Confins du Désert Rouge - les grottes de Leviathan

- Il se calme, on dirait.
- Oui mais ...

Elle baissa les yeux sur Earl.

- Non retiens le s'il te plait Tarik ! Earl non ne dors pas ! Dis moi quelque chose avant ! Je ne te laisserai pas dormir sans que tu m'aies dit que tu te sens mieux ! Dis quelque chose Earl, donne moi ton nom ! Allez allez on ne s'endort pas ! Non non je te l'interdit !

Fanaa prit la main et entrelaça ses doigts à ceux du Levitis.

- Accroche toi à quelque chose de réel, reviens Earl ! Je t'ordonne de refaire surface ! Viens dis quelque chose ! Dis moi quelque chose et je te laisserai dormir ! Allez Earl, allez !





- Je voudrais que tu fasses partie des miens. Je voudrais qu'à mon prochain réveil tu sois là et tu me racontes tout. Alors promets moi que tu reviendras. Tu reviendras n'est-ce pas ?

La Reine avait quitté le masque de beauté parfaite et marmoréenne qu'elle arborait toujours en public pour une expression plus douce. C'était un visage que seuls ses proches avaient dû pouvoir voir. Mais Ael avait-elle seulement eu des personnes pouvant se dire proches d'elle dans la vie ? Ou cette expression n'était-elle destinée qu'à une seule et unique personne ?
La douce main de porcelaine saisit une des mains rougies et la sortit du corps maintenant immobile à terre. Les doigts blancs se mélêrent étroitement aux doigts dorés et tout le rouge qui coulait sur la main disparut. Le regard bleu ne le quittait pas, il était confiant et tendre.
La voix, la voix n'était pas exactement celle qu'il avait déjà entendue dans ses rêves, mais elle en était très proche. Elle vibrait, forte, intense et douce à la fois.

- Je t'attendrai alors promets-le moi.

C'est à ce moment que Mellyna revint avec le guerrier. Ils se tenaient sur le seuil, examinant la situation et les deux personnes penchées sur le lévitis.

-Tu as réussi à faire passer la crise Fanaa ?

Elle s'approcha à pas de loup et posa ses mains sur les épaules de la danseuse. Pour lui faire sentir qu'elle était là et qu'elle veillait sur elle, que rien ne lui arriverait. Mais elle ne semblait pas encore avoir aperçu l'autre lévitis concentrée comme elle l'était sur Earl.

-Je suis désolée, j'ai dû lui donner trop de calmants tout à l'heure, je pensais que ce serait bon pour son esprit que son corps se repose... Il devrait déjà dormir depuis longtemps avec tout ce que je lui ai administré. Il a dit quelque chose ?

La dédrane se poussa un peu pour laisser s'approcher le soldat tout en restant à côté de Fanaa.

Thani avait observé la scène en silence. Il préférait les animaux, ils ne faisaient pas tant de chichis. Soit ils étaient malades, soit ils étaient guéris, pas entre les deux. Pas de plaintes, pas de questions existentielles. Il serait bien parti depuis longtemps mais rechignait à laisser Mellyna. Il avait peur qu'elle fasse comme la dernière fois et s'effondre d'un coup. S'il n'y avait pas eu les autres, il lui aurait passé un savon en la forçant à aller se reposer. Il la connaissait suffisamment pour savoir que, si elle lui avait pardonné son comportement une fois, dans le temple, la deuxième, il risquait des conséquences fâcheuses. Une dispute ne serait pas meilleur pour l'état de son amie.

Ils étaient de retour. Fanaa sentit un contact sur ses épaules et tourna la tête. Mellyna.

- Je ne sais pas, je ne comprends rien à ce qui lui arrive.

Ridelgald était si grand que se tenir devant la porte lui faisait une ombre monstrueuse et réduisait de beaucoup la lumière de la petite maison. Il bouchait le passage au soleil. Il bloquait la sortie, la seule sortie.

Fanaa lâcha le cou d'Earl, démêla ses doigts des siens et se releva. Elle voulait être calme, elle voulait être insensible et fière, inébranlable. Elle ne le pouvait pas.

Tarik fonça un sourcil, ne comprenant pas qu'elle arrête tout d'un coup.

- On le laisse s'endormir finalement ?

Fanaa haussa les épaules, d'un air désolé. Elle ne savait pas. Alors Tarik arrêta de le maintenir assis et le laissa s'allonger. La Danseuse recula pour prendre appui sur le mur, elle ne se sentait pas très bien, avait la sensation d'être revenue dans la salles aux cuves vertes. Sa peau se couvrit de chair de poule, elle avait froid soudain. Très froid. Elle jeta un coup d'oeil paniqué à la porte et lorsqu'elle estima que le soldat s'en était assez éloigné, elle fila dehors. Elle avait besoin du soleil, du soleil brûlant. Non, elle avait besoin d'eau, de l'eau fraîche. Non, elle avait besoin de musique. Non. Elle ... elle avait envie de Sheitan aux poils tout chauds ... elle avait envie de se cacher sous son ventre, à l'abri entre ses pattes. Elle avait envie d'avoir une poupée là tout de suite et de la serrer bien fort. Ses poupées, elle les avait perdues il y avait longtemps, oubliées sur le bord du lac Ryma. Pourquoi y repenser maintenant ? Elle gelait, elle se mit à claquer des dents au milieu du chemin. Les rayons du soleil échouaient à la réchauffer. Trop de pensées, trop de souvenirs.

L'esprit peut cacher des images au plus profond de lui-même, le corps a sa propre mémoire. La grosse main qui l'avait saisie à la gorge, qui l'avait brutalement pliée sur le cadre du lit, le bois précieux marquant la chair fragile, donnant la sensation à la fillette qu'il allait la casser en deux. Et puis bien sûr, comme chaque fois, il finissait par la jeter au sol, comme un vieux chiffon, comme un objet sans âme, comme une fille qui n'existait pas, qui ne comptait pas, que personne ne viendrait sauver.


Sauf Syld.


Fanaa ferma les yeux pour empêcher le sol de danser sous ses pieds. Elle ne s'était pas assez éloignée de la maison, elle devait retourner à la tente mais pour cela elle devait attendre que le malaise passe. Elle mit sa main sur sa bouche et se força à respirer, appuyée sur le mur d'une maison voisine.






Le jeune chasseur regarda Fanaa fuir la maison et ne fit aucun commentaire, mais il secoua la tête.

- Après que Mellyna soit parti, le Levitis s'est mis à parle dans son "sommeil" il parlait notre langue et avec un accent parfait, comme si il avait toujours vécu là. Il délirait à propos de sa femme et de son enfant. J'ai pensé que peut-être l'énommé qui l'avait mordu lui avait ... enfin qu'il était la cause de cela. Lorsque j'ai exposé ma crante à Fanaa elle s'est attachée à lui parler de lui, lui répéter encore et encore son nom.

Il se frotta la nuque, mal à l'aise.

- Il n'a jamais vraiment repris conscience. A un moment il me semble qu'il a reconnu Fanaa mais sinon je crois qu'il est resté bloqué dans son cauchemar, si cauchemar il y a. Il a demandé à ce qu'on le tue et refusait d'entendre tout ce qu'elle disait. Et juste avant que vous arriviez il est devenu moins vigoureux, se défendant de moins en moins et le voilà maintenant endormi. Je crois. Comme je l'ai dit, personne n'est jamais revenu d'avoir été mordu par l'un d'eux. Ce qu'il a m'est totalement inconnu, je suis désolé.

- Une famille ? Délirer dans une autre langue en oubliant son accent ?

Ridelgald s'assit sur ses talons au chevet d'Earl.

- Est-ce que ce serait... ?

A combien de temps est-ce que cela remontait ? Trois... quatre ans, peut-être ? Earl venait à peine de passer officier. Ridelgald n'avait fait que le croiser dans les couloirs de la caserne, jusqu'à...

Il se saisit de la main abandonnée par Fanaa sur la couverture. Les doigts de l'ex-clerc paraissaient bien frêles, perdus au creux de sa sa grande paume calleuse.
Le soldat saisit le majeur souligné d'un mince liseré d'écailles argentées.

- Il faut qu'il reste conscient. S'il s'endort vraiment, il y a peu de chances qu'il se réveille.

Le poignet de Ridelgald pivota d'un mouvement sec. Earl se souleva brusquement de sa paillasse avec un cri étranglé. Les yeux bien ouverts, le jeune homme reprit une grande inspiration.

- Khh...
- Mon capitaine ?
- Qu'est-ce...

De sa main libre, le soldat emprisonna le poignet qui tentait de se retirer.

- Non, je ne vous lâcherai pas. Et si vous faites mine de vous endormir, je vous en désarticule un autre. Vous vous en remettrez.

Ridelgald se retourna du côté de Fynarine, toujours endormie, puis vers Mellyna.

- Plus tard les explications. Si vous connaissez une décoction quelconque pour l'aider à rester à peu près lucide... ça m'évitera de lui retourner tous les doigts des deux mains pour le forcer à rester concentré sur le présent.

*Respire. Respire. Tout va bien. Tout va bien. C'est un cauchemar juste un cauchemar.*

C'était loin et emmêlé dans le flou de nombre de ses souvenirs. Ca ne devait plus compter. Et puis peut-être que c'était réellement un simple cauchemar ? Ou le souvenir de quelqu'un d'autre ? Oui. Tout comme Ael était un souvenir de Fealisèn par exemple. Oui. Sûrement.

*Reprends toi. Calme toi. Tout va bien.*

Tout n'allait pas bien. Pas après ce qui s'était passé dans les grottes, et pas seulement dans la salle aux cuves.

*Tout va bien. Tout va bien.*

Elle sentit une main sur son épaule. Une grosse main calleuse de colosse. Sa réaction ne se fit pas attendre. Avant de laisser à son cerveau le temps de penser, elle s'écroula sur le sol avec un petit cri de détresse et se roula en boule tremblante sous le regard ahuri de Sabu dont le regard alla de sa propre main à la fille au sol puis à sa propre main puis ...

- Babo, qu'est-ce que tu as fait ? demanda Lahili.
- Mais ... rien !

La jeune fille croisa les bras et son petit pied tapota le sol.

- Babo ...

Le colosse leva les mains.

- Je t'assure ! Je comptais m'excuser et je l'ai trouvée là alors j'ai voulu lui parler et voilà.
- T'excuser de quoi ?

Lahili aux yeux bleus s'accroupit et toucha Fanaa à l'épaule.

- Heya ! Ca ne va pas ? Babo ne voulait pas te faire peur. Il ne bouge plus, regarde. Tu peux te relever ? Babo, aide la !
- Non je ne pense pas que ce soit une bonne idée.

*Tout va bien. Tout va bien. Tout va bien. Relève toi. Voilà. Tout va bien.*

Fanaa se redressa et plaqua un petit sourire sur son visage pour faire disparaître la détresse de son regard.

- Ca va. Je suis désolée.
- Tu peux te lever ?
- Ou ... oui...

Elle se sentait un peu faible mais elle se remit debout. Si il n'y avait pas de sprint à piquer dans l'immédiat, cela irait. Elle gardait son regard braqué sur Lahili, ne voulant en aucun cas le laisser glisser vers Sabu. Celui-ci ne manqua pas de le remarquer et se renfrogna. De plus, il devait s'excuser et il le savait, mais le faire devant sa fille c'était admettre face à elle elle qu'il avait brutalisé une femme sans raison. Pourtant il devait le faire, réparer ses torts.

- Pour ce qui s'est passé dans la grotte, je te fais mes excuses.

Fanaa baissa la tête et ne répondit pas.

- Que s'est-il passé ? s'enquit Lahili.
- Je l'ai agressée.
- Tu l'as quoi ? Mais Babo pourquoi ? Tu ne peux pas faire ça ?!

Il savait. Il le savait bien mais à ce moment-là il ne se contrôlait plus. Rester enfermé sans lumière naturelle le rendait fou, mais brandir ceci comme excuse ne diminuerait pas sa responsabilité. Il aurait tant voulu que sa fille continue à le considérer en héros sans jamais être déçue par lui !
En fait ce fut Fanaa qui parla en posant sa main sur le poignet de la jeune fille.

- Ce n'est pas sa faute. Il s'inquiétait pour toi et il y avait beaucoup de danger en-dessous. Ce n'est pas important.
- Si ça l'est.
- Non, je t'assure. Ce n'est pas grave.

La jeune fille regarda Fanaa puis son père, puis Fanaa encore, ne sachant que penser de tout cela. Finalement elle prit la main de Fanaa.

- Bon... Les filles et moi nous avons dormi, bu, mangé et maintenant nous nous sentons mieux. Nous essayons de nous souvenir de ce qui s'est passé mais rien ne vient. Toi tu étais là, tu étais avec ceux qui sont venus nous sauver, tu dois savoir. S'il te plait viens, viens nous en dire plus.
- Mais ... je ne peux pas faire ça. Quand nous rentrerons, c'est Nuada et Nuadi qui décideront quoi vous dire et ...
- Et quoi nous cacher ? Il ne faut pas nous traiter comme des poupées fragiles incapables de réfléchir par elles-mêmes.
- Ils font cela pour vous protéger.
- Nous le savons bien mais ...

Lahili soupira. Ce n'était pas facile comme situation.

- Viens. Viens avec nous s'il te plait.
- Mais ... mais pourquoi moi ?
- Babo ne veut rien nous dire. Et puis tu es une fille comme nous. Tu peux nous comprendre. Nous ne somme pas juste des bagages enveloppés de tissus à trimballer. Nous sommes là et il faut compter avec nous.

Fanaa gémit. Elle ne savait pas ce qu'elle avait le droit de dire, ce qu'elle n'avait pas le droit ... et puis elle n'avait pas toute l'histoire et certains points restaient incertains, voire obscurs. Elle ignorait comment gérer ceci. Earl, habitué à mener des troupes et à réfléchir aurait sûrement eu une stratégie. Ou peut-être pas. Car ici cela concernait des filles uniquement. Peut-être n'aurait-il pas été à la hauteur. Mellyna aurait été bienvenue, elle. Mais il fallait qu'elle s'occupe du Levitis si elle le pouvait.
Il ne servait à rien pour Fanaa de rester à proximité. Ridelgald était là et les deux Levitis se suffisaient à eux-mêmes. Se complétaient. Lorsqu'ils étaient ensemble ils n'avaient besoin de personne d'autre.

- Tu viens ? Je ne connais même pas ton nom.
- C'est Fanaa.

La Danseuse suivit la fille aux yeux bleus, tandis que, à son grand soulagement, le colosse restait sur place. Elle sentait le poids de son regard sur sa nuque. Un regard de reproche. Il ne voulait pas que sa fille sache. Mais il n'avait pas le pouvoir de l'interdire, elle n'était plus une enfant.

La pression des phalanges aux jointures abîmées par la morsure du métal ou le frottement du cuir s'accentua, arrachant un nouveau hoquet à Earl.

- L-lâche-moi...

Autant essayer de lutter contre un crampon de fer. Le soldat aurait quasiment pu lui broyer tous les os ou lui arracher le bras rien qu'à la force des doigts.
... comme ceux qui avaient ouvert un corps en deux aussi facilement d'une simple boîte.

- Ne vous endormez pas !

Puis, à Mellyna :

- En fait ça serait mieux s'il prenait quelque chose qui l'oblige à se tenir tranquille, en plus de le garder éveillé. C'est contradictoire mais il...
- Frey to ! Me neyah reichi ! C'est un ordre, lâche-moi !
- Je vous rappelle que vous n'avez plus à me donner d'ordres... et encore moins lorsque vous délirez plus qu'à demi.

Earl sembla cesser de résister quelques instants.
Puis il dégagea une de ses jambes et décocha un coup de genou droit sur la pointe du coude du soldat. Par réflexe, ce dernier laissa glisser un des poignets qu'il tenait prisonniers.
Earl se souleva alors pour lui plaquer une main sur la figure.

Il avait réussi à récupérer suffisamment d'elixia, alors...
Il y eu un grésillement et ce fut au tour de Ridelgald de laisser échapper un cri sourd tandis que sa peau rougissait comme sous l'effet d'un coup de soleil.

Complètement libre, Earl roula hors de son amoncellement de couvertures. Mais même si Ridelgald, réagissant en dépit de la brûlure qui le cuisait toujours, ne l'avait saisi par la nuque, le clouant sur le sol de pierre, le jeune homme n'aurait sans doute pas eu la force d'aller plus loin.

- Sacré nom de...

Ca, c'était bien son ex-capitaine.
Lors des entraînements ou des combats faciles, Earl n'usait que de mouvements classiques, parfaite illustration de l'art des maîtres d'armes de Lévitas. Un art qui n'était pas précisément à l'avantage de quelqu'un qui se trouvait presque systématiquement désavantagé en termes de puissance brute.
Mais en affrontement réel, Earl agissait tout différemment. Plus besoin de se battre "honnêtement" et de façon élégante lorsqu'il s'agissait de vivre ou de mourir. Son style était aussi vicieux que celui du plus fourbe des bandits. Cette façon de lutter pour sa survie, il ne l'avait pas apprise à Lévitas...

Ridelgald le souleva littéralement du sol pour le remettre sur son lit et l'obliger à le regarder en face.

- Délirez si vous voulez, insultez-moi si ça vous soulage, mais je ne vous laisserai pas tranquille tant que vous le ferez en utilisant des mots qui ne vous appartiennent pas !

Mellyna était partie s'affairer sur une paillasse éclairée par une des petite fenêtre de la maisonnée.
Elle connaissait les herbes médicinales, ce n'était pas une experte, mais avec le temps et les études, elle avait fini par acquérir une connaissance tout à fait honorable. Ce qui l'empêchait d'avoir un niveau professionnel était la pratique. Elle soignait les animaux, peu les gens et n'avait eu aucun maître pour lui apprendre.
La dédrane avait quelques sachets qu'elle gardait toujours avec elle pour les situations d'urgence. Des herbes séchées de sa forêt. Elle n'avait pas le temps d'envoyer Thani en chercher pour ne pas puiser dans ses précieuses réserves. De sa ceinture, elle tira un sachet avec un cordon tressé de fils multicolores. Il contenait de multiples petites pochettes soigneusement liées avec des ficelles de couleur différentes pour les reconnaître.
Elle ouvrit celle avec le cordon vert, sentit légèrement fleurs pour être sûre qu'elles n'avaient pas tournées pendant le voyage. Elles paraissaient en bon état. Mellyna se saisit d'une tasse et versa un peu d'eau, avec le manche de son couteau, elle tamisa les herbes jusqu'à obtenir une masse visqueuse. Elle savait quel médicament Thani lui avait amené, elle n'avait pas un antidote parfait mais les propriétés étaient suffisamment proches pour annuler les vertus des précédant traitements. Elle ajouta un décontractant musculaire, elle n'avait pas de poisons assez forts pour bloquer le corps sans affaiblir l'esprit.
Sans quitter sa mixture des yeux, elle s'adressa à l'eyerash qui observait la scène sans faire mine de s'y intéresser réellement.

-Thani, peux-tu voir si tu trouves des racines de Gigueali ? C'est ce qui serait le plus efficace pour le paralyser sans qu'il s'endorme.

Il réfléchit un moment, en se grattant sa barbe naissante, avant de déclarer.

-Ca ne va pas être facile, c'est considéré comme un poison ici, personne n'en possèdera. Il faut que j'aille en récolter dans les interstices des falaises. Je vais essayer, je ne te promets rien.

-Merci. J'ai fait de mon mieux mais je ne sais pas si ça suffira. Ca dépendra de sa résistance, il n'est pas très grand cela devrait aller. On n'est jamais trop prudent avec lui.

Mellyna avait entendu les bruits de lutte, tant que personne ne l'appelait c'était que le soldat avait la situation bien en main. Une fois le produit fini, elle s'approcha pour le faire boire à Earl.

-Tenait le bien, il faut qu'il avale tout pour une efficacité maximale.
Si ça fonctionne, je m'occuperais de vos brûlures en suivant.
Oh, ne faites pas cette tête seigneur Earl, c'est pour votre bien ! Si vous ne buvez pas bien sagement, je devrais vous le faire boire de force et ça m'étonnerais que vous appréciez.

- Il faudra aussi lui replacer correctement les doigts et rajouter un bandage... j'ai dû y aller un peu fort. Mais la douleur est le moyen le plus simple pour forcer quelqu'un à rester concentré sur lui-même et l'instant présent.

Ridelgald l'empêcha de détourner la tête et l'ex-clerc finit par desserrer les lèvres. Par précaution, le soldat s'empressa de le bâillonner de sa grande main dès qu'il eut vidé le récipient qu'on lui présentait.
Soit il étouffait, soit il avalait.
Il avala.

Au bout de quelques minutes, Earl se détendit et son ancien second put l'allonger à nouveau. Il remonta les couvertures qui avaient été rejetées au sol.

- Vous devez rester avec nous. Pensez à ce que vous voulez, mais ne vous arrêtez pas. S'ils ne trouvent pas de place pour s'installer, ils disparaîtront d'eux-même.

De ses grosses pattes, il lissa l'étoffe un peu poussiéreuse avant de se redresser et de s'adresser à la Dédrane :

- Il a dû... "entendre" des sortes de pensées, des souvenirs, des émotions de la part de ces choses. Quoi que ce soit, cela semble l'avoir pris par surprise, à un moment où il n'était pas en mesure de faire barrage. J'ai connu une seule autre personne vraiment empathique. Cette capacité n'est pas particulièrement rare, mais il y en a peu qui sont en mesure de percevoir ce qui n'est pas transmis volontairement. Ceux qui le peuvent présentent un intérêt évident... pour l'espionnage. On pensait "cultiver" ce genre de capacité en haut lieu à Lévitas, malheureusement cela n'a pas très bien tourné et leur enthousiasme a été quelque peu refroidi par la suite. Le Capitaine s'est toujours efforcé de se brider lui-même mais ce désert semble...

Le soldat se passa une main lasse sur la figure... jusqu'à ce que ce geste lui rappelle qu'il avait pour ainsi dire le visage ébouillanté. Trop occupé à retenir Earl, il avait pu en faire abstraction, mais là il avait vraiment l'impression de cuire comme un gigot à la broche.

Mellyna avait écouté avec attention les explications du soldat. Empathe, voila un vrai problème. Ca pouvait expliquer en partie le caractère renfrogné d'Earl. Les doigts de son patient attendraient, cela le maintiendrait plus éveillé un moment. Il fallait s'occuper de Ridelgald sans quoi son visage garderait peut-être des cicatrices.

-Ce désert est particulier, on finit par y affronter tout ce que l'on a toujours fuit ou ce que l'on veut oublier... Peut-être en ressortons plus fort, si on s'en sort.

Elle parlait autant pour le soldat que pour elle-même.
Elle ne se sentait pas mieux d'avoir affronté ses démons. Et elle n'avait aucun envie de se pencher sur la question aujourd'hui.
Son esprit se coula du côté du petit dragon, il dormait comme un bienheureux sur le toit et se chauffait au soleil. Cadeau ou malédiction ? La dédrane ne pouvait trancher pour le moment, elle ne se méfiait pas de lui, cependant les paroles de Thani revenaient la hanter à chaque fois qu'Eleïr'l avait un comportement agressif ou hautain.

-Asseyez-vous confortablement sur ces coussins, là sous la lumière, il faut que je m'occupe de vous. Les doigts du seigneur Earl attendront quelques minutes.

Elle retourna à la table pendant que le soldat s'installait. La dédrane prépara une potion apaisante, cicatrisante et désinfectante. Son pauvre trésor d'herbes médicinales avait vraiment souffert de cette journée.
Elle lia le tout avec du miel pour que la texture soit agréable ainsi que pour ses propriétés, pour ne rien gâcher l'odeur n'en serait que plus agréable.

-Ca va piquer un peu au début, la pommade devrait agir rapidement. Je vais vous mettre tout cela dans une fiole, il faudra vous laver le visage deux fois par jour et mettre de la crème après. Vous protégez du soleil et du sable autant que faire se peut.

Mellyna appliqua la lotion avec le plus de délicatesse imaginable. Elle essaya de rendre ses doigts fins aussi légers que possible, presque comme une caresse du vent, pour ne pas endommager la peau restante du visage.

-Il ne vous a pas raté...

- Je dois dire que je n'avais pas vu venir ce coup-là.

Ridelgald se tut le temps que Mellyna finisse d'appliquer son baume.
Du coin de l'oeil, il continuait à surveiller Earl. Celui-ci avait les paupières closes, mais il ne dormait pas. Tant qu'il continuait à froncer des sourcils comme cela, c'est qu'il parvenait à réfléchir, quel que puisse être l'objet de cette réflexion.

- "Si on s'en sort"... L'autre empathe dont je vous parlais a été pris dans un incendie. Il n'a rien eu de plus grave physiquement qu'une méchante plaie à la tête et quelques brûlures mineures aux bras, mais lorsqu'il s'est réveillé il était persuadé dur comme fer d'être une autre personne. Un de ceux qui avaient péri dans les étages du bâtiment. Le plancher s'était effondré et le corps était tombé... c'est lui qui a si on peut dire protégé le tout jeune soldat des flammes. Ce changement de personnalité a duré quelques jours, puis les... souvenirs, les émotions parasites... tout a commencé à disparaître. Sauf que tout ce qui avait été la mémoire et la personnalité de la personne décédée avait complètement supplanté, effacé les souvenirs qui appartenaient à l'empathe. Lorsqu'ils sont définitivement partis, il ne restait plus rien.

Le soldat agita pensivement la fiole que lui avait donnée la Dédrane.

- En fait il avait même oublié comment parler, comment s'habiller... Et les dommages étaient tels que ce qu'il avait perdu, il n'a jamais été capable de le réapprendre.

Earl avait détourné la tête. Il fixait à présent le mur à côté de lui, mais on pouvait voir qu'il serrait les dents.
Ridelgald reposa doucement le flacon.

- Cet empathe était mon frère cadet. Quant à celui qui, à titre expérimental, l'avait aidé à développer et affiner ses capacités de perception, c'était...

Après un temps de silence, le soldat releva ses yeux gris fer sur Mellyna.

- Merci pour les soins. Vous devriez vous occuper de lui, maintenant.

Mellyna ne posa pas plus de questions, si le soldat avait voulu en parler plus longtemps, il l'aurait fait. C'était toujours dur de perdre un frère ou une sœur. En tant qu'ainé on s'en sentait souvent responsable même si on n'aurait rien pu faire pour l'éviter. Elle fut surprise par la confiance que lui accordait le soldat en révélant un détail si douloureux de sa vie. L'état de son compagnon l'affectait au plus haut point.

-J'en suis désolée.

Elle l'était vraiment, ses yeux se voilèrent un court instant, quand lui revinrent en mémoire les derniers instants de sa sœur. Mais il fallait se concentrer sur le présent. Si elle se laissait noyer par les souvenirs, elle pouvait rester des jours entiers à ressasser et ce n'était pas le moment. Elle devait vivre pour le présent, pas pour le passé.
La gardienne vit sous un nouveau jour le lien entre ces deux hommes. Qu'avaient-ils vécus ensemble pour être soudés à ce point ?
Elle se concentra sur les doigts d'Earl tout en restant sur ses gardes. Elle ne comptait pas se faire défigurer à son tour.

-Seigneur Earl, je vais m'occuper de vos mains maintenant. Je vais commencer par remettre les os dans leurs cavités, ça va faire mal.

La dédrane ne perdit pas plus de temps et y alla d'un coup sec. Un nouveau craquement se fit entendre dans le silence de la pièce. Elle banda le doigt, lui fit une attelle avec un morceau de cuir épais, il n'y avait pas d'arbres dans les environs ni de branchages à disposition. Elle en profita pour passer de la pommade apaisante sur les mains et refaire tous les bandages. Elles n'étaient pas encore guéries de leurs misères précédentes.

Mellyna se permit un petit soupir de satisfaction. Elle se tourna vers le lévitis qui observait chacun de ses mouvements comme une mère surveille un clerc au chevet de son fils.

-Vous voulez repartir vous reposer ou continuer à veiller sur lui un moment ?

Earl se mordit la lèvre pour étouffer une plainte lorsque la Dédrane remit ses doigts en place. C'était en quelque sorte heureux qu'il ne puisse plus jouer les soigneurs, vu le peu de considération qu'il portait à un de ses instruments les plus précieux, ses mains. Coupées, écorchées, désarticulées... c'était à se demander comment elles tenaient encore au bout de ses bras.

Des ombres s'étendaient sous ses yeux. Il était épuisé, mais la préparation de Mellyna semblait efficace.

Ridelgald hésita avant de répondre à la question.
Il aurait dû rester, s'assurer que les effets de la décoction ne se dissipaient pas... et surtout lui parler, entretenir son esprit en éveil, guetter les signes du recul ou de l'avancée des pensées et des émotions étrangères.
Il aurait dû.

- Je crois que je vais... retourner m'allonger un moment.

Il se leva et se dirigea à pas lourds vers la sortie.

- Rid...

Former des sons intelligibles en dépit de l'engourdissement dû à la potion demandait un véritable effort.

- ... je suis dés...
- Non, coupa durement le soldat sans se retourner. Je ne veux pas vous entendre vous excusez comme si vous aviez commis une erreur. Il était plus fragile que vous, mais ce qui s'est produit... c'était imprévisible. Vous êtes plus fort. Vous, vous en tirerez.

Et il quitta la petite maison de pierre à grands pas.

-Il est plus fragile que ne le laisse supposer son aspect.

Ce n'était pas une critique, elle comprenait fort bien la souffrance que le soldat devait ressentir à voir une situation si tragique se répéter. Comme Earl avait décidé de parler peut-être qu'il voudrait continuer la conversation. C'était juste histoire qu'il puisse enchaîner si cela lui disait.
Pourquoi s'attendait-on toujours à ce qu'une telle force de la nature soit dépourvue de sentiments ? Mellyna avait des préjugés sur les soldats de lévitas, elle ne pensait pas que son jugement en était si ridiculement affecté.

Elle ne connaissait pas assez Earl pour lui remémorer ses souvenirs, elle ne savait pas non plus comment aider un empathe à conserver sa personnalité, il n'y avait rien à ce sujet dans les livres qu'elle avait parcouru.
Elle ne voulait pas dormir, au moins avait-elle trouvé de quoi s'occuper.
Les souvenirs de la chose qui avait mordu le blessé devait être terribles, sa personnalité pouvait-elle survivre à tant de souffrance ? Devait-elle le faire parler ? Le laisser faire le tri seul ?
La dédrane aurait voulu partir voir si Fanaa ne déprimait trop, elle n'était décidément pas en grande forme en ce moment. La materner, elle en avait envie, mais était-ce vraiment ce dont avait besoin la petite danseuse ? Pas sûr, d'une amie ? Peut-être plus. Elle savait où elle était si elle avait besoin de parler.
Mellyna réussit à se convaincre qu'il fallait qu'elle veille sur le blessé et la clerc, pas question de les laisser seuls. Son attention revint se fixer sur le lévitis silencieux.

-Comment avez-vous rencontré un tel ami ?

- Hem.

Tarik s'assit en tailleur et croisa les bras.

- Et puisqu'il est si important qu'Earl garde conscience et redevienne lui-même, puisqu'il faut veiller à ce qu'il ne s'efface pas au profit de l'autre, pourquoi le soldat est-il parti ? Pour nous laisser seuls responsables si jamais il ne s'en sort pas ? Cela me déplaît. Si il est son ami alors il devrait rester auprès de lui.

Le chasseur secoua la tête.

- Mellyna ... tu es l'instigatrice de cette expédition. C'est grâce à ton initiative qu'ont été secourues les filles ... et maintenant tu vas sauver ce Levitis. Tu es quelqu'un de spécial, tu as un destin de sauveuse.

Il sourit.

- Thani a de la chance.

- Précisément... dans les circonstances auxquelles il vient de allusion.

Bien qu'il n'ait nulle envie de s'étendre sur cette histoire, peut-être que se forcer à parler était une bonne chose. S'il employait des termes étrangers il ne s'en apercevrait peut-être pas lui-même, mais son interlocutrice s'en rendrait compte, elle.

- Il m'a bloqué le passage dans un des couloirs de la caserne, un matin... Je ne lui avais jamais vraiment prêté attention, même si je savais qui il était. Sans doute qu'il voulait... je l'ignore... des excuses ? des explications ? une raison à ce qui s'était produit ?

Tout en se concentrant pour ne pas avoir une articulation trop pâteuse, il se prenait à espérer que les échos s'étaient tus. Mais, en plein milieu d'une phrase, il sentit une odeur douceâtre lui envahir les narines. Il n'y avait nul corps en train de pourrir dans la pièce, nulle exhalation putride. Mais il croyait percevoir ce parfum écoeurant avec tant de précision qu'il dut ravaler un début de nausée.
Il avait vraiment l'impression que cette puanteur provenait de lui-même.

- Il n'a rien dit. Peut-être qu'il n'avait pas de question dès le départ, peut-être qu'il en avait trop, ou peut-être qu'il n'a juste pas réussi à déserrer assez les dents pour prononcer un seul mot. Je ne sais.

En fait c'était la première fois que le soldat abordait clairement le sujet.

- Il m'aurait sans doute écrasé le crâne comme une noix si personne n'était intervenu.

Le Lévitis ne précisa pas qu'il n'avait d'ailleurs strictement rien fait pour l'en empêcher. Il n'avait pas d'avantage trouvé les mots que le soldat.

- J'aurais pu le faire pendre pour ça, mais...

Un demi sourire qui n'avait pas grand chose de joyeux releva le coin de ses lèvres.

- Au lieu de ça, j'ai demandé à ce qu'il soit réaffecté dès le lendemain et je l'ai pris comme second. Est-ce...

Il cilla et son regard se troubla un instant. Mais ce ne fut qu'un éclair et il se reprit.
Il avait un goût épouvantable dans la bouche.

- Est-ce une réaction... bizarre ?

Il secoua lentement la tête avant de fixer Tarik.

- Personne n'a le droit de le juger, pas plus moi que vous. Agir illogiquement est juste... c'est juste... humain... je pense. Tout comme profiter de la situation pour faire du charme à une Dédrane.

Les derniers mots s'étaient réduits à un murmure, mais on percevait malgré tout un filet d'ironie dans cette remarque.

- Personne n'a le droit de juger oui, je l'ai déjà entendu. Pourtant tout le monde le fait, ou en tout cas la plupart des gens, y compris vous. C'est humain. Et Mellyna n'est pas seulement "une Dedrane" voyons, c'est bien trop réducteur de la définir ainsi. Elle est une femme belle et forte qui n'hésite pas à donner de sa personne pour aider les filles d'un peuple qui n'est pas le sien, ainsi que vous-même. C'est agréable de t'avoir avec nous Mellyna.
Mais allez-y Earl, parlez-lui d'elle, remerciez-la. Elle le mérite et vous le savez.

Bien bien, il parlait et il était lui-même. Pourvu que cela dure.

- "Femme belle et forte, etc. etc.", ça fait trop long comme désign... kashilù te...

Tiens, il était presque sûr que ses lèvres n'auraient pas dû former ces sons-là.

- ... hilù...

Une goutte de sueur perla à sa tempe. Ce n'était pas ça. Il n'avait perçu aucune anomalie, mais l'articulation n'allait pas.

- ... tion... dé-si...

Earl finit par lâcher presque avec rage :
- Comme terme de référence. C'est trop long.

Ses yeux avaient du mal à se fixer. Il reprit dans un souffle :
- Oui je le sais. Je suis juste... fatigué.

- Je sais que vous êtes fatigué. Mais le simple mot "merci" aurait été bien moins long et plus utile que tout ce que vous venez de dire. Mais certains mots, même courts et simples sont plus durs à dire que d'autres semble-t-il. Bien. Et sinon quel est votre but dans l'existence ? En plus de donner des leçons j'entends.

Il secoua la tête et eut un demi-sourire. Les étrangers aux cheveux blancs avait une image d'eux-même en très très haute estime.

La bouche du chasseur formait des mots. Earl les entendait, mais...

- Je ne comprends pas...

Non, il devait réfléchir d'avantage. Il avait bien réussi à saisir quelques mots au vol, il devait pouvoir reconstituer le reste à partir de ça.
S'efforçant de dissimuler son trouble, il eut un sourire tendu.

- J'ai eu un moment...

Le mot, ce foutu mot !

- ... d'absence. Mon but ?

Il avait de plus en plus mal à la tête.

- Protéger...

Sa famille ? Quelle famille ?
C'est que qui lui venait à l'esprit en premier mais il ne voulait pas dire cela. C'était comme une brume de mirage qui refusait de se dissiper, de laisser voir ce qui se trouvait réellement de l'autre côté.

Un, deux, trois... quatre... tey... sato... non, il avait passé le six... six, sato, oto... Qu'est-ce qui venait ensuite ? Il pouvait encore calculer avec, mais quel était ce chiffre ?

- Protéger... les miens. Tous. J'ai prêté serment alors je... j'ai... soif.

C'était vrai. Mais il n'avait pas la gorge sèche, pas à ce point. Pourtant il avait très soif.
Il faisait trop chaud. Il avait trop chaud.
Et puis pourquoi est-ce que son corps refusait de bouger comme il le voulait ? Pourquoi est-ce qu'il se sentait si lourd ?
Qu'avait dit le chasseur, déjà ?

- Oh, j'ai retrouvé. Quatre plus tey égale "merci".

Il se renversa en arrière et éclata de rire.

- C'est ça, c'est ça ! Un, deux,tey, oto, merci, merci !

Il riait tellement fort que cela devait s'entendre dans tout le village. Il riait à s'en faire monter l'écume aux lèvres.
Et il ne savait même pas pourquoi il riait.

La dédrane n'avait guère prêté attention aux flatteries de Tarik, ni aux remarques acerbes du lévitis. Il fallait le faire parler et le chasseur y parvenait. Elle ne pensait pas que Ridelgald était un lâche d'être parti, il avait besoin de remettre ses idées en place et de se préparer à affronter la suite. Elle ne serait pas étonnée de le revoir apparaître d'un moment à un autre. Pour ce qui était du reste, à part le terme de vieille, aucun ne lui semblait approprié pour le moment. Quand à des remerciements, c'était Earl qui lui avait sauvé la vie pas le contraire.

-Bon, je crois qu'on va faire une pause.
Seigneur Earl, calmez-vous. Essayez de respirer calmement, vous vous reposerez plus tard.

Elle posa une de ses mains glacées sur la nuque du lévitis, de l'autre approcha un verre de ses lèvres, elle y avait ajouté un peu de bouillon, juste assez pour lui apporter du sel, il avait beaucoup transpiré.

-Vous reparlez dans la langue du désert. Faites juste une pause et reprenez. Vous avez pris le soldat comme second... A qui avez-vous promis de protéger les vôtres ? Vous parlez des gens de lévitas ?

Qui aurait pu croire que rire pouvait faire aussi mal ?

Cette hilarité sans sens ni raison se termina aussi abruptement qu'elle avait commencé. Tâchant de maîtriser sa respiration, Earl s'efforça d'avaler sa salive sans s'étrangler.
Les mains de Mellyna lui tirèrent un frisson mais il vida le verre jusqu'à la dernière goutte.

- Je crois qu'il y a déjà... pas mal de dégâts, admit-il d'une voix un peu rauque.

Le goût de fiel refusait de partir.
Il devait au moins se concentrer sur la discussion.
D'une façon ou d'une autre, ça passerait.

- Protéger... oui, c'est ça. Quand je suis entré dans l'armée, j'ai prêté serment de protection. Envers la reine, la cité, le royaume tout entier, ses habitants. J'avais aussi prêté le serment des clercs : protéger la vie, quelle qu'elle soit. Mais les deux... ils ne sont pas toujours conciliables. J'ai essayé de faire au mieux, je crois. Toujours être à se demander si on n'a pas commis une erreur... s'il n'y aurait pas eu une meilleure solution... J-j'en ai assez. Je voudrais juste me reposer...

-Mais ce n'est pas possible pour le moment...
Si on vous laisse dormir l'autre prendra votre place, vous effacera, puis finira par s'effacer de lui-même. Ce serait trop triste comme fin. Vous ne voulez pas faire pleurer la petite danseuse tout de même ? Ce ne serait pas bon pour les Ilahi non plus.
Pour le moment, il ne faut que vous protéger vous même, et ce n'est pas le plus facile quand on est constamment tournée vers les autres.
C'est amusant tous ces serments que l'on nous fait prêter, alors qu'ils n'engagent que ceux qui y croient. Clerc et soldat... Vous portez tellement de contradictions, jusque dans vos compétences. Quel drôle d'homme vous faites...
Aucun homme n'est parfait, le monde ne l'est pas non plus. On ne peux que faire de son mieux.

Mellyna chercha une question pertinente, quelque chose qui le ferait réagir, en bien ou en mal, mais qui le forcerait à se concentrer. Son ton se fit moins maternel et un peu ironique.

-Que faites-vous dans ce désert ? Vous protégez les vôtres en restant cloîtré ici ?

- Non... quelqu'un veut ma tête à Lévitas. On m'a éloigné par ordre. Soit disant que je serais plus utile vivant que mort.

L'ironie de la situation lui tira un bref sourire mal assuré.

- Et je voudrais juste me reposer de tout... de tout ça. J'ai parfois l'impression d'être usé. Usé jusqu'à la moelle. C'est comme s'il ne me restait plus que mon souffle à donner.

Earl baissa un instant les cils. Juste un instant.
C'était comme s'il basculait en arrière à chaque fois qu'il s'avisait de fermer les yeux.

- De toute manière... j'ai quitté l'armée. Et maintenant, je ne peux même lus me qualifier de clerc. Ces serments... du vent ! Au final, je n'ai plus d'utilité que pour faire courir la campagne aux assassins.

Il fut secoué d'un petit rire presque silencieux. Il avait l'air terriblement las.

- C'est déjà ça.

- Ce n'est pas de votre faute. Rien n'est de votre faute.

Fanaa était assise sur le sol d'une des maisons du village et neufs paires d'yeux inquisiteurs lui faisaient face. Il y avait là les sept jeunes filles, Masha et Nandini qui voulait elle aussi en savoir plus.

- Ecoutez, il faut attendre de retourner au Sanctuaire, là vous saurez tout. Nuada et Nuadi sauront comment vous le dire et vous protéger. Moi je ne sais pas, j'ai juste accompagné, je ...
- Mais tu es partie toute seule. Enfin avec Mellyna. Et quand tu nous as retrouvés tu as dit des choses, comme si de tous tu étais celle qui savait le mieux ce qui se passait. Observa Nandini.
- Oh non non ce n'est pas le cas. J'ai cru mais je me suis fait piéger c'est tout. Ecoutez je vous assure avant de dire quoi que ce soit il vaut mieux s'en référer à Thani par exemple, qui a mené l'expédition. Ou alors Mellyna, car c'est grâce à elle et Masha si nous sommes venus et ...
- Et nous voulons savoir. C'était Masha. Nous ne voulons plus attendre, nous voulons connaître la vérité. Alors dis-la-nous Fanaa. S'il te plaît.

La Danseuse était très mal à l'aise, elle se sentait comme un animal acculé sans aucun moyen de fuir. Si elle ne disait rien aux filles, elles lui en voudraient. Si elle parlait, Sabu et peut-être les autres lui en voudraient aussi. Elle s'imaginait déjà les regards et paroles de reproche. Elle avait peur. Peur du jugement d'Earl. Elle aurait voulu qu'il ne compte pas autant mais hélas, elle ne pouvait l'ignorer. Pas plus qu'elle ne pouvait ignorer que quel que soit son choix, vis à vis de lui ce serait toujours un mauvais choix. Il semblait qu'elle soit incapable de faire quoi que ce soit qui obtienne son approbation de toute manière. C'était sans espoir, sans issue. Une fatalité. Une punition probablement.

- Ce n'est pas de votre faute. répéta la Danseuse.
- Cela nous le savons bien. Dit Lahili. Mais quoi ? Qu'est-ce qui n'est pas de notre faute ?
- Je ne suis pas sure que vous le sachiez réellement. Les victimes se sentent toujours coupable alors que ce n'est pas du tout le cas. Je vous le répète, ce n'est pas de votre faute. Vous n'avez absolument rien fait de mal.

Tous les regards étaient braqués sur elle. Elle se sentit le coeur très lourd et commença à raconter.

-Je ne comprends que trop bien ce que vous voulez dire. Il ne faut pas trop y penser.

Mellyna y pensait souvent, est-ce que cela valait le coup de continuer à souffrir ? Pour qui ? Pour quoi ? Elle chassa bien vite ses pensées funestes. Il fallait continuer la conversation pas se perdre dans des états d'âmes aux conclusions douteuses.

-Si c'est du repos qu'il vous faut, vous allez pouvoir en prendre tout votre content. Vu votre état, vous ne pourrez pas faire grand chose pendant un bon moment. La vraie question est : allez-vous le supporter ?
Je ne connais pas votre opinion sur la question Tarik, mais les gens d'ici ont l'air plus que prêt à laisser le seigneur Earl se reposer, du moins mentalement. Il faudra vous mettre aux travaux physiques quand vous irez mieux mais cela ne peux que vous aider dans votre guérison.
Il faudra surtout que vous arrêtiez de cogiter sur tout ce que vous auriez pu ou dû faire...

La dédrane avait vraiment envie de le laisser se reposer, fermer les yeux. Elle avait peur qu'il ne soit plus là au réveil. Que comme l'avait raconté Ridelgald il ne reste rien du seigneur Earl dont était amoureuse Fanaa, rien de l'homme qui lui avait sauvé la vie. Il paraissait au bord du gouffre et le laisser s'endormir reviendrait à le laisser sauter.

-Tiens, je vais faire une tisane, ça nous fera du bien, vous en voulez Tarik ? Je vous préviens ce sont des herbes de ma forêt, le goût est très différent du thé d'ici.
Vous auriez pu choisir un endroit plus paradisiaque pour des vacances. Pourquoi ce désert ?

Elle tendit l'oreille tout en préparant l'eau chaude, il ne fallait pas en gaspiller, aussi ne fit-elle que frémir l'eau et pas bouillir comme à son habitude.