Confins du désert - sanctuaire du Pas du Dragon

- Méchantes ?

Un éclat de rire un peu dur éveilla les échos des voûtes de pierre.

- Elles ne pensent pas, ne planifient pas. Elles grandissent et pour ce faire se nourrissent de ce qui est à leur portée. Où est la méchanceté, là dedans ?

Le rire se déplaça un peu.

- Elles ne sont éveillées que parce que je suis là. Où iraient-elles chercher l'énergie nécessaire pour pousser comme si c'étaient des décennies ou des siècles qui passaient en l'espace de quelques heures ? Quant au pourquoi... La terre, le sol nourricier se forme par magie, peut-être ? Les plantes aux racines puissantes creusent et broient la roche trop dure pour les végétaux plus délicats, les mousses retiennent l'humidité, la condensent, et quand elles meurent elles forment une couche fertile... et tu ne vois pas l'utilité ?

Fanaa baissa la voix.

- Excuse moi.

Poser des question c'était reconnaître son ignorance, et manifestement c'était passer officiellement pour une personne stupide. Les gens était comme cela après tout. L'ignorance des autres les énervait toujours.

- Alors c'est un nouveau cycle pour vous, de don et de sacrifice. S'offrir pour les générations futures c'est ...

Fanaa songea aux arbres du jardin des ruines blanches. Des arbres petits, mais qui donnaient de bons fruits, qui nourrissaient ceux qui venaient après. Un cycle. Plusieurs cycles même.

- Je ne sais plus penser, je ne sais plus parler, je sens le soleil, je goutte la rosée, je rêve sous les étoiles, je suis pour toi, la vie et le vent dans mes feuilles, la sève qui court qui chante ... merci ... merci de m'accepter sous le ciel de la nuit, soyons ensemble pour un instant, je te donnerai tout alors ... et plus tard nous nous retrouverons sur la quatrième lune pour une nouvelle éternité. Avant de revenir ...

Quelle était la suite, déjà ? Pensive, elle se tapota par réflexe l'aile du nez avant de s'essuyer en panique et de se mettre encore plus de bouse sur le visage.

- Oh non ! Zut, zut !

Fanaa regarda ses mains, horrifiée d'imaginer la mine qu'elle présentait ... puis elle secoua la tête. Qui allait la juger sur sa mise ici ? Elle n'avait pas de rendez vous. Personne ne la voyait. Et quand bien même ? Il valait mieux ne pas s'embêter de détails. Elle savait qu'elle allait se salir, Sheyn le lui avait même répété. Donc, quoi de plus normal que de repartir crasseuse ? Au Ringèm, entre les humeurs des monstres et la boue des marais ... Alors tant pis. Malgré l'odeur qui faisait froncer le nez.

- Ce n'était pas ça. Ca ressemblait à un poème de mon clan mais ce n'était pas ça. Je ne m'en souviens pas. Ca y ressemble un peu.

Comme elle ne se sentait pas très douée avec les mots, Fanaa se mit à fredonner une mélodie qui semblait une berceuse. On ne pouvait bercer une plante, mais on disait qu'elles pouvait se montrer sensibles aux sons. Comme ces plantes-là croissaient à une vitesse surnaturelles, peut-être n'avaient elles pas le temps de s'arrêter pour écouter. Mais tout de même. La bouse était une nourriture physique, la voix une nourriture ... différente ...

Elle fredonnait tout doucement, c'était presque comme murmurer, elle n'osait pas pousser sa voix, non seulement pour ne pas déranger, mais aussi car sa voix restait fragile.

Recueillir la rosée sur la mousse était un acte délicat. Chaque goutte était vitale, précieuse, il ne fallait pas les laisser tomber, mais bien toutes les recueillir pour qu'elles aident à nourrir les plantes qui se cachaient dans les creux, comme Sheyn avait expliqué.
Il faisait calme dans la grotte, seuls Sheyn, Sheitan et elles s'y mouvaient. Il n'y avait pas d'autres animaux et, heureusement, pas d'insectes non plus.

- Franchement rien à carrer des générations futures. C'est juste pour que la génération actuelle me fiche la paix.

Et surtout une "génération" en particulier, avec de longs cheveux rouges et des yeux verts furibonds...

Sheyn émergea de derrière un rideau vert. Il huma l'air comme l'avait fait Sheitan un peu plus tôt et émit un feulement presque identique.

- Ewww... C'est fou comme ça arrive à puer sur les gens qui passent leur temps à se laver. Mélange avec les trucs dont vous vous amusez à vous enduire le corps parce que ça "nettoie" et ça "sent bon", probab'...

Il s'ébroua d'horreur avant d'examiner l'ouvrage de Fanaa avec une moue.
A bien y regarder, il avait l'air un peu fatigué.

- Tu vas pouvoir retourner au sanctuaire. Fait pas encore trop chaud et moi je vais devoir leur donner un coup de pouce supplémentaire. Elles vont être difficiles à tenir.

Fanaa ne se vexa pas de la remarque de Sheyn sur son odeur, elle savait très bien qu'elle puait ... mais c'était le jeu aujourd'hui ! Par contre, lorsqu'il voulut la congédier elle se récria :

- Non non pas déjà ! je peux mieux faire, je vais m'améliorer ! C'était ma première fois donc c'est peut-être maladroit mais je vais m'améliorer ! Regarde tu vois bien que je le fais de mieux en mieux ! Et plus regarde la tête que tu as, tu as besoin de repos. Ou d'aide. A deux on aura plus vite fini et tu pourras reprendre des forces !

Fanaa jeta des coups d'oeil partout. Elle devait trouver quelque chose à faire, vite, pour ne pas se faire mettre à la porte. Vite, vite ! Elle réfléchit à toute vitesse. Ce qui manquait ici c'était de l'eau, toujours de l'eau. Trouver de l'eau, vite. Elle pouvait donner sa propre eau en dessalant ses larmes mais alors elle se dessécherait. Où y avait-il une réserve d'eau ? Au Ringèm bien sûr. Toujours au Ringèm. Pouvait elle appeler l'eau d'ici ? Oui. Il lui fallait des pierres pour cela.

Fanaa scruta le sol à la recherche d'une jolie pierre à la face relativement plate "relativement", puis elle chercha un autre éclat de rocher, s'assit et commença à graver une rune sur la pierre; tout en réfléchissant à toute vitesse et en faisant des calculs. Appeler l'eau donnerait des résultats, mais au vu de la distance à parcourir, l'eau mettrait des jours et des jours à arriver. Ils n'avaient pas tout ce temps. Sans compter que sur la distance, une partie s'évaporerait, se perdrait ... et que son éloignement la rendrait plus ardue à guider. Il aurait fallu trouver une source d'eau plus proche. L'esprit cherchait, cherchait ... Non pas les réserves des villages évidemment. Il ne s'agissait pas de voler de l'eau mais d'utiliser une réserve qui n'attendait que cela.
Les grottes de Leviathan ! Le lac du palais englouti ! Si Sheyn l'avait réellement nettoyé, alors elle pouvait sans risque en faire venir quelques litres.

Maintenant qu'elle avait trouvé sa source et que sa pierre était prête, il restait à trouver ici à trouver un endroit un peu creux afin que l'eau y prenne place. Il n'aurait pas fallu la gâcher dès son arrivée. Fanaa fureta jusqu'à trouver une sorte de vasque au creux d'une paroi. Elle y déposa sa pierre, rune sur la face visible, posa ses mains, baissa la tête et se concentra. Ses yeux était clos, sa bouche entrouverte, son souffle de plus en plus profond. Elle cherchait les grottes. Elle trouva bientôt le palais englouti. Il fallait dire qu'il avait un point en commun avec les Ruines Blanches, ce qui fait que d'une certaines manière, ils étaient liés. Le temps passa, Fanaa était elle-même dans le lac et elle appalait l'eau, elle plongeait dans la pierre pour la guider vers la grotte de Sheyn, elle montrait le chemin.
Un petit glouglou ténu se fit bientôt entendre et le contenu d'un verre d'eau se laissa bientôt voir au fond de la vasque naturelle ...

Sheyn ouvrit la bouche puis haussa les épaules en silence, attendant qu'elle en ait fini.

- Bien bien. Mais ce n'était pas forcément utile. Tu as fait ce que je t'ai demandé, mais maintenant je dois finir ma part. Et ça me fatiguerait moins si je n'avais pas à m'assurer que personne ne se fait momifier pendant ce temps-là.

Il tapota le mur sur lequel les mousses humides semblaient se concentrer.

- Il y a de l'eau qui s'infiltre déjà jusqu'ici. Cet endroit n'a pas été choisi au hasard.

Le jeune homme considéra le fond d'eau avec une moue.

- Enfin bah, je suppose que tu peux l'utiliser pour te débarbouiller.

Plus que la croissance des plantes, c'était la compagnie de ses supposés semblables qui commençait à le fatiguer. Il se sentait las d'user tant de salive.

- Trop d'eau d'un coup les noierait. Elles sont faites pour vivre ici, avec les contraintes de leur environnement. Donc peu d'eau nécessaire.

Il tendit la main et une des longues tiges tachetées vint s'enrouler autour de son poignet.

- Allez, c'est bon maintenant.

Petit à petit l'eau venait, ce fut le contenu d'un verre, et d'un autre, d'un autre, jusqu'à remplir la vasque. Mais Fanaa avait entendu la réprobation dans la voix de Sheyn et elle cacha la face gravée de la pierre. Elle tourna son regard vers Sheyn.

- C'est l'eau d'un lieu sacré, elle préfèrerait t'aider dans ma tâche que de seulement me laver. Elle haussa les épaules. Me débarbouiller n'aidera en rien le désert. C'est ... enfin ce n'est rien.

Elle n'arrivait pas à se faire entendre, à se faire comprendre. Et puis il préférait le calme, il l'avait dit. Elle s'inclina en avant.

- Merci de m'avoir permis de t'aider.

Elle laissa son regard flotter quelques instants flotter à la surface de l'eau de la vasque, revoyant l'image du beau palais englouti, puis elle secoua la tête, plongea la main dans le liquide pour se saisir de la pierre. Des bouts de bouse s'étaient détachées de sa peau et faisaient des volutes grasses qui tombaient au fond en laissant une traînée sale sur leurs passages. Elle se redressa d'un coup, toute souriante.

- Fais attention à toi alors !

En quelques bonds elle fut auprès de ses affaires qu'elle ramassa.

- Et toi Sheitan, tu restes ou tu viens ?

- L'eau ne pense pas par elle-même. Ca c'est juste une idée pour rassurer les petits humains tellement inquiets sur ce qui était, est et sera. Hum. Sac à tique !
- Raou ?
- Dehors.
- Graou !
- Crois-moi, tu vas vite le regretter si tu t'empiffres encore.

La plante grimpante n'était plus la seule à chercher à se lover tout contre Sheyn. Tout la grotte semblait frémir et on aurait cru percevoir un murmure dans le bruissement des feuilles.

- Ah oui, j'oubliais. Dis à ton râleur aux yeux jaunes qu'il a abordé le problème de la mauvaise manière. Pourquoi s'acharner à réduire quand on peut diviser ? Dis lui ça. Il aura de quoi méditer un peu.

Du pied, il poussa l'arrière-train d'un Sheitan bougon vers la sortie.

- Humpf. Je deviens trop gentil, il va devenir urgent de limiter la socialisation.

Fanaa voulut expliquer à Sheyn que l'eau et la pierre avaient une conscience, mais abandonna. A sa manière il était aussi buté qu'Earl et n'acceptait pas les points de vue des autres surtout si ils étaient de simples humains. Si elle lui avait montré ce qui se passait au Palais Englouti, il ne l'aurait pas plus crue.

- Etre gentil n'est pas un mal, tu ne devrais pas penser comme ça.

Elle leva la main pour lui toucher l'épaule mais arrêta son geste en se rappelant qu'il n'aimait pas trop ça. A la place elle agita les doigts.

- Au revoir alors. Et merci Sheyn. Je donnerai ton message. Tu viens Sheitan ?

Elle refit le trajet inverse avec le fauve, mais il faisait plus chaud alors elle peinait un peu plus. Et puis elle n'avait pas penser à prendre des vêtements couvrants elle ne portait que la jolie robe claire maintenant tâchée et raide de boue bouseuse.

- Tu peux avancer à ton rythme Sheitan, ne m'attends pas. Je retrouverai le chemin, t'inquiète pas le-plus-beau-du-monde !

Fanaa se gratta machinalement la tête et accrocha un bout de peau sur lequel elle tira. Elle le considéra, rouge, frippé, pas très sain. Il fallait accorder à Palomee qu'elle avait probablement raison sur ce dernier point. Sur un coup de colère, tout en avançant elle continua de s'éplucher le cuir chevelu à tâtons. Ainsi, lorsque la soigneuse rousse l'examinerait le soir venu, elle ne pourrait que noter que toute la vilaine peau abîmée avait été retirée, ne laissant qu'une nouvelle peau neuve et saine, celle-là. Ensuite elle n'aurait plus à attendre et pourrait demander à Sheyn de lui rendre ces cheveux. Avec l'accord de Palomee, il accepterait et ainsi Fanaa pourrait passer la nuit auprès de son Levitis sans honte. Oui. Voilà qui pouvait marcher.

Après un passage à la salle des vapeurs pour un méga décrassage, elle rejoignit en baillant la chambre du Levitis ... qu'elle trouva encore au lit. Encore ? Le thé sur la table de nuit avait eu largement le temps de refroidir. Est-ce qu'il était si épuisé que ça ? Le pauvre. Ces derniers jours n'étaient absolument pas reposants pour lui.

Fanaa rentra sur la pointe des pieds dans la chambre, s'assit sur le rebord du lit caressa doucement les cheveux blancs. Il avait son visage complètement caché sous les coussins et son crâne était la seule partie qui en ressortait un peu. Elle vérifia qu'il était toujours couvert mais, heureusement il n'avait pas fait retomber le drap. Elle sourit doucement. Sheyn avait dit qu'il était son "bon ami", c'était une expression qu'elle ne connaissait pas mais qu'elle trouvait ... amusante et sympathique. A propos de Sheyn, à quoi faisait il allusion dans le message destiné à Earl ?

Earl ne semblait pas avoir bougé, cependant un certain nombre de détails suggérait le contraire : entre autres un linge qui avait dû être humide et qui était à présent aussi sec et roide qu'un vieux parchemin posé en équilibre précaire au bord du lit, et une belle servante aux cheveux noirs qui entra sans s'annoncer, porteuse d'une bassine vide.

Elle se contenta de hausser un sourcil en découvrant une intruse dans la chambre mais n'hésita pas à s'approcher pour poser la cuvette à portée de main.

- Si'dea niji te.

Un vague grognement s'arrachant des tréfonds des coussins lui répondit et, avec un petit rire, elle tourna les talons. D'autres gloussements se faisaient entendre depuis le couloir.

Fanaa ne put éviter le petit pincement au coeur en voyant cette beauté. C'était fou ce qu'on avait l'impression de ne plus être une femme lorsque l'on perdait ses atouts physiques. Avec sa perruque châtein était jolie, mais ce n'étaient pas ses cheveux. C'était un faux-semblant, une imposture. Ce n'était pas la réalité. Alors impossible d'être fière de soi, de se tenir droite, de rayonner, de faire comme si. Pas face à des femmes qui étaient réellement belles sans artifices. De plus, elle pouvait parler avec Earl un dialecte dont Fanaa connaissait à peine trois mots, ce qui les rendait complice à la laissait en dehors.

*Non non non. On se calme. Je suis capable d'être positive. Tant que je n'ai pas trouvé cette superbe nénette toute nue dans le lit d'Earl ou sa bouche collée à la sienne, j'ai encore une chance. Ce serait bête de tout gâcher juste parce qu'il existe une infinité de femmes plus belles que moi et qui le vaudraient mieux. Oublie ça. N'y pense pas.*

Tiens, il n'avait pas défait sa tresse ? Il ne devait vraiment pas se sentir bien si il n'avait pas eu la force ou l'envie de grogner. D'un coup elle regretta son éclair de jalousie envers la servante. Au contraire elle aurait dû la remercier de sa diligence envers Earl. Après tout ce n'était pas sa faute à elle si Fanaa se retrouvait avec un crâne tout brûlé. Elle se mordit la lèvre et tourna la tête vers les voiles menant au couloir mais les gloussements s'étaient déjà trop éloignés, courir après maintenant pour s'excuser pourrait être bizarre. Fanaa reporta son attention sur le levitis et sa main quitta les cheveux blancs pour faire des aller-retours le long du dos, vers le haut puis vers le bas en un mouvement lancinant, calmant.

Le Lévitis resta sans réaction, comme s'il ne s'était rendu compte de rien. Mais puisqu'il avait plus ou moins répondu à la jolie brune, son silence trahissait plutôt une intense concentration sur autre chose...
Et il sortit brusquement la tête des oreillers pour attraper la malheureuse bassine de bois et y recracher un fond de bile qui refusait de rester tranquille.

Enfin, Earl put jeter un coup d'oeil par-dessus le bord du récipient.

- Ah, Fanaa. Bonjour... ou bonsoir... ou j'sais pas.

Il repiqua du nez dans la cuvette mais cette fois-ci rien ne vint.
Avec un soupir de lassitude, il se laissa retomber sur ses coussins et tâtonna sur la table de chevet. En plus de la bassine, la jeune femme aux cheveux noirs avait apporté une pile de linges propres ainsi qu'un bol d'eau claire et presque glacée.
Earl se plaqua un tissu tout ruisselant sur le haut de la figure puis recueillit du bout de la langue l'eau qui gouttait jusqu'à la commissure de ses lèvres.

- Je crois que j'ai un peu trop bu cette nuit...

- Si peu ! sourit-elle.

Elle remarqua sa chemise froissée qui baillait un peu trop, dévoilant un bout de torse. Elle fronça les sourcils. Ses muscles avaient fondu, non ? La première fois qu'elle l'avait rencontré, alors qu'il transportait toute une cargaison d'armes en tout genre pour attaquer Syld, il était plus épais que ça. Certes, c'était il y a longtemps, mais tout de même. Il avait aussi des cernes noirs sous les yeux, rendre ce qu'il ingurgitait devait beaucoup le fatiguer. Lorsqu'il pourrait garder la nourriture, il faudrait veiller à le remplumer, et avec du solide ! Quelque chose qui tienne au corps. Et puis il serait peut-être bien de reprendre l'entrainement pour que les muscles reprennent leur forme ? Oui. Projet à voir ...

- Et nous sommes en plein jour, c'est l'après midi.

Elle mit sa main devant sa bouche pour camoufler un bâillement.

- Excuse moi ... J'ai un message pour toi de la part de Sheyn mais il vaut mieux que je te le donne plus tard quand tu te sentiras en forme, n'est-ce pas ? C'est sensé te faire réfléchir, et là je doute que ce soit ce que tu comptes faire dans l'immédiat.

Elle se mordilla la lèvre et pencha la tête sur le côté, puis baissa la voix.

- Tu arrives un peu à dormir quand même ?

Earl décala un peu son linge mouillé et haussa légèrement les épaules.

- Depuis mon premier réveil, la durée pendant laquelle mon estomac me fiche la paix est passée de cinq minutes à une bonne heure, donc je suppose que oui...

Si la demoiselle aux cheveux noirs avait été là, elle n'aurait pu que confirmer. Et aussi ajouter que son teint était beaucoup moins vert.

- Au moins ça s'est un tout petit peu amélioré.

Fanaa haussa les épaules avec un sourire contrit. Elle n'avait jamais eu à s'occuper de quelqu'un rendu aussi malade que ça par l'alcool et ne savait que faire.

- Est-ce que quelque chose pourrait te faire du bien ? Un verre de lait, du bouillon ? Que je te masse doucement le ventre ?

Jusque là elle n'avait même pas encore osé le toucher par crainte de faire plus de mal que de bien. Pour des problèmes de digestions, masser l'estomac en rond pouvait calmer les douleurs et l'inconfort mais dans la situation présente, elle ignorait si cela aurait un quelconque effet. Le pauvre avait l'estomac vide et l'acidité devait le brûler de l'intérieur. Il aurait fallu nettoyer tout cela ... mais il y avait probablement déjà pensé lui-même.

- Oh, par Ael, non.

Sous le coup de l'horreur, il s'agrippa à deux mains à l'ourlet de son bout de tissu.

- Si j'avale le moindre truc supplémentaire et que ça ne veut pas non plus se tenir tranquille... non, non merci. Et je n'ai pas "mal au ventre". C'est juste que ce qui a le malheur de se trouver dedans tient absolument à remonter, croassa-t-il entre ses dents.

Il se renfonça dans ses oreillers sans lâcher sa compresse.

- Au moins avant je partais directement pour la vingt-quatrième lune au bout d'une demi-verre... Aucune idée de ce qui pouvait se produire ensuite, mais quand je rouvrais l'oeil tout avait largement eu le temps d'être éliminé. Le plus ennuyé restait encore l'aubergiste dont le gagne-pain était en train de partir en fumée.

La petite anecdote d'Earl rappelait à Fanaa un aubergiste de Faelanir particulièrement affolé en reconnaissant Earl et ... Syld. Le brave homme tout paniqué leur avait offert les chambres en échange de leur promesse de ne pas tout casser. Si il était relativement normal que Syld déclenche une telle réaction, ça avait par contre été plus surprenant venant d'Earl. Mais en fait cela voulait dire que même le raide et fier levitis s'était déjà laissé aller.

Elle leva ses mains, paumes vers lui.

- D'accord promis je ne te donne rien et je ne te touche pas !

Ce dernier point risquait d'être plus difficile à tenir car elle avait très très envie de le toucher. Juste poser sa main sur sa jambe sous le drap ... seulement pour établir un contact, pour parler sans mot.

- Est-ce que c'est à l'époque où tu étais un pirate ?

Fanaa tendit sa jambe gauche perpendiculaire au lit puis la leva, leva encore et la maintint avec ses bras à côté de son oreille, pied tendu. Les mains ainsi occupée auraient plus de mal à aller se balader sur son voisin qui n'était pas trop en état.

Un long silence succéda à la question de Fanaa.

- Ah. Je devais vraiment être bien mûr si j'en suis venu à te parler de... pirate.

Earl tripota un moment le linge posé sur ses yeux puis un de ses sourcils se fronça tandis qu'une ride de réflexion se formait sur son front.

- Sans blague, je t'ai vraiment parlé de ça ?

- Non non pas du tout ! Pas cette nuit en tout cas.

Le regard de Fanaa se fit rêveur lorsqu'elle le considéra de nouveau.

- C'était avant. Mais en vérité tu m'as seulement parlé de bateau et de toi sur un bateau et ...

Elle rougit.

- Tu n'as pas prononcé le mot pirate, c'est juste l'image que j'ai eue dans ma tête quand tu m'as raconté ce bout d'histoire. C'est ...

Elle baissa le nez.

- C'est juste ça.

- Oh. Moi plus bateau égale pirate... Curieux, habituellement ce n'est pas le résultat qui vient à l'esprit des gens.

Le sourcil froncé s'était relevé bien haut, perplexe.

- En fait il me semble en avoir entendu dire que je devais tenir le rôle de mât, vu que... bref, marmonna-t-il plus pour lui-même que pour la gouverne de Fanaa, avant de reprendre un peu plus clairement : Et pour répondre à ta question, non. Enfin si. Enfin non, ils n'ont jamais réessayé vu qu'on était à bord et pas dans une auberge. L'auberge c'était quand... gnnn, oublie ce que ma bouche vient de dire, mon cerveau n'avait pas encore eut le temps de faire la liaison, tu veux ?

Elle ne comprenait pas tout ce qu'il disait, il semblait s'emmêler dans ses mots avec ses histoires de mâts et d'auberge, mais ça donnait encore plus envie d'entendre des histoires. Elle passa sur le ventre, plus près de lui, menton sur les mains et chevilles croisées, à l'écoute.

- D'accord. Mais alors ... c'était le feu bleu ?

- Nan. Si j'ai bien saisi ce qu'on m'a raconté... enfin, hurlé ensuite, il s'agissait d'une histoire de jonglage avec des lampes à huile.

Sans rouvrir les yeux pour vérifier si la luminosité était plus supportable, il re-trempa son linge dans le bol et se le recolla derechef sur la figure.

- Et après j'ai eu droit aux verges appuyé contre le... enfin ce qui restait du bastingage. Heureusement que le fouet avait brûlé aussi. Remarque, je soupçonne le second de l'avoir dissimulé à dessein. Il rigolait encore tellement que la moitié des coups sont tombés à côté.

Des coups ? Est-ce que les pirates avaient l'habitudes de se faire du mal ainsi ? A se donner de telles punitions ? Fanaa avait un sentiment bizarre. En même temps elle avait envie d'en apprendre plus sur Earl, et en même temps le faire parler de pareil sujet risquait de lui faire de la peine ...

La Danseuse se laissa glisser un peu plus haut et posa sa tête sur un petit bout de l'épaule du Levitis. Doucement, elle posa sa main sous son pectoral gauche.

- Quel âge avais-tu ? demanda-t-elle dans un souffle.

Ses longs cils noirs chatouillèrent la peau dorée tandis qu'elle les abaissait.

- Un bon biturage en règle était plus ou moins le baptême pour les nouveaux donc... onze, presque douze.

Earl secoua la tête avec un soupir.

- Heureusement qu'ils avaient un solide sens de l'humour et que ceux qui avaient tenu la bouteille se sentaient vaguement coupables. Mettre le feu à un navire en pleine mer ! On balance des gens par-dessus bord pour moins que ça. Ah, le souvenir des coups se rappelle à moi... enfin dans mon crâne. Ca fait encore plus mal.

- "biturage" ? D'accord. Je ne connaissais pas ce mot.

Son souffle était tiède sur la peau du Levitis.

- Arrête d'y repenser alors. Chut.

Une main termina d'ouvrir la chemise puis passa sur la brûlure qu'il avait au côté et s'immobilisa. Elle bougea la tête pour lui embrasser l'épaule et se réinstalla.

- Alors tu jongles un peu ? Tu es plein de surprises, j'aime bien.

Elle avait de plus en plus de mal à garder les yeux ouverts, surtout maintenant qu'elle était à la place qu'elle préférait. Dur de résister à un coup de barre.

- Si j'avais su, je n'aurais pas mis le feu.

Earl se tâta précautionneusement le front, comme pour vérifier que son crâne était toujours en un seul morceau.

- Et oui, on apprend pas mal de vocabulaire dans un tas de planches qui grince et qui prend l'eau. Seulement ce vocabulaire ferait friser les poils de nez de la part d'un candidat à la chancellerie, ex-capitaine , ex-filleul révisé héritier des biens et prérogatives héréditaires de la famille Adennon à l'échéance des cinq années légales bla bla bla...

Il mouilla à nouveau sa compresse, ouvrit un oeil, grimaça, puis se plaqua vivement le tissu dégoulinant sur les paupières. Le contenu de son estomac semblait avoir renoncé à fuir, mais il se sentait toujours pâteux et sa gorge le brûlait. Et il n'arrivait toujours pas à saisir quelle sorcellerie permettait à certains de courir après les jupons à peine relevés de sous le comptoir.
... sauf qu'il avait une fille qui s'endormait à demi sur lui sans même avoir eu besoin de courir après.
Les mystères de l'alcool lui échappaient complètement.