Confins du désert - sanctuaire du Pas du Dragon

- Alors tu me crois !

Les yeux de Fanaa brillaient, fiévreux.

- Merci Mellyna ! Mais non, il n'est pas là. Pas pour l'instant. Et tu sais, le spectre et Earl sont tellement semblables ... la différence c'est que son double a les mêmes vêtements que lorsque je l'ai tué dans la grotte. Et aussi, il a les mains froides ... brrrr.

Elle se frotta les bras en frissonnant.

- Mais il n'est plus là et Earl ... elle ferma les yeux ... j'aimerais le voir bien sûr, j'aimerais beaucoup mais je n'en ai pas le doit. Il m'a interdit de lui parler de mes problèmes. Sa façon de voir les choses c'est que chacun doit de débrouiller tout seul et si je ne le fais pas il se fâchera. Je n'ai pas envie qu'il se fâche. Alors il ne faut surtout pas l'appeler. De plus, il doit avoir besoin d'air en ce moment. Je dois le laisser tranquille ...

Fanaa regarda quelques instant le plafond sans le voir, puis posa ses yeux sur Mellyna. Elle l'observa en silence, puis une petite servante entra dans la chambre et s'agenouilla pour déposer quelques affaires près de la Danseuse, qui la remercia. Il y avait une perruque de cheveux noirs et lisses qui arrivaient aux omoplates. Elle pourrait cacher les bandages et faire comme si tout allait bien. Y croire aussi, ce qui aiderait grandement, avait expliqué la soigneuse rousse. Fanaa enfila la perruque et y ajouta un foulard qu'elle entortilla autour de sa tête à la façon de Mellyna.
Elle qui était toujours très sobre s'appliqua à se maquiller et mit même un collier et des boucles d'oreilles.

- Voilà. Ca va aller.

Thani était revenu avec un plateau de nourriture. Fanaa n'avait pas faim du tout mais, sous le regard perçant de la Dedrane, elle se força à en ingurgiter la moitié.

- Je suis prête. Bon, je ne vais pas vous forcer à rester enfermés ici. Je vous remercie beaucoup d'être venus, et maintenant nous devrions sortir. Vous êtes d'accord ?

Fanaa sourit au couple et ils sortirent dans le couloir, c'est alors qu'ils croisèrent Masha qui était visiblement à leur recherche. A la recherche de Mellyna du moins. l'adolescente n'osa pas regarder Fanaa et s'adressa directement à la Dedrane.

- Mellyna ! Je voulais justement te voir. je vais devoir vite rentrer chez tes parents et je me demandais si tu voudrais bien m'accompagner ? Comme c'est aussi le village de Thani, tu vas y aller aussi, alors faisons route ensemble ! Tu veux bien ?

La dédrane était tiraillée. D'un côté elle ne voulait pas laisser son amie dans cet état. De l'autre, Masha allait avoir besoin d'aide et de soutien pour affronter ses parents. L'accompagner sur le chemin ne devait qu'être un prétexte.
Et puis, il faudrait bien qu'elle suive Thani et qu'ils commencent une vie de couple un jour. Mais si tôt ? Mellyna ne se sentait pas prête à franchir le pas.
Elle réfléchit un moment, le regard fixant le plafond pour ne pas affronter les regards tournés vers elle.

-Demain... Demain, j'aurai trouvé quelqu'un pour veiller sur Fanaa le temps de faire l'aller-retour. Ca te va Masha ? Je ne peut vraiment pas partir maintenant.

Elle tourna la tête vers Thani. Le mot "aller-retour" ne lui convenait visiblement pas, pas du tout même.

-Je suppose que c'est sage. Il nous faudra faire nos bagages aussi. Et j'ai rendez-vous avec Guangi ce soir. Ne pas répondre à une de ses "invitations" est suicidaire.

L'eyerash préférait partir d'ici le plus tôt possible. Une fois là-bas, il essaierait de convaincre Mellyna de rester un peu plus.

Masha plissa les yeux à la réponse de Mellyna et jeta un regard coléreux à Fanaa. Encore elle ! Dire qu'elle lui avait paru sympathique au début ! Et maintenant elle était toujours là à lui piquer Earl et Mellyna ! Mais zut à la fin !

- Fanaa Fanaa ! Toujours Fanaa ! Et moi alors, hein ? Est-ce que quelqu'un pense à moi ?

L'adolescente donna un coup de pied rageur sur le sol. La colère et la racoeur l'emplissaient. Elle regrettait finalement de ne pas avoir répondu favorablement à l'ancienne, car alors Earl aurait été expulsé et Fanaa aussi ! Ou alors Earl aurait été puni et séparé de Fanaa ! Ca aurait été bien fait. Bien fait !

Fanaa dévisagea Masha quelques instants, cherchant à la comprendre, à deviner ce que renfermaient ces yeux qui lançaient tant d'éclairs. Qu'est-ce qu'elle cherchait ? En se glissant dans le lit d'Earl puis en rendant publique leur relation, elle avait déjà fait assez de mal non ? Le Levitis n'avait plus voulu croiser le regard de la Danseuse et elle-même ne savait pas comment le prendre, comment réagir.

Finalement, Fanaa se tourna vers Mellyna.

- Tu n'es pas obligée d'attendre demain. Cette nuit il ne se passera rien et j'aurai le droit de dormir. Vous devriez penser à partir dans la soirée, lorsque la chaleur se fera moins forte. Penses-y. Je ne suis pas une enfant tu sais, ce n'est pas grave si il n'y a personne pour me surveiller. Palomee passera de temps en temps et je trouverai de quoi m'occuper. Tout ira bien. Il ne faut pas t'inquiéter pour moi. D'accord ?

Masha sauta sur l'occasion.

- Mais oui voilà ! Ce soir ! Partons ce soir. C'est super. Tous les autres sont déjà rentrés chez eux tu sais. Bon je vais préparer mes affaires alors ! Super !

En vérité, l'adolescente n'avait rien à empaqueter, c'était juste une bonne raison de fuir ... car elle savait quand même qu'elle n'avait pas été très polie. Et zioup ! Elle disparut en courant sans laisser le temps à quiconque de la rattraper.

Fanaa, Mellyna et Thani passèrent l'après midi au calme à discuter de tes de choses sans importance. Le but était de trouver des sujets de conversation pour passer le temps agréablement. La Dedrane n'avait pas encore décidé du moment de son départ, elle semblait encore hésiter. Fanaa voulait la rassurer. Elle se sentait fatiguée mais gardait le sourire. Ce qui était bien avec le fait de n'avoir plus de sensations, c'était qu'elle ne pouvait pas avoir mal. Ce qui était sûrement moins bien c'est que les nerfs en avaient pris un sacré coup mais ... chaque problème en son temps. Mellyna était une personne vraiment spéciale et Thani, quoiqu'un peu bourru était tout de même d'agréable compagnie. C'était reposant.

Mellyna avait hâte de laisser Masha à ses parents. Elle essayait d'être gentille et c'était Fanaa qui se retrouvait en porte à faux. Elle aurait bien donné une bonne fessé à l'adolescente, mais cela n'aurait fait que la rendre plus agressive et renfermée. Ses parents devraient s'en charger très prochainement, cela lui ferait du bien.
La dédrane avait passé l'après-midi à grommeler, elle ne voulait pas abandonner Fanaa, mais laisser Masha toute seule promettait encore plus de problèmes. Pourtant, ils avaient discuté, et les heures s'étaient succédées à toute vitesse.

-Et Fynarine ? Elle pourrait passer elle aussi ? Ça m’embête vraiment de te laisser toute seule.

Et puis, il y avait l'autre, celui qui hantait Fanaa. Réel ou pas, la détresse de la danseuse était bien palpable. Elle n'en parlerait surement pas à quelqu'un d'autre s'il revenait.
Thani, qaund à lui, voulait tellement qu'elle l'accompagne, qu'il refusait d'accompagner Masha seul. Peut-être qu'il avait aussi un peu peur des caprices et des idées de l'adolescente.

Mellyna avait raison sur un point : Si le faux Earl revenait, Fanaa n'en parlerait pas. Etait-il réellement un spectre comme elle le croyait ? Ou une hallucination comme le soutenait Palomee ? Impossible d'en être sure. Mais dire qu'on voyait des gens que les autres ne voyaient pas, au final ça faisait toujours des histoires. Alors elle garderait le silence et espèrerait qu'il ne reparaitrait pas.

Fanaa se raidit lorsque Mellyna parla de l'autre Dedrane.

- Oh non, pas Fynarine !

Elle tenta de se reprendre, mal assurée.

- Soigner Earl l'a épuisée ... elle n'a pas besoin de s'embêter à soigner quelqu'un d'autre. Elle a besoin de repos. Non c'est bon Mellyna, il ne vaut mieux pas l'embêter avec ça.

Et hop, finir sur un sourire pour ne pas inquiéter son amie.

C'est que Ridelgald aimait bien Fynarine. Il l'aimait bien ... bien. Alors le risque qu'elle vienne en sa compagnie était existant. Et quand bien même elle viendrait seule, comment avoir confiance ? Non. Il valait mieux laisser Fynarine en dehors de ça.

- Rassure toi, tout se passera bien en ton absence. Je ferai très attention. Je suis en sécurité ici, il ne peut rien m'arriver de plus. Toi par contre, il faudra que tu fasses attention. N'oublie pas que tu t'es blessé la cheville ce matin. Tu as encore mal ?

-Tu ne l'aimes pas ? Je vous pensais amies... Je te crois mais j'aimerai vraiment trouver quelqu'un. Ça me rassurerait.

La question de Fanaa la laissa un moment perplexe.

-Ah, oui ma cheville ! J'avais oublié ! Un grand sourire sur le visage : Ne t'inquiètes pas, ça doit avoir disparu depuis ce midi.

C'est le moment que choisit Thani pour se lever.

-Veuillez m'excusez mesdemoiselles, ma grand-mère va m'attendre si je ne pars pas tout de suite. A tout à l'heure, ne m'attendez pas pour manger. On ne sait jamais pour combien de temps on en a avec elle.

L'eyerash paraissait déjà fatigué de l'entrevue. Il n'était pas démonstratif, mais comme il n'y avait que la danseuse avec eux, il se permit un rapide baiser sur le front de la dédrane.
Quand il fut parti, une légère rougeur restait sur les joues de la gardienne. Elle entreprit de défaire son bandage pour démontrer la véracité de ses propos à son amie.

-Tu vois, il ne reste qu'une cicatrice. Je dois être encore fatiguée, d'habitude en une demie-journée il ne reste rien.

Mellyna passa un doigt pensif sur la cicatrice. Attrapa un petit couteau dans sa ceinture et entreprit de défaire les points de suture devenus inutiles.

- Oh je n'ai rien contre Fynarine, mais nous ne sommes pas non plus amies. C'est tout.

Tandis que Mellyna retirait ses points de suture, Fanaa lui resservit un verre de thé, puis s'installa à côté de son amie.

- On dirait que tu ne garderas pas de cicatrice, c'est tant mieux. Tu resteras toujours aussi belle ! Tu es fatigué, il faut donc que tu te reposes. Viens par là. Je peux jouer avec tes cheveux ?

Fanaa s'agenouilla sur la banquette à côté de la Dedrane, sortit son peigne et commença à démêler la chevelure blanche. Les cheveux étaient doux ... et longs ... Elle les démêla mèche par mèche, et la caresse du peigne sur les cheveux, et le contact des mains de Fanaa sur le cuir chevelu de la Dedrane, tout cela était pour la détendre. Prendre soin d'une partie du corps où se trouvaient de nombreux nerfs était une très bonne idée pour apaiser la plupart de gens. Ceci dit certain, trop sensibles, pouvaient se crisper un peu.
Les soins capillaires donnés à Mellyna étaient comme une berceuse sensitive. Après une bonne vingtaine de minutes de cet exercice, la Danseuse tressa les cheveux de son amie.

- Et voilà ! Tu ne seras peut-être pas plus fatiguée, mais tu es encore plus belle, c'est déjà ça ! Tu as aimé ? Je vais te resservir un thé.

Elle s'agenouilla au sol et remplit de nouveau les verres finement décorés. Le thé d'ici était délicieux.

Mellyna s'étira :

-Tu as des doigts de fée Fanaa. J'ai failli m'endormir tellement c'était agréable !

Siroter du thé en parlant avec une amie. Ah, comme les ennuis semblaient loin ! Cela ne lui était pas arrivé depuis si longtemps ! Une amie féminine, elle n'en avait plus eu depuis... Depuis... Sa sœur. Oui, après sa mort elle s'était renfermé. Mellyna eut un bref frisson, ce n'était pas le moment de remuer le passé et de rappeler les fantômes. Elle passait un moment charmant, il fallait le savourer.
Parfaitement détendue, la dédrane profita pleinement de cette fin de soirée en tête à tête avec la danseuse.


************

Pendant ce temps, Thani était arrivé dans les quartiers de sa grand-mère. Le petit serviteur, croisé plus tôt dans les cuisines, avait ouvert la porte.

-Te voila ! Ce n'est pas trop tôt !
-Bonsoir grand-mère, comment c'est passé ta journée ?

Elle éluda la question d'un vague haussement d'épaule.

-Aucune importance. Tu as pu parler avec la dédrane.
-Pas vraiment.
-Je vois. Bien, visiblement, je n'ai pas autant perdu mon temps aujourd’hui que ce que je craignais. En tout cas, moins que toi. J'ai feuilleté de vieilles tablettes qui se trouvent dans les sous-sol. Il me semblait bien qu'ils y parlaient de dragons et c'est le cas.

L'attention de Thani était toute acquise. Il sentait venir les problèmes, Guangi avait un ton un peu trop excité.

-Ils y parlent notamment des jeunes. Figure-toi qu'ils ont besoin des adultes pour survivre et grandir.
-Comme tous les bébés...
-Non, pas tout à fait. Chez eux, ils ont besoin, outre de la nourriture, de l'énergie des adultes. Avec la venue de l'Elixia, il semble que pratiquement tous les dragons aient disparus, et leurs rejetons avec. Seuls les plus puissants ont survécu grâce à leur magie interne. Donc la question est, que fait ce rejeton de dragon ici ? Car, si j'en crois les descriptions, s'en est bien un. Trop maigre et trop petit, mais bien un de leurs rejetons.
Ta dédrane aux cheveux blancs...
-Mellyna.
-Oui, peu importe. Elle n'est pas plus maigre depuis que vous avez croisé le dragonnet ?

L'eyerash réfléchit un instant. Elle était fine depuis qu'il l'avait rencontré, mais plus maigre ? Non assurément pas.

-Non, mais souvent fatiguée. Une idée lui revint. Ah ! Elle se plaint de manger deux fois plus et d'avoir tout le temps faim.
-Humm.

Le front de la vieille dame se plissait sous la réflexion. Elle ne voulait visiblement pas tout dire à Thani sans avoir plus d'informations.

-Bon, va droit au but. Ce n'est pas dans tes habitudes de faire de la diplomatie, surtout avec moi.
-Dans mes lectures, j'ai trouvé à peine une dizaine de cas, de dragonnets qui tentaient de se lier à des humains pour survivre. Ca ne durait jamais plus de quelques semaines, des mois tout au plus. Les deux faiblissaient de plus en plus, s'ils étaient trop liés, ils mouraient tout les deux. Si le dragonnet lâchait prise, son compagnon pouvait survivre mais uniquement au prix de la mort de la bestiole. Les anciens ne les laissaient pas se lier à d'autres humains. Elle lui parle ? Il lui a donné son nom ?

Thani avait pâli, il sentait bien que le dragon représentait un danger mais pas à ce point là.

-Elle ne m'en a pas parlé, elle sait que je m'énerverais si s'était le cas. Mais je crains qu'ils communiquent, pour le nom je n'en sais rien. Voyons... Non, elle continue à l'appeler "poussin".
-De toute façon, elle ne te dirait pas le nom. C'est un pacte important. S'il lui a donné, c'est positif, c'est qu'elle compte pour lui, qu'il ne la laissera pas mourir. Dans, le cas contraire, si en plus il lui parle, c'est foutu. Le garde-manger est ouvert et ces bestioles sont du genre voraces.
-Elle ne parait pas affaiblie plus que cela.
-Et ces cheveux, ils n'étaient pas noirs, quand vous êtes arrivés ?
-Tu as des espions partout ! Tu n'étais même pas au temple à ce moment là !
-Ce n'est pas ma question.

Elle continuait à le traiter comme un gamin ! L'eyerash souffla et contint sa remarque. Les informations divulguées étaient trop précieuses pour s'énerver et risquer de manquer la suite.

-Oui, ils l'étaient. Mais c'est dû à un problème quand on a été sauver les jeunes filles, pas au dragon. De ça, je suis certain.
Dit-moi, pendant le conseil, ils ont bien dit que c'était une période néfaste pour avoir des enfants ?
-En, effet.
-Ca fait deux jours que le dragon ne quitte pas Mellyna d'une semelle. D'habitude, il va et vient, il va chasser. Là rien, il reste le plus proche possible toute la journée.
En plus, quand elle a été blessée, il gardait ses distances. Je pensais que c'était pour qu'on puisse prendre soin d'elle...
-Mais c'était surement pour qu'elle garde ses forces pour guérir.
-Merde. Ta théorie se tient.
-Je ne te le fais pas dire !

La conversation se prolongea jusque tard dans la nuit.

***************

Fanaa et Mellyna eurent le temps de souper, de bavarder, de voir Palomee, et de s'endormir. La dédrane avait étalé des couvertures à côté de celles de la danseuse. Ses paquets étaient prêts mais elle voulait rester auprès d'elle le plus longtemps possible et être là en cas de cauchemars. La nuit était le moment le plus propice pour les esprits.

- Mais...
- J'ai dit non. Et si jamais l'idée de venir monter la garde au pied de mon lit te vient à l'esprit, c'est non aussi.

Ridelgald étouffa un grognement. Earl lisait en lui beaucoup trop facilement.

- Au moins dans le couloir ?
- Non.
- Ou sur le balcon ?
- Non ! Bon sang, Rid !

Earl repoussa son assiette vide et s'essuya les lèvres du coin de sa serviette.

- Je ne suis plus un gamin, je n'ai pas besoin que tu viennes me border !

Il regrettait presque d'avoir parlé à son ancien second. A présent le soldat ne parviendrait plus à se détendre une seule seconde, persuadé que le sanctuaire n'était plus une place sûre pour eux.
Il posa les mains à plat sur la table avec un soupir.

- Rid... c'est déjà assez... humiliant comme ça.

Les mâchoires de Ridelgald se crispèrent, mais il finit par hocher la tête à contre-coeur.

- Bonne nuit mon capitaine.
- Bonne nuit Ridelgald.

Earl regagna ses quartiers. Il se faisait tard et la tension nerveuse de la journée lui pesait. Il prit un verre de la tisane destinée à l'aider à trouver le sommeil puis se déshabilla sans attendre. La soigneuse qui lui avait préparé le breuvage n'avait probablement pas lésiné sur le dosage, car il s'endormit aussitôt.

Il y a des gens qui ne sont pas faits pour dormir seuls. La nuit, on est plus vulnérable, la nuit est propice aux visites étranges, esprits, cauchemars, peurs qui prennent corps ... Dans l'obscurité, beaucoup de choses se cachent et attendent le moment propice pour se montrer.
Pourtant la nuit peut aussi être un lieu de confidence, dans le noir personne ne nous voit, personne ne nous juge, et des chuchotis se font entendre, on s'échange des secrets, des promesses, des mots plus tendres, on ose des choses que l'on n'oserait pas face à face.

Il y avait eu un mauvais rêve. Très mauvais. Earl, le temple englouti, les écailles ... Fanaa ouvrit les yeux et fixa le plafond, retenant son souffle. Son coeur battait fort et elle se sentait fatiguée. Puis ses pensées glissèrent vers le Levitis et une vague de tristesse la fit frisonner. Il lui manquait. Elle voulait sa présence tiède à ses côté, même si il ne disait rien. Elle avait besoin qu'il lui laisse une place tout contre lui, de sentir son souffle sur son front, d'entendre les battements de son coeur, de voir et toucher la peau dorée agrémentées d'écailles d'argent ... Pourtant, dans le même temps elle ne savait pas comment réagir. Depuis qu'il avait mis Masha dans son lit ... Non. c'était l'inverse. Earl était une victime. Mais il était aussi un homme ! Alors est-ce qu'une partie de lui en avait été contente ? Ou à l'inverse, est-ce que maintenant il n'éprouverait pas une aversion pour les femmes ? Masha avait fortement abîmé quelque chose. Et ce n'était même pas par amour, c'était pas désir et frustration. Et maintenant Fanaa ne savait plus quoi faire.

Incapable de se rendormir, elle tourna la tête et sursauta quand son regard tomba sur le double. Encore lui ? Ce dernier lui adressa un sourire. A tâtons, Fanaa chercha son foulard, puis se leva tout doucement et sortit de la pièce en catimini. Une fois dans le couloir elle entortilla le tissu autour de son crâne pour cacher les bandages et se dirigea à pas de loups vers la chambre d'Earl, l'autre sur les talons.

Une fois qu'elle y fut entrée, il ne put en franchir le seuil. Tant mieux, elle était tranquille. Elle s'approcha du lit à pattes de velours et s'arrêta pour l'observer quelques instants. Il était là, endormi, mais son visage n'était pas si apaisé qu'il aurait dû. Le bout de ses doigts caressèrent sa tempe et longèrent sa joue, puis elle se pencha pour l'embrasser tout doucement sur les lèvres.

Elle approcha sa bouche de son oreille et murmura tout bas :

- Earl Nereyn Altheraan Pendergast Adennon ... reçois mon amour ...

Elle avait prononcé ces mots sur une impulsion et cela la fit sourire. Il dormait, il ne pouvait donc pas avoir une de ses attitudes qu'elle comprenait souvent de travers et qui lui faisaient de la peine. Et cela était un poids en moins. Elle se redressa et parcourut la chambre des yeux en secouant la tête ... comment un homme aussi rigide et plein de règles pouvait être aussi peu rangé ? Les vêtements étaient au sol, le livre encore ouvert ...

La danseuse fit le tour du lit, referma le lire après y avoir mis la petite feuille qui devait vraisemblablement servir de marque page, ramassa la chemise, le pantalon, les plia et les posa sur un petit tabouret, alla derrière le paravent pour vérifier que tout était prêt pour le lendemain, repéra un petit accroc sur le peignoir et le prit pour s'asseoir sur son fauteuil où elle se mit à le recoudre. Voir la nuit avait beaucoup d'avantages, elle pouvait s'occuper de ce genre de petite chose sans avoir besoin d'allumer de bougie, ce qui aurait pu troubler le sommeil d'Earl.
Ce genre de petite occupation était agréable pour occuper les mains et se détendre l'esprit.

Fanaa s'était immobilisée et avait tendu l'oreille lorsque le souffle du Levitis s'était fait plus stressé, par à-coups. Ensuite, elle s'était retrouvée immédiatement à côté de lui sur le matelas, une main sur sa nuque et l'autre tenant un verre d'eau.

- Earl ? Ca ne va pas ? Calme toi ... tiens, bois ça. Chht.

La main sur sa nuque descendit doucement et remonta, cet aller-retour sur la peau était une sorte de massage pour le détendre tandis qu'elle l'aidait à porter le récipient à se bouche.

- Je ne suis pas un mioche !

Hérissé par son ton de mère-poule tâchant de calmer les frayeurs d'un petit dernier impressionnable, Earl repoussa le récipient d'un brusque revers de main.

"Chht."

Humiliant.
Au moindre commentaire supplémentaire, il allait craquer.
Se voir réduit à l'état d'objet sexuel utilisable à volonté, et maintenant à celui d'un gamin. Fallait-il vraiment enfoncer le clou plus profond ?

Le jeune homme enfouit la tête dans ses mains, pressant ses paumes contre ses paupières closes.
Colère, révolte, souffrance.
Il devait juguler ça, remettre de l'ordre, refaire le tri.

Ne faisait-elle aucune distinction entre "soutenir quelqu'un" et "infantiliser quelqu'un" ? Bien sûr que non, puisqu'elle-même ne faisait que rechercher des cajoleries, des caresses rassurantes, comme une gamine perdue !

Non, stop.

Il fit un effort pour ravaler cette rage subite qui ne demandait qu'à se déverser sur le premier venu.
Ses ongles lui griffaient les tempes.
Respirer.
Lentement, profondément.

- Mais ...

Pourquoi ? Pourquoi est-ce qu'il le prenait comme ça ? Pourquoi est-ce qu'il commençait pas crier, mordre, attaquer ? Si il était doué pour quelque chose, c'était bien pour faire de la peine. Fanaa se sentit triste et elle avait peur. On n'aime pas pour être aimé en retour, mais on n'aime pas non plus pour se faire piétiner.

La Danseuse se leva et reposa le verre sur la table de nuit. Sa main tremblait, sous le choc et un peu en colère aussi. Il était si injuste !

- Je ne te prends pas pour un enfant, ça ne m'est jamais venu à l'esprit. Tu ne comprends jamais rien, tu es un imbécile !

Il devait avoir un sérieux problème avec ces histoires d'enfant. Pourquoi ? par les lunes pourquoi avait-il perçu sa présence ainsi ? Elle avait seulement voulu être attentionnée, c'était donc si grave ? Blessée, elle quitta la chambre sans se retourner en se forçant à ne pas se laisser aller à pleurer. Ca ne ferait que le faire enrager encore plus. ne rien ressentir, comment faisaient les gens pour ne rien ressentir ? Cela lui semblait impossible.

Un rire nerveux lui secoua les épaules.

- Et c'est moi qui ne comprend pas ?

Encore. Sa seule réplique, c'était ses grands yeux mouillés, puis la fuite.
Etait-ce à la fin possible ?

Elle aussi l'avait trompé.
Elle avait réussi à lui faire croire qu'il y avait une femme, là, derrière, quelqu'un qui arrivait à comprendre sans paroles, qui savait ce qu'elle désirait, et qui faisait en sorte de l'obtenir, sans fioritures, sans questionnements inutiles, sans prendre la fuite en pleurnichant à la première contrariété.
Et lui il l'avait cru.

Il se renversa contre la tête de lit pour laisser libre cours à son hilarité douloureuse.

- Ah mais oui quel imbécile j'ai été !

Les derniers échos de son rire ricochèrent lugubrement sous les voûtes silencieuses. Earl fixa le plafond, le souffle court.
Puis un sourire qui n'avait rien de joyeux lui découvrit les dents.
Oui, c'était une bonne idée. Excellente, même.
Il balança les jambes par dessus le bord du matelas. Sa tête oscillait mollement, comme si elle avait été trop lourde, trop pleine de... de quoi ? C'était tellement chaotique...

- Aha... par la chatte d'Ael, Syld mon vieux, j'ai l'impression qu'on m'a arraché les couilles, et toute la fierté qui pouvait aller avec.

Tout en ricanant, il se dirigea vers la sortie de la pièce, prenant juste la peine de se couvrir du peignoir abandonné au sol.

Où cela pouvait-il être ? Dans les sous-sols, probablement. Après tout c'était du liquide aussi...


Fanaa fixait le plafond.
Puis une main se plaqua sur sa bouche, une autre la ceintura, lui immobilisant les bras contre le corps et l'enlevant comme si elle n'avait rien pesé du tout.
Ce fut si prestement fait qu'ils se trouvaient déjà dans le couloir lorsqu'elle put songer à se débattre, à faire du bruit, donner l'alerte.
Si elle l'avait fait alors qu'elle était encore juste à côté de la Dédrane, cela aurait été efficace.
Elle fut brutalement repoussée contre le mur.

Earl la regardait, haletant. Son haleine était chargée de vapeurs d'alcool. Lorsqu'il prit la parole, sa diction était étonnamment claire, tout juste un peu plus traînante qu'à l'accoutumée :
- C'est toi qui ne comprends rien à rien quand je te dis de te débrouiller toute seule. Ca ne veux pas dire t'isoler à toute force des autres, non...

Il eut un soupir.

- Ce que j'aurais voulu, c'est que tu arrives enfin à exister par toi-même. Sans t'appuyer en permanence sur une autre personne. Tu n'es pas une poupée qu'on habille, qu'on coiffe, qu'on pomponne, pas un objet. Est-ce que tu comprends ça ? Si tu ignores comment résoudre les problèmes les plus basiques, demande simplement conseil, mais par pitié, ne va pas geindre ou simplement attendre dans l'espoir qu'un autre que toi aille régler tous tes soucis. Fais un effort de jugeote, par Ael !

Le jeune homme serra les dents.

- Au moins Syld n'était pas du genre mère couveuse comme Mellyna et, de fait, tu étais moins infantile à cette époque.

Ses sourcils se fronçaient à chaque seconde d'avantage. Finalement, il n'y tint plus et éclata :
- Apprends à vivre, merde ! Personne n'est éternel, ici ! La disparition de Syld ne suffisait pas à te le faire comprendre ? Si ton "soutien" disparaît, aussitôt ton petit monde à toi cesse de tourner ? Idiote, triple idiote ! Tu dois pouvoir continuer toute seule, et pas survivre, mais vivre ! Par respect pour ceux qui on ou on eut l'absurde idée de tenir à toi ! Bordel, est-ce que c'est si dur à comprendre ?!

Il l'attrapa avec rudesse par les épaules et la secoua.

- Est-ce que tu as la moindre idée de ce que ça fait de te voir systématiquement aller dans le mur et pleurnicher en attendant qu'on vienne te câliner et te relever ? N'as-tu pas assez souffert pour savoir retenir tes larmes pour des bobos sans importance ? Mais non, et tu t'en inventes d'autres ! Ca me dégoûte, ça me désespère. Est-ce que tu saisis ce que peux ressentir quelqu'un qui voudrait te voir comme une femme, et pas comme une jolie poupée aux grands yeux humides ? Ce que je veux ce n'est pas cette poupée, c'est la femme qui est derrière ! Je l'ai vue, je sais qu'elle existe, alors pourquoi ? Pourquoi est-ce qu'à chaque fois que je me retourne je te vois sur le point de fondre en larmes comme si j'étais coupable de t'avoir battue à coups de ceinture ?

Il se mordit la lèvre pour interrompre enfin ce flot de paroles et de colère. Un rire saccadé lui secoua les épaules.

- Je t'ai dit ce qui n'allait pas. Je te l'ai dit, pas pour moi, pas pour te façonner à mon idée, mais justement pour que tu cesses d'être une chose malléable que le premier venu peut briser. Stupide. J'ai vraiment été stupide.

Il appuya le front contre le mur, par dessus l'épaule de la jeune femme.

- Oh, Fanaa, mais qu'est-ce que tu m'as fait ?

Les doigts qui agrippaient encore durement les bras de Fanaa lâchèrent prise tandis que le Lévitis se laissait glisser à genoux, la tête basse, posée contre les jambes nues de la jeune femme.

- Mais qu'est-ce que tu m'as fait...

Fanaa n'osait plus bouger et c'était à peine si elle osait respirer. Il y avait eu un ouragan Levitis et des mots et de la colère et de la brutalité, de l'incompréhension avec quelque chose qui semblait un sorte de ... souffrance ? Ce qu'elle lui avait fait ? Mais que voulait-il dire par là ? Il parlait d'elle comme si elle était un poison ou une mauvaise drogue.

- Earl ...

Le simple fait de prononcer son nom c'était comme se rapprocher de lui, c'était lui tendre la main et marcher dans sa direction.

- Earl ...

Avancer vers lui, le laisser renifler la main tendue et tout doucement, avec d'infinies précautions, lui effleurer la tête.

- Je ne suis pas une poupée. Je suis une femme.

Elle parlait doucement et malgré qu'elle se sente tout chamboulée dans sa poitrine, elle ne faisait pas mine de pleurer. Elle n'avait pas non plus commencé par s'excuser d'ailleurs.
Lui effleurer la tête du bout des doigts. Doucement.

- Je suis une femme, une vraie, mais il me manque ... comment lui expliquer ? ... quelque chose. Et j'ai besoin ... j'ai besoin de ... de ce "soutien". J'en ai besoin pour m'ancrer dans la réalité, pour apprendre ... son menton trembla Non, pas pour apprendre mais pour me motiver ... à avancer toute seule. Elle ouvrit de grands yeux apeurés dans la pénombre. Toute seule.

Cette simple idée la terrorisait. La solitude ? Encore ? Le silence, l'obscurité, la peur ? Une nouvelle fois ? Un frisson glacé remonta le long de sa colonne vertébrale et elle sentit des sueurs froides. Sa respiration s'accéléra, son coeur cogna plus fort, plus vite, au moins autant affolé qu'elle.

- Non ce n'est pas vrai je ne veux pas être toute seule ! Tu pourrais vivre dans un monde où il n'y aurait que toi, toi ? Tu te suffirais à toi-même ? Earl ... s'il te plait essaie de comprendre ce point, veuille accepter que la solitude n'est pas pour moi une fin en soi, ce serait un but si triste ... et ce n'est pas ce que je veux. Mais je sais ce que c'est. Au Ringèm j'étais seule, et j'en suis sortie aussi toute seule pour venir ici. Je connais la solitude, crois moi elle m'a longtemps accompagnée.

Elle tenta de s'agripper au mur, c'était trop de choses d'un coup, ses jambes faiblissaient, mais elle ne devait pas tomber.

- Je t'aime Earl.

Dire qu'elle le lui avouait alors qu'il était en colère et qu'elle avait des bandages en lieu et place de ses cheveux, qu'elle ne portait même pas de jolie robe et de maquillage pour compenser sa mauvaise mine, et qu'en plus ils se trouvaient dans un couloir donc il fallait craindre que quelqu'un passe n'importe quand.

- Je le sens en moi, même si c'est tout nouveau, je le reconnais. Je suis une femme qui est pleine de toi, dans mon coeur, dans ma tête. C'est fort et c'est doux, agréable et effrayant. Plus effrayant même que cette solitude que je redoute parce que je la connais. Parce que toi, Earl, tu as laissé quelqu'un me faire du mal et ... et ...

Il avait expliqué pourquoi il avait préféré ignorer ce qui s'était passé. Et peut-être sa raison lui semblait-elle légitime, mais son silence et son impassibilité avaient semblé à Fanaa bien plus cruels que toutes ses colères passées et à venir. Et elle n'arrivait pas à oublier ce moment, à l'effacer de son esprit.

- Je suis une femme qui voit en toi un homme qu'elle a envie de rendre heureux et à qui elle rêve d'apporter la paix, cette paix qu'il souhaite tant.

Elle cacha son visage dans ses mains.

- Oh Earl ... pour toi ... pour toi je ...

Il secoua la tête.

- Je ne veux pas. Ce n'est pas... bien. Pas moi. Tu dois apprendre à vivre non pas seule, mais par et pour toi-même. Tu devrais l'avoir compris. Il suffit de presque rien... un bord de falaise fragilisé par la pluie, une vulgaire branche sèche... un instant, tu te retournes, et quand tu cherches autour de toi, il n'y a plus personne. Mais tu dois continuer à vivre parce qu'il y a d'autres choses, d'autres personnes ailleurs. Il faut trouver la force de traverser le vide. Pas juste exister et attendre que quelqu'un passe par hasard, il faut...

Le poing qu'il avait appuyé contre le mur se crispa. Ses pensées commençaient à être un peu confuses et sa langue semblait de plus en plus réticente à les traduire correctement.

- C'est juste... tu t'attaches trop. Tu es dépendante. Tu te crées toi-même des cages, des chaînes, comme si tu avais peur de simplement respirer. Ce n'est pas bien. Tu dois savoir vivre sans, sinon elles finiront par t'entraîner vers l'abîme.

Il commençait à se sentir vaguement nauséeux. Une bonne chose qu'il soit déjà presque assis par terre.

- Chacun a ses propres cages, mais les tiennes...

L'alcool le rendait un peu trop grandiloquent.
Cela faisait la joie de Syld, d'ailleurs, du temps où il suffisait d'un fond de pinte pour provoquer une catastrophe. Ce vil faquin s'ingéniait à provoquer pareils désastres, d'ailleurs, juste pour le plaisir de l'entendre discourir avec l'emphase d'un poète et, la minute suivante, employer un langage assez fleuri pour faire dresser les poils de bras.

Earl vacilla un peu puis appuya une main incertaine sur ses lèvres.

- Oh... je crois que je vais être malade.

- Non, pas ici !

Elle rouvrit les yeux d'un coup, se baissa et le fit se relever.

- Viens, vite ! Essaie de tenir !

Fanaa l'entraîna en vitesse dans la salle des vapeurs. Il s'y trouvait toujours des bassines alors elle lui en tendit rapidement une, puis s'assit un peu en retrait en attendant qu'il termine.

*Tu ne m'as pas cru, n'est-ce pas ? Mais ce n'est pas grave, demain tu auras oublié.*

Elle tourna la tête afin de ne pas l'observer alors qu'il était dans ne situation quelque peu gênante.

Il avait dit "je ne veux pas". Il était évident qu'il n'allait pas répondre un "moi aussi je t'aime Fanaa", mais elle ne s'était pas attendue aux mots qu'il avait prononcés. Est-ce que cela signifiait qu'il se retirait de la partie ? Curieusement, cela ne faisait pas de peine à la Danseuse. Il ne la croyait pas ? Ce qu'elle avait dit n'en était pas moins vrai. Et cela ne l'empêcherait pas de chérir en son coeur le sentiment qu'elle nourrissait pour lui. Un bébé de la bête qu'il était. S'accrocher aux souvenirs, aux images, elle savait le faire.
Hakuren était la femme parfaite pour lui, Fynarine serait une compagne très pratique car elle pourrait toujours le soigner, et même si il ferait un beau couple avec des tas d'autres femmes, et bien elle, elle avait un petit bout de lui là dans son coeur. Un petit bout de lui qui n'était pas en colère, un petit bout de lui tout chaud. Un petit bout de lui qui avait avoué vouloir la femme qu'elle était. De sa part, c'était une sorte de compliment.
Alors ça allait bien.

Fanaa souriait.

En fait il n'y avait pas urgence absolue sinon il n'aurait sans doute pas eu le loisir de constater la chose.
Earl considéra donc un moment la bassine, l'air de se demander s'il convenait oui ou non de céder aux circonvolutions houleuses de son estomac. Finalement l'estomac en question décida pour lui et le fit de plier en deux sur le récipient.

S'il persistait ainsi, il n'allait pas reprendre aisément le poids et les forces qu'ils avait perdus ces derniers temps.

Le front posé contre le bord de la cuvette, il recracha un dernier filet de bile acide.

- Après tant de belles paroles, voilà qui manque mooment de classe, marmonna-t-il d'une voix rauque tout en repoussant une mèche de cheveux qui menaçait de glisser au fond.

En vêtements de nuit, un peignoir sur le dos, pas mal d'alcool dans le sang et la tête dans une bassine... oui, avait sûrement déjà eu l'air plus à son avantage.

Elle tourna la tête vers lui, se rapprocha à croupeton, se plaça Earl, une jambe de chaque côté, l'entoura de ses bras et posa sa joue sur son dos. Elle le serra un peu plus fort.

- Je m'en fiche.

Ca n'avait pas d'importance. Elle n'allait pas le juger sur sa mine et ses sentiments n'allaient pas changer juste à cause de son apparence. Il était lui tout entier. Qu'il soit debout, assis, courbé, fiévreux, raide, fier ... il restait lui. Présent, réel, juste là. Entier. Elle se sentait détendue et débordante de tendresse, tendresse qu'elle ne pouvait pas endiguer, elle s'écoulait d'elle de partout, par tous les pores de sa peau et l'air qu'elle expirait.

Earl ne répondit que par un vague grommellement.
Ce qui pouvait subsister dans son estomac lui faisait l'effet de flotter sur une couche visqueuse.
Les yeux clos pour mieux se concentrer sur les remous de ce bain d'huile, il finit par se redresser un peu et repousser la bassine.

- Je suppose que je ferais mieux d'aller m'allonger quelques heures...

Ce n'était pas vraiment ainsi qu'il avait prévu de commencer la journée, mais dans tous les cas, mieux valait faire une croix sur l'aspect "frais et dispos".

Fanaa se dressa sur les genoux tout en restant collée à lui, passa sa main sur le front du Levitis et fit pression pour lui faire doucement pencher la tête en arrière. Le mouvement révéla son cou nu que Fanaa embrassa doucement, encore et encore tout en remontant jusqu'à l'oreille ou elle chantonna tout bas un petit :

- D'accord !

Elle avait envie ... oh bon sang qu'est-ce qu'elle pouvait avoir envie de le serrer contre elle encore et de l'embrasser sans fin ! De profiter d'être avec lui et de ne penser à rien d'autre ! Le toucher, le ressentir, le goûter, s'emplir la tête et les sens de lui ...

*stop ! stop ! calme toi !*

Ses joues avaient rougi, ses yeux brillaient et son souffle s'était accéléré. Mais ce n'était pas le moment. Il avait été abusé par une femme -ah tiens, toute jalousie semblait avoir disparu ? tant mieux !- et pourrait mal prendre le fait qu'une autre se rapproche trop. Ne pas lui faire peur, ne pas le braquer. Faire taire ces fichues hormones et demander à ce fichu coeur de murmurer au lieu de battre fort et de chanter son amour. Elle ferma les paupières pour mettre un terme à toute cette agitation dans sa poitrine mais peine perdue.
Alors Fanaa se pencha pour se saisir de la bassine, se mit debout et recula en titubant vers la sortie. Elle s'ordonnait de ne pas le regarder, mais ne pouvait se résoudre à détacher son regard de lui. Son talon buta contre la première marche de la sortie. Il était temps. Elle entrouvrit les lèvres mais n'osa finalement rien prononcer, alors elle tourna les talons et quitta la pièce, une envolée de papillons dans l'estomac.

Après avoir trouvé les cuisines où elle nettoya et rangea la bassine, elle remonta jusqu'à sa "chambre". Sa démarche semblait presque celle d'une personne ivre. Elle n'avait pas l'impression de réussir à toucher le sol, et elle avait envie de sourire sans raison. Elle se rallongea auprès de Mellyna et si elle se remit à fixer le plafond, ce fut cette fois pour y projeter des images ... de très jolies images ...