'intérieur.

Il n'y avait qu'à suivre la lueur laiteuse des fleurs qui scintillaient au pied des murs des couloirs. Ces lianes à présent immobiles le mettaient mal à l'aise : il était quasiment sûr que Sheyn n'aurait eu à formuler qu'une simple pensée pour qu'elles se remettent en mouvement et s'attaquent à toute personne présente. Les longues tiges assemblées en faisceau auraient probablement été capables de les écarteler tout vifs... à moins qu'elles ne décident simplement d'aspirer toute leur substance vitale pour faire fleurir de nouvelles corolles spectrales.

Tout en essuyant la lame ensanglantée de son sabre, le Lévitis repassa le seuil de la salle où chacun s'affairait auprès des jeunes filles. Elles semblaient mieux se porter... physiquement, du moins.

- Comment vont-elles ?

-Elles récupèrent leurs sensations petit à petit. Elles n'ont aucun souvenir de ce qui c'est passé.
*Ce qui n'est pas plus mal.*
En revanche sont-elles toutes ici ? Combien de jeunes filles manquait à l'appel ?

-Hélas, je ne connais pas précisément le nombre. Les villages n'ont pas déclaré les enlèvements. Il y en a déjà plus que ce que à quoi je m'attendais.

La voix de Thani avait surgi d'un coin sombre où il faisait boire une jeune fille rousse habillée d'une robe bordeaux.

*Tiens, il me parle de nouveau ?*

Les sentiments de Mellyna étaient confus. Il l'avait embrassée, certes, mais c'était avant. Avant que son apparence ne change. Devait-elle ignorer l'évènement pendant l'orage ou en parler avec lui plus tard ? Comment pouvait-elle lui demander ce qu'il en pensait alors qu'elle était toujours sous le choc ? Et surtout qu'elle n'était pas sûre de ses sentiments avant même sa rencontre avec le faux Lor. Ca l'avait bouleversée plus qu'elle ne l'aurait voulu. En ce qui concernait son apparence, elle n'avait pas vu l'étendue des dégâts mais les expressions de ses camarades d'aventure tournaient dans sa tête. Seul Earl était resté à peu près neutre...

-Fynarine, vous pensez qu'elles pourront traverser le siphon par lequel nous sommes arrivés ?

Le groupe était en train de nourrir les jeunes filles. Mellyna s'était assise à côté de Fanaa et observait les soins de l'autre dédrane, elle se sentait trop lasse pour faire une tâche aussi répétitive que donner la béquée aux filles et la danseuse paraissait avoir besoin de soutien moral. Elle grignotait un bout de galette pour essayer de se redonner quelques forces.

Le dragonnet s'était retrouvé un nid dans la chevelure de neige et ne prêtait plus attention aux évènements. Mellyna aurait aimé pouvoir s'endormir ainsi dans un coin elle aussi.

- Elles sont toutes là. souffla Fanaa.

Elle saisit la main de Mellyna et la serra.

*Mur. Barrière. Cuirasse.*

La clerc observa les jeunes filles et secoua la tête.

- Ce n'est pas une bonne idée. La deuxième moitié du siphon était bien longue, c'est risqué. Elles ne sont pas assez en forme pour cela. La plupart d'entre elles ne pourront pas marcher très vite, et il faudra sûrement porter les autres. De plus puis comment en retrouver le chemin ? J'espère qu'il existe une sortie plus accessible.

Elle observa un silence.

- Bien entendu si nous n'avons pas le choix ...

Fynarine se releva et fouilla dans son sac pour trouver des feuilles à mâcher qui pourraient donner aux filles un regain d'énergie. Siphon ou pas, la chemin ne leur serait pas facile. Leurs corps n'avait pas fait d'effort depuis des jours et des jours. Des semaines même.

Traînant des pieds et l'air ennuyé comme à son habitude, Sheyn pointa son nez à l'entrée de la pièce, non sans une grimace en découvrant autant de monde sur place.

Il donna une petite tape à une plante grimpante qui tentait de s'enrouler autour de son cou puis renifla.

- J'crois que j'ai repéré une sortie de l'autre côté de la caverne. Les fleurs vont dans cette direction, donc il doit y avoir du soleil pas très loin. Par contre j'ai pas été vérifier si le passage était praticable. M'a fallu pas mal de temps avant de pouvoir modifier les plantes pour qu'elles s'occupent de l'eau puante, alors...

- L'eau puante ... alors tu t'es occupé des réserves ? De toutes les réserves, hein ? Même du lac derrière ? Parce que ça fait vraiment beaucoup d'eau. Beaucoup d'eau gâchée. Celle-ci n'a pas été "créée" mais avec ce qu'ils ont déversé dedans elle a été ... elle est ... souillée.

Fanaa se remit debout.

- Je vais voir ce qu'il en est de cette sortie. Je reviens. Merci Sheyn.

Fanaa quitta la pièce, passa à la salle du trône et sauta du balcon. Elle observa les fleurs brillantes pour déterminer leur direction et les suivit. Du soleil. Du soleil ne serait pas de refus. La lumière naturelle leur ferait du bien à tous. Et puis être dehors donnerait l'impression de respirer, de revivre ...

Même si elle serait bien repassée par les siphons, juste pour pouvoir se rincer, laisser glisser tout ce qui ne lui appartenait pas. Tout. Et par là elle n'entendait pas seulement le sang.

La dédrane aurait bien aimé mais elle ne suivit pas la danseuse. Elle se demandait si elle aurait l'énergie pour rentrer. Pas question de se laisser porter une nouvelle fois !

-Pas la force ce coup-ci, grommela-t-elle dans sa barbe.
C'est vrai que cela sent moins le pourris. Elles sont bien utiles ces fleurs...
Vous vous sentez mieux seigneur Earl ?

Le "seigneur" venait tout seul maintenant, elle ne voulait pas manquer de respect à la personne qui lui avait sauvé la mise.
La dédrane eut un frisson en repensant à la momie. Elle sentait que le cauchemar ne la quitterait pas de sitôt.

-Ca va peut-être vous sembler égoïste après tout ce qui c'est passé... Avez-vous déjà vu des "blessures" comme les miennes ? Savez-vous si c'est réversible ?

La question s'adressait autant au lévitis qu'à la soignante, autant se faire à l'idée tout de suite si ça ne l'était pas.


Ce fut Thani qui abandonna la jolie rouquine aux bons soins de Nandini pour suivre Fanaa. Il avait hâte de quitter ce lieu et d'en finir avec toute cette histoire. Il la suivit de loin, en descendant du balcon par les grosses pierres du mur, ce qui dénotait de son manque de souplesse et de rapidité.
Elle s'était faite agresser violemment deux fois par des membres du groupe et avait combattu bien pire, si on en croyait son aspect. Il avait la responsabilité de toutes les personnes du groupe, et puis Mellyna tenait visiblement à elle, pas question de la laisser seule.

-Fanaa ! Attends-moi !

- Très bien, merci. Encore qu'une bonne nuit de sommeil ne sera pas de trop une fois en lieu sûr.

Earl se massa la nuque d'une main.

La petite discussion avec Mallouin l'avait soulagé, cependant elle laissait un mauvais arrière-goût. Habituellement il ne tuait pas de sang froid, mais cette fois-ci...

Il jeta un regard en coin vers Ridelgald qui ne la lâchait pas des yeux, comme s'il craignait de le voir disparaître à tout instant.

- Egoïste ? Etant donnée la nature de la "blessure" en question, je ne pense pas.

Le Lévitis parut soupeser la Dédrane du regard, comme s'il cherchait à prévoir la façon dont elle allait réagir.

- Hum. Je dois avouer que c'est le premier cas de ce genre auquel je suis confronté. Je n'ai eu à faire qu'à une seule personne dont l'elixia vitale se dégrade à grande vitesse. Il n'y a aucune répercussion physique apparente dans son cas. Si son énergie venait à s'amenuiser en deçà d'une certaine limite, tout laisse à penser que tout son organisme s'arrêterait simplement de fonctionner sans autre préavis. Mais pour vous...

Earl haussa les épaules.

- Trop de spécificités. En l'absence d'autre information je ne saurais dire si cela va évoluer, ni dans quel sens. Si j'avais pu continuer encore un peu, peut-être que...

Il secoua la tête avec un soupir puis rengaina son sabre.
Les fleurs qui oscillaient paresseusement sous l'arche de la porte éclairaient suffisamment les lieux. Mais leur lueur pâle semblait renforcer l'impression de froid qui régnait à présent dans le palais souterrain.

Le Lévitis ôta la cape qu'il avait remise après le passage du tunnel inondé, et la drapa sur les épaules d'une des jeunes filles dont les dents claquaient plus fort que les autres.

- Nous n'allons pas pouvoir rester ici très longtemps, j'ai l'impression.

Fanaa se raidit en s'entendant appeler. Elle se retourna.

- Monsieur Thani ?

Lui, ça allait. Il avait soigné Khamsin. Elle s'arrêta pour l'attendre.

- Je ne pensais pas ...

Elle secoua la tête.

- Mais c'est aussi bien de tester le passage à deux.

Ils suivirent les plantes qui les menèrent à une sorte de large conduit. Enfin large ... disons assez pour passer à deux ou trois de front, pas plus. En revanche, le tunnel était fait pour le passage des dilos, non celui d'humains sans griffes et sans pattes arrières puissantes. Il s'élevait en pente relativement raide avec des sortes de renfoncement tous les mètres qui faisaient comme de très très hautes marches. Il y avait pas mal de traces de griffures sur la pierre. De là où ils étaient, il n'était pas possible de voir si ce passage menait effectivement dehors. Il faudrait l'emprunter pour en être sûr.

- Il faudra que les plus forts hissent les plus faibles sur chaque marche. On tient à deux sur les marches. Elles ne sont ni très plates ni vraiment régulières mais il faudra s'en contenter. Venez, allons voir ce qui se trouve au bout. Comme ça nous allons tester le système.

Fanaa voulait passer devant. En haut du premier niveau elle s'accroupit et tendit les bras pour remonter Thani mais la différence de poids ... la fit chuter en avant. Il n'y eu pas de mal, mais elle se sentit en colère. Ils échangèrent les rôles et l'eyerash put aisément la soulever. Ensuite, ils escaladèrent côte à côte. Les volutes de Fanaa suivant leurs évolutions sur la paroi. Le trajet ne fut pas des plus courts, ils étaient vraiment profonds, mais ils étaient rapides. Lorsqu'ils sortirent enfin, nul soleil ne les accueillit. Il faisait encore nuit.
Il semblait qu'en bas, plus de temps s'était écoulé qu'ils n'auraient cru.

Ils respirèrent l'air extérieur, puis s’engouffrèrent dans le conduit, le redescendirent et réintégrèrent la caverne. Fanaa songea qu'elle devrait aller récupérer son sabre mais la perspective de revoir le cadavre la faisait frémir. Ils retournèrent à la pièce aux jeunes filles, mais cette fois en empruntant l'entrée du palais et les escaliers.

- Le passage est praticable. Si tout le monde est prêt, nous pouvons y aller.

Les premiers mètres furent laborieux : les jeunes filles se sentaient de toute évidence engourdies, sans force dans les jambes. Mais, peu à peu, elles s'appuyèrent moins lourdement sur ceux qui les soutenaient. Bouger leur faisait du bien.

En passant auprès de la fontaine juste sous le balcon, Earl jeta un coup d'oeil vers les plantes qui foisonnaient autour du bassin à présent à sec. Entre les feuilles, on voyait encore des traces sombres sur la pierre de la margelle... et un pied potelé qui avait perdu sa chaussure dépassait sous les corolles lumineuses.

Marcher après des jours ou des semaines d'immobilité était salutaire. Mais les demoiselles considérèrent le tunnel en pente raide avec effroi. Comment ? Grimper ça alors qu'elles avaient les jambes en coton ?
Mais c'était ça ou rester plus longtemps dans cette caverne froide qui prenait des airs de tombeau sous la lueur des fleurs spectrales. Le choix fut vite fait.

Il y eut quelques grognements, des protestations lorsqu'une main impatiente poussait une fesse trop peu motivée, un petit soulier ou deux qui s'appuya sans vergogne sur une tête en guise de marchepied, mais finalement tout le monde put relever les yeux vers le ciel étoilé et lâcha un soupir de soulagement.

Ils avaient abouti très loin de tout village, dans une petite vallée oblongue. Cependant les lunes brillaient clair dans les cieux limpides et le sol était éclairé presque comme en plein jour. La route ne serait pas trop difficile.

Earl confia la demoiselle qu'on lui avait attribuée à Ridelgald et lui fit signe de ne pas l'attendre.

- Fanaa ? Il faut qu'on parle...

Fanaa se figea instantanément, les yeux rivés au sol. Elle avait pensé qu'en fermant la marche elle pourrait peut-être se faire oublier et laisser libre cours à ses pensées. Il y en avait tant, elles s'emmêlaient, la troublaient, l'inquiétaient.

Lui s'adressa à elle pour la première fois. Mais lui qui ? Il y en avait un allongé là-bas dans une fleur de lumière bleue. Comment être sure de qui était qui dans ce jeu des illusions ? Elle n'avait surtout pas voulu le regarder jusque là. Pour éviter ... elle ne savait quoi. Cela lui faisait peur. Fanaa releva lentement la tête en le détaillant des pieds au visage. Les mêmes bottes, le même pantalon, les mêmes fourreaux, la même chemise, le même cou, le même visage, les mêmes yeux, le nez différait, celui-ci semblait s'être pris un sale coup. Les cicatrices, les écailles, les cheveux, les pommettes, la bouche ... ils étaient identiques.

Une boule dans la gorge.

*Mur. Barrière. Cuirasse.*

Ne pas se laisser aller.

- Tu as mal ?

Bon sang pourquoi n'arrivait-elle même pas à ne pas s'inquiéter pour lui ? Stupide ! Alors qu'il n'était peut-être pas lui. Idiote. C'était sorti tout seul. Car elle osait enfin le regarder -se forcer serait plus juste que oser ici- et ce simple geste trahit ses protections.

Earl, lui, la fixait bien en face sans hésitation. De toute façon ce n'était pas son genre d'hésiter.
Prendre du temps pour réfléchir, oui.
Tergiverser après avoir réfléchi, non.

Il leva un sourcil étonné et effleura son nez. Il le gênait très légèrement pour respirer mais il n'avait pas gonflé. Et c'était douloureux surtout s'il s'en préoccupait.

- Oh, ça. Pas spécialement. J'aurais aimé pouvoir dire que j'ai écopé d'un mauvais coup lors de quelque affrontement épique mais...

Il haussa les épaules.

- J'ai juste perdu un duel de solidité contre une colonne de pierre.

D'un geste de la main, il repoussa cet inconvénient mineur hors de ses pensées avant de faire peser un regard scrutateur mais indéchiffrable sur Fanaa.

- Et toi ?

Seulement une colonne de pierre ? Mais alors son souhait avait été réalisé ! Et si son souhait s'était réalisé, c'était qu'il était réel ! Son petit coeur fit un bons et ses yeux brillèrent une seconde, puis sous ce regard qui l'accusait et l'acculait, elle pâlit. Elle le trouvait vraiment grand, et elle se sentait trop petite. Il l'écrasait de sa présence. Autant de présence ... si une illusion pouvait se parer d'une enveloppe, elle ne pouvait recréer une aura, n'est-ce pas ? Elle se retint de faire un pas en arrière.

- J'ai cru que je pourrais être plus forte que le mage qui était là-bas. Il y avait beaucoup d'eau alors je l'ai entendu. J'y ai envoyé Mellyna, je pensais pouvoir détourner son attention à lui. Mais quand j'y repense et quand je vois ce qui est arrivé à Mellyna, je me dis qu'il m'avait vue lui aussi. Je pense qu'il m'a laissé croire que je pouvais quelque chose, je me suis laissé piéger bêtement. Parce que j'avais peur. Encore plus parce que vous étiez d' l'autre côté. Et maintenant il y a un cadavre de toi là-bas.

Elle serra les poings pour ne pas trembler. Ses yeux étaient un peu trop grands, ses pupilles elles-même se dilataient. Elle ne voyait plus celui qui lui faisait face, elle voyait l'autre et son regard surpris, incrédule.

- Il parlait et lorsqu'il est tombé, il n'a pas changé. Ses yeux ... sont encore ouverts.

Elle ne pleurerait pas, elle ne flancherait pas, elle ne craquerait pas. Tout resterait à l'intérieur. Tout devait rester à l'intérieur.

*Mur ...*

Earl la considéra un moment en silence avant de lâcher avec une certaine froideur :
- Il y a des situations où il ne faut pas se laisser aveugler par un quelconque sentiment. S'il faut frapper, il faut le faire, c'est tout. Si on écoute trop son coeur au lieu de sa tête, on commet des erreurs.

Il avança légèrement la mâchoire inférieure.

- D'ailleurs à ce propos...

Il marqua une pause. Ses yeux étaient clairs, mais plus glacés que les neiges des plus hautes cimes d'Ilymir.

- Tu as été trop loin.

Le Lévitis ferma les yeux avec un soupir contenu avant d'ajouter :
- J'espère que tu réalises que tu as abandonné le groupe alors que nous étions déjà en plein territoire ennemi. Je sais que tu n'es pas un soldat, mais j'avais osé espérer que pour une fois tu ne te comporterais pas comme une petite fille égoïste.

Il leva une main pour prévenir toute interruption.

- Et ne me dis pas que tu savais déjà ce qui allait se passer lorsque tu es partie bouder. Pas quand tu es partie, pas quand tu as rabaissé des personnes qui avaient accepté de risquer leur vie sans rien demander d'autre en retour que de retrouver leurs proches perdus. Nous savions tous que ce serait risqué. Que tu le veuilles ou non, chacune des personnes présentes en était pleinement consciente et désirait aller jusqu'au bout.

Earl croisa les bras, la mâchoire crispée.

- Je ne suis pas Syld.

Les yeux d'ambre flamboyaient. De colère, mais aussi et surtout de déception.

- Je ne te prendrai pas par la main. Je ne me détournerai pas d'un blessé grave pour te consoler si tu tombes et t'égratignes les genoux juste à côté. Je ne te pardonnerai pas tes actes de gamine capricieuse simplement parce que tu as un joli sourire innocent. Ne me confonds pas avec un aimable prince charmant de conte de fées avec qui la vie est belle et facile. Si quelqu'un veut partager mon existence, il doit au moins pouvoir marcher seul à mes côtés. C'est aussi simple que cela.

Earl se rapprocha de Fanaa, la dominant de toute sa taille. Sa main se leva.
Mais, au lieu d'une gifle, la jeune femme ne sentit qu'une caresse légère du bout des doigts sur sa joue.
Le Lévitis se pencha et conclut d'une voix douce :
- Je ne suis de toute évidence pas l'homme que tu attendais. Désolé pour ça.

Il lui déposa un baiser rapide sur le front avant de s'éloigner d'un pas vif.
Il aurait préféré attendre qu'ils soient au Sanctuaire, mais...

Ce n'était même plus du vide, c'était au-delà ... c'était quelque chose qui l'aspirait de l'intérieur, qui voulait qu'elle disparaisse, qui l'entraînait en riant de la voir que rien de ce à quoi elle se raccrochait n'était assez solide.

- Syld n'est pas comme ça ! Et ce n'était pas une égratignure ! Pourquoi refuses tu de voir ça ? Sabu m'a fait du mal ! Ridelgald a voulu me tuer ! Ce ne sont pas des caprices ! Ta punition est disproportionnée ! Je ne mérite pas ton abandon !
Que tu ne me trouves pas jolie ou que je ne t'inspire pas de sentiment, cela je peux l'accepter. Mais que tu refuses de voir lorsque moi je suis en danger, que tu me trouves égoïste quand ce qui m'est arrivé était sérieux ... ça je ne le mérite pas.
Faire partie des filles qui ne comptent pour personne, comme Natea et les autres filles des cuves ... ça fait trop mal ! Reviens, reviens s'il te plait ! J'ai fait cela pour te protéger !

Tout lâchait, tout craquait. Et pas seulement le barrage de ses larmes, non c'était bien plus profond. Et tant pis pour le regard des autres, et tant pis pour la honte, c'était son ultime chance. Après cela, il n'y aurait plus jamais rien que la douleur.

*Tu as déjà perdu.*

Earl s'arrêta puis répliqua sans se retourner :
- Tu aurais préféré que l'on s'occupe tout d'abord de te demander comment tu allais, sans s'assurer avant toute chose que Sabu ou Ridelgald n'allaient pas décider de t'achever ? Oh, je suppose qu'une fois morte, tu aurais été beaucoup mieux, ah oui, très certainement. Et qui te parle de punition ?

Il refit face à Fanaa.

- Si j'avais refusé de te voir en danger, j'aurais laissé faire. Ton joli petit corps serait inerte et froid dans ces tunnels. Tu ne te rends même pas compte quand on sauve ta vie ? En guise de remerciement tu te sauves sans attendre ne serait-ce qu'une minute, tu te remets en danger, pire, tu mets les autres en danger ? Ah !

Il prit une inspiration.

- Je n'ai pas demandé à être protégé ! Qui crois-tu être pour aller à l'encontre des décisions des autres ? Les crois-tu assez stupides pour s'engager sans savoir ce qu'ils risquent ? Me crois-tu assez stupide pour cela ? Oh, si, tu comptes. Mais pas de la bonne façon. Si tu ne comptais pas Sabu t'aurait écrasé la gorge, tu aurais le corps broyé quelque part dans les gorges sous des tonnes de boue, je t'aurais tuée moi-même depuis longtemps !

Fanaa secoua doucement la tête.

- Je n'avais pas compris.

Elle franchit la distance qui la séparait du Levitis pour se planter devant lui.

- Je n'ai pas compris tout cela. Je me disais que la mission t'importait plus que le reste alors quand je suis partie j'ai fait tout ce que je pouvais pour qu'elle réussisse, dans le fol espoir que tu m'en veuilles moins. Je n'ai pas attendu qu'on me le demande pour avoir envie de te protéger. Tu n'es pas stupide, moi si. Tu me l'as dit et redit, tu as raison.

Elle saisit ses mains et les serra pour qu'il ne s'échappe pas.

- Je ne te demande pas d'être Syld.

Elle se haussa sur la pointe des pieds et lui saisit la nuque. Comme le jeune homme en avait déjà fait l'expérience, elle pouvait avoir une sacrée poigne.

- Surtout pas.

Elle l'embrassa.