Confins du désert - sanctuaire du Pas du Dragon

Fanaa était atterrée. Une telle question était l'égal d'une torture !

*Pourquoi me demandes-tu ça ?*

Elle était tiraillée et les paroles du Levitis ne l'aidaient pas du tout.

*Pourquoi me demandes-tu ça à moi ?*

Quelle était la bonne réponse ? Qu'attendait il ? Que désirait-il entendre ? Il savait qu'elle ne la trouverait pas. Il le savait très bien. Alors pourquoi ?

Le silence s'éternisa.

*Parce que ce n'est pas dans ta nature de rester inactif sur la base de simples théories dont tu ne sois même pas assuré. Parce que malgré les attitudes égoïstes que tu peux avoir, au fond tu ne l'es pas vraiment. Tu vois plus loin, tu te préoccupes de plus grand que ta petite personne. Te sentir inutile te rend malade. Tu n'es pas de ceux qui se complaisent dans l'oisiveté, dans la sécurité, alors si tu restes ici, à l'abri, tu ne mettras personne en danger, c'est sûr, ni les autres, ni toi-même. Mais tu n'aideras pas non plus. Alors tu tourneras en rond comme un torah an cage et plus tu te forceras à ne pas y penser et plus tu te questionneras : Et si j'étais allé avec eux, est-ce que ma présence n'aurait pas pu changer les choses ? Au final, n'aurais-je pas réussi à contrôler mon elixia ? Généralement j'ai du mal mais là, dans le feu de l'action peut-être y aurais-je réussi ? Est-ce que je n'aurais pas pu me débarrasser de ces deux monstres qui leur seront peut-être fatals ? Est-ce que mon aide aurait été si insignifiante que je le crois ? Est-ce qu'elle n'aurait pas pu à un moment précis pesé dans la balance et fait tout changer ?*

Tout cela était bien plus qu'une réponse. C'était trop. Il pourrait se sauver avant qu'elle en ait dit la moitié.

- Parce que c'est de toi que l'on parle et que rester loin du danger, de l'aide que tu pourrais apporter te rendra fou. Te rendre utile, aider au mieux c'est dans ta nature. Si tu ne tentes rien, ça te travaillera. Tu auras des regrets. Enfin c'est ce que je crois mais celui qui te connait le mieux, celui qui sait la raison que tu voudrais entendre, c'est toi et juste toi, Nereyn.

Elle n'ajouta pas que la première fois qu'elle l'avais vu elle l'avait pris pour un assassin. Il maniait les armes beaucoup plus que "à peu près".

- Si on va par là, chacun de nous est un danger pour le groupe, mais si on s'arrêtait à cela, personne ne prendrait la route pour tenter quoi que ce soit. On ne va quand même pas abandonner ces filles juste pour des doutes sur les risques ? Entre laisser faire sans rien tenter et risque d'empirer les choses mais avoir une chance de réussir à les sauver ... il n'y a ni bon ni mauvais choix. Il y a le choix que l'on fait et les conséquences qu'il entraînera.

- Humpf.

Earl secoua la tête.

- Des raisons aux fondements égoïstes, pour la plupart. En somme "même si je fais tout tourner mal, j'aurais au moins essayé". Cela tient plus du caprice et du raisonnement enfantin qu'autre chose. Dans le monde du réel, celui des adultes, des phrases de consolation ou de justification du genre "nous avons fait de notre mieux" ou "nous pensions bien faire" n'ont pas grande valeur si le résultat final est un désastre.

Les doigts déliés pianotèrent pensivement sur ses bras croisés.

- D'une certaine façon, ce n'est pas un argumentaire complètement erroné, cependant.

Il se passa un pouce sur les lèvres puis émit un clappement de langue impatient.

- Je suppose que je suis encore un gamin capricieux. Bien. Voyons cela comme une expérience. Au pire...

Il fit claquer ses doigts.

- L'échec coûtera juste quelques vies humaines. Pas de quoi s'affoler vraiment. Rid ?
- Mon c-seigneur ?

Earl n'avait nullement élevé la voix mais cela n'avait pas empêché le soldat d'apparaître comme par enchantement à un coin de couloir. Son ex-supérieur le considéra, les sourcils levés.

- Je suppose que tu as déjà préparé le nécessaire ?
- C'est exact.
- Tch. Un jour je dirai "non", juste pour le plaisir de te démontrer qu'il ne faut pas être trop sûr de mes décisions à l'avance. Passe-moi mes bottes.

Réprimant un demi-sourire, Ridelgald s'exécuta.

- Eh bien allons-y.

Tout en ajustant sur ses épaules la sorte de cape ample typique du désert que son ancien second avait pensé à apporter, Earl ne put s'empêcher de marmonner :
- J'aimerais quand même être sûr de ne pas faire une nouvelle bêtise... une par jour, ça suffit.

Sans cesser de marcher, il tendit une main péremptoire du côté de Ridelgald.

- Fais voir ce que tu as trouvé.
- Ca n'a pas été facile. Il ne semble pas y avoir de gardes armés ici, et les chasseurs affectionnent d'avantage les armes de jet, arcs ou lances. J'ai dû aller fouiller dans les réserves où ils entreposent certaines marchandises apparemment destinées à l'exportation par les caravanes.
- Il fallait s'en douter. Cependant...

D'une main sûre, le Lévitis fit tournoyer la paire de sabres courts que son garde du corps venait de lui remettre. De l'oeil, il s'intéressa d'avantage à la courbure des lames qu'aux ornements gracieux des poignées.

- ... leur travail du métal est toujours excellent.

Cela lui rappela le cadeau de Fanaa qu'il avait juste posé sur sa table de chevet la veille au soir. Avec l'"incident" du matin, il n'avait pas songé à...

- Cela suffira bien pour couper quelques gorges si ça s'avère nécessaire.

Alors ça c'était un échec. Un double échec même. Elle y avait cru un instant, l'entendre ridiculiser ses arguments avait été désagréable, et elle s'était tendue, attendant qu'il crie, qu'il tourne le dos et aille cracher sa colère sur les murs de sa chambre. Elle ne s'était pas attendue à ce qu'il revienne sur sa décision. Ridelgald, lui par contre l'avait prévu. Il avait tout prévu. Il connaissait très bien Earl.

*J'aurais dû ne rien dire et affirmer qu'il n'y avait aucune raison.*

Avec sa cape et ses sabres, il semblait un prince. Un prince du désert. Elle aurait pu s'imaginer dos à dos avec lui, ses propres armes dégainées, fendant l'air et les monstres... Mais elle ne le fit pas. Elle se sentait invisible, insignifiante et son mauvais pressentiment ne la quittait pas.

Elle sortit derrière les deux Levitis, dans leur ombre et rejoignit enfin les autres. Elle déplia la cape qu'elle avait sur le bras et l'enfila, camouflant ses cheveux.
Il y avait de l'eau et de la nourriture. Pourvu qu'il n'y ait aucun gâchis durant l'expédition ! cette idée fendait le coeur de Fanaa. Se sentant coupable, elle ramassa pourtant l'un des sacs et le mit sur son épaule.

Nandini cracha au sol et se prépara à pester mais une bourrade de Tarik l'en empêcha. Gromelant tout bas, elle prit elle aussi son paquetage.

- Et maintenant ? grogna l'adolescente.

Le chemin du retour fut plus rapide et plus aisé que l'aller, comme nombre de retours. Parcourir une route connue qui ramène à la maison, à l'abri, en sécurité est toujours bien plus simple.

Alors que Mellyna avait rejoint Thani pour marcher, Fanaa s'était placée de façon à trottiner juste derrière Earl. Si il ne prenait pas au Levitis l'envie de piler brutalement sans prévenir, il n'y aurait pas de souci. Dans le cas contraire, une collision qui ferait quelques bosses à la Danseuse était envisageable. Mais ce placement là était probablement le meilleur choix. Elle n'osait lui tenir la main en public, ni même marcher à son côté de peur qu'il ne se fâche. Tandis qu'en marchant juste dans son dos, elle s'imaginait qu'il ne la voyait pas et par conséquent cela lui permettait de rester tout près de lui sans le déranger. Oui, cela semblait un bon compromis.

Lahili avait commencé à fatiguer et malgré ses protestations, Sabu l'avait installée sur ses épaules. Etant la plus haute, elle fut la première à apercevoir le haut du Sanctuaire. Elle le montra du doigt et poussa un cri :

- Ahiiiiiiiiiiiiiiiiii !!!

Il n'était plus question de fatigue pour quiconque à ce moment. Il était question de retour, de repos du guerrier, de paix retrouvée. Enfin ...

Pas un des Lévitis n'avait émis le moindre commentaire sur le retour soudain des jeunes femmes.

D'ailleurs, en parlant des Lévitis, ils semblaient soudain étrangement distants l'un envers l'autre. C'était surtout sensible du côté de Ridelgald : lui qui d'habitude servait d'ombre à son ex-capitaine dès qu'il en avait l'occasion... Il marchait à l'écart, la mine lugubre. En vérité ils n'avaient pas échangé un mot.

Même si le trajet s'était effectué sans incident ou difficulté particulière, il avait semblé bien long pour Earl. Il avait le front moite et les lèvres serrées comme si le moindre mot ou soupir avait pu lui faire perdre le rythme de sa respiration et le peu de forces revenues dans ses muscles.

Dans un grand nuage de poussière, une forme rouge et massive se laissa tomber sur le sentier à présent bien dégagé entre les falaises rouges.

- Araouh.

Une deuxième silhouette féline répondit par un grognement du haut d'une des parois vertigineuses, avant de filer en direction du sanctuaire.
Satisfait d'avoir mené à bien sa mission de guetteur, Sheytan pencha sa grosse tête sur le côté puis entreprit de se gratter l'oreille d'un air concentré. Il songeait déjà à une bonne sieste réparatrice et à un gros cuissot de sirlek saignant. Dans sa brave caboche, le plus gros soucis était de déterminer s'il mangerait son cuissot avant ou après la sieste...

Fanaa releva la tête en entendant le ronron rauque.

- Sheitan ?

C'était lui ! Il était là, grosse bête aux poils rouges plantée au milieu du chemin.

- Sheitan !!!

Toute fatigue et lassitude envolée, Fanaa contourna Earl et courut jusqu'au fauve pour se jeter à son cou.

- Oh mon chéri tu es là! Tu es venu ! Tu es le plus beau !

Après avoir bien frotté son museau dans la fourrure brûlante, elle entreprit de lui grattouiller l'autre oreille, puis le cou et lorsqu'il se coucha sur le côté, elle ne put résister à l'invitation à lui grattouiller le ventre. Agenouillée, elle se mit en devoir de faire plaisir au grand fauve.

- Ca va là ? Et là ? Tu es content mon graou ?

Après quelques minutes de cet exercice, il fallut bien se remettre en route. Les autres les avaient déjà dépassés.

- Viens vite ! On va être en retard !

Bien entendu le fauve ne se fit pas prier, se releva et dépassa la trouve en quelques bonds, sans même faire mine d'attendre Fanaa qui rejoignit le groupe au pas de course.
Et ils se retrouvèrent bientôt devant l'entrée du Sanctuaire. Ils montèrent les marches. Dans la bousculade, Fanaa attrapa la main d'Earl et la monta à ses lèvres pour l'embrasser avant de la reposer à sa place le long de sa jambe. Puis ils furent à l'intérieur et des bruits de pas annoncèrent l'arrivée de ...

... d'un petit serviteur et d'une servante apparemment occupés à se chamailler. Ils s'interrompirent net en découvrant les arrivants.
Le garçon fut le premier à se reprendre :
- Ishakti, messires, les Ilahi vous souhaitent un bon retour. Je vais vous mener à...
- Aux Ilahi pour que vous puissiez leur faire part de ce que vous avez pu découvrir, glissa vivement la fille tandis que le "... vos quartiers pour que vous puissiez prendre du repos" du garçon se perdait dans un vague grognement.

Le serviteur décocha un coup d'oeil furieux à sa compagne qui s'ébroua et gonfla ses voiles comme un pigeon gonfle ses plumes, toute fière. Le laissant sur place, elle fit signe aux nouveaux venus de la suivre.

Lorsqu'ils débouchèrent dans une belle salle aux hautes voûtes, ils purent constater que Nuadi avait à peine l'air plus enchanté que le garçon : bras croisés, lèvres serrées, il ne bougea pas d'un pouce pour saluer qui que ce soit. Les quelques vieillards également présents clignèrent de leurs yeux chassieux lorsque Nuada descendit de son siège dans un envol de jupes. Contrairement à son frère elle semblait ravie de voir le conseil ainsi interrompu. Il n'était pas difficile de deviner qui avaient ainsi pu donner des ordres contradictoires à ceux chargés d'accueillir les arrivants.

- Cara ! Re'yn ! Oh, nous commencions à nous inquiéter !

Pas de repos. A vrai dire Fanaa s'était attendue à passer directement devant les Illahi, la situation était trop importante pour perdre du temps, mais elle se serait bien décrassée. Les mains et le visage, au minimum. Et les cheveux. Et ... Stop.
Nuada s'adressait à Earl et elle directement, inutile, donc, de vouloir laisser Thani et Mellyna commencer les explications. Il y avait d'autres gens avec eux, probablement des gens importants, comment se comporter ? Comment se tenir ? Fallait-il saluer d'une manière précise ? Fanaa se raidit, indécise. Mais Nuada était là et sa simple présence était rassurante. Alors qu'elle se repaissait de son image rayonnante, Fanaa remercia intérieurement Nandini de l'avoir arrêtée à temps. Pour rien au monde elle n'eut voulu agir de façon blessante vis à vis d'elle.

Fanaa joignit les mains et salua de la tête.

- Nous sommes rentrés, Nuada, et plus nombreux qu'avant. L'expédition instiguée par Mellyna et Masha a atteint son but. Nous n'avons pas à déplorer de pertes dans nos rangs. Enfin pas ... directement. Ces derniers mots furent prononcés plus bas et elle baissa les yeux.

Un frisson glacé parcourut sa colonne vertébrale lorsqu'elle repensa aux filles des cuves. Natea et les autres ...
Fanaa retint un soupir et redressa sa tête. Il fallait retourner là-bas pour terminer le travail mais elle ne savait plus si elle avait le droit de le dire. Il valait sûrement mieux tout raconter et les laisser prendre cette décision seuls. Faire mine d'être ignorante. Ce ne serait pas bien difficile. Elle n'était pas une véritable magicienne elle n'avait que son instinct (pas toujours le meilleur) et l'enseignement d'Altarielle. Si seulement cette-dernière pouvait être encore là ...

- Mais nous avons fait au mieux et nous sommes revenus.

- Fais au mieux ? Mais racontez, que s'est-il passé ?

Nuada adressa un regard interrogateur à Earl qui parut soudain avoir tant perdu le souffle que la parole. Le Lévitis semblait pris de court.
Nuadi tenta d'intervenir :

- Il vaudrait peut-être mieux leur laisser un peu de temps pour se remettre. Puisque les jeunes filles enlevées nous sont rendues, il n'y a pas urgence à...
- Mais si, voyons !

Sous le regard vert et furibond, le jeune homme se tassa instinctivement sur son siège.

- Nous devons comprendre comment tout ceci s'est produit et pourquoi !

Nuadi ne trouva pas quoi objecter pour remettre les explications à plus tard. Les Anciens hochaient de leurs têtes chenues. Si au moins il avait pu les renvoyer de la salle...
Il adressa un regard accusateur aux deux plumes rayées encore poussiéreuses qui dépassaient de derrière une colonne placée en arrière plan de l'estrade. Si certains n'avaient pas été vagabonder en route, il aurait eu le temps d'arranger les choses.

Satisfaite d'avoir clos la bouche de son frère, Nuada se retourna vers les arrivants.

- Eh bien ? Que s'est-il passé exactement ? Qu'avez-vous découvert ?

- Il y avait vraiment des mages qui ont pollué le lieu où ils se sont installés avec de l'elixia. Ils ont créé de l'eau avec mais, écoute Nuada, il faut qu'Earl s'asseye, il est épuisé. Et puis peut-être qu'on peut laisser le groupe se reposer comme le suggère Nuadi ? Je resterai pour tout te dire avec Mellyna et Thani et Earl si il le veut. Il y a beaucoup à expliquer, il vaudrait mieux être assis et prêt, je crois. Enfin je crois. Je peux me tromper bien sûr.

Fanaa jeta un coup d'oeil vers Earl et baissa la voix.

- C'est dommage de ne pas pouvoir commencer par en discuter en privé ...

- Le conseil des Anciens a le droit d'être présent lorsque des sujets d'importance sont abordés, nasilla un vieillard tellement voûté qu'il semblait minuscule.

Les autres opinèrent en choeur.

- Ces personnes ont également le droit de reprendre leur souffle avant de devoir se lancer dans des explications, il me semble, rétorqua Nuadi.
- Peut-être, mais le conseil tient à être présent pour entendre le moindre mot concernant cette histoire.
- Et que craignez-vous, ancêtre ? Que l'on vous cache quelque chose ? Qu'on "oublie" de vous faire part de tout ?

La voix de Nuadi avait commencer à monter. Ses inflexions roulaient sourdement comme le grondement d'un fauve.
Les vieux semblèrent se ratatiner un peu mais l'un d'eux osa encore s'exprimer dans un chevrotement qui tirait sur les aigus :
- Le conseil est là pour assister les Ilahi dans leur tâche, et au cas où des éléments indiqueraient que celle-ci serait devenue trop difficile pour eux...
- Difficile ? Difficile ! Dehors, tas de vieux boucs desséchés !

Vaincus par ce rugissement furieux, les vieillards se bousculèrent vers le couloir le plus proche dans un grand fouillis de cannes.
Choquée, Nuada considéra son frère qui était encore debout, les mains crispées sur les accoudoirs de son siège.

- Nuadi !
- Hrmf. Allons prendre le thé.

Le jeune homme descendit au pas de charge de l'estrade, non sans attraper au passage une oreille dissimulée sous une tignasse brune et quelques plumes hérissées de surprise.

- Et toi tu viens aussi. Tu ne me feras jamais croire que tu t'es perdu en route pour mettre tant de temps à arriver.

Nuada parut découvrir Sheyn et en resta bouche bée.

- Mais...
- Allons prendre le thé, j'ai dit.

Nuadi balaya le groupe du regard et ses narines se gonflèrent telles les voiles d'un navire Lévitis sous une belle brise.

- Assis ! Vous tenez vraiment à nous faire attraper un torticolis à force de lever le nez pour vous regarder, ou bien ?

Tout en parlant, il agrippa le pan d'un gilet brodé de perles qui tentait subrepticement de se défiler en compagnie d'un Sheyn pas franchement ravi. Les civilités comme le "thé" ne semblaient guère à son goût.
Nuadi tira donc le gilet et celui qui se trouvait à l'intérieur vers un coussin au pied de la table.

- Assis.

Il jeta un coup d'oeil à sa soeur puis soupira intérieurement. Il fallait bien qu'elle le sache, alors autant que ça se passe tant qu'ils n'avaient pas les Anciens à les épier.
Prévenus par un des serviteurs présents à la sortie de la salle du conseil, une petite troupe de jeunes gens envahit brièvement la pièce, le temps de déposer sur la table de quoi se restaurer. Puis, dans un froufrou discret, ils quittèrent les lieux en refermant les portes incrustées d'émaux.

Nuadi considéra un moment Earl. Il suffisait de voir la ride de concentration qui barrait le front du Lévitis pour savoir qu'il était en train de réfléchir à une façon délicate de présenter les choses.
L'Ilah tapota impatiemment le bord de la table avec la petite cuillère qu'il triturait avec nervosité, avant de se retourner vers Fanaa.

- Racontez.

Tout le monde s'assit d'un même mouvement. Il y eut le bruit du froissement de leurs vêtements puis plus rien. Le silence s'installa. Fanaa, foudroyée du regard par Nuadi retenait sa respiration et essayait de réfléchir à ce qu'il fallait dire ou ne pas dire mais elle ne réussissait qu'à paniquer. Ses mains étaient crispées si fort sur sa jupe que ses jointures blanchissaient.

Dans la salle quelqu'un se racla la gorge.

Fanaa fixait Nuadi, affolée. Il avait ordonné de parler, elle devait parler, elle n'avait pas le choix. Il était en colère, il en paraissait venimeux. Elle avait un tout petit peu ... peur. Pourquoi est-ce qu'il lui ordonnait à elle qui était si impressionnable ? Ce n'était pas juste !

- Ils se sont cachés sous les plateaux, ils voulaient créer une ville où la vie serait facile. Ils ont créé de l'eau avec leur elixia. C'est alors qu'ils ... ont commencé à muter. L'eau elixienne est mauvaise, malsaine. Elle les a transformés de l'intérieur, ils se sont couvert d'écailles, ils n'avaient plus grand chose d'humain, mais ils avaient encore leurs pouvoirs. Cette eau provoque une dépendance et de plus elle rend ceux qui la boivent totalement intolérants à l'eau naturelle, il n'y a donc pas de retour arrière possible. Leviathan, qui lui n'avait pas muté comme les autres à commencé à devenir fou, alors il est parti. Il a quitté le désert. Peut-être avait-il décidé de tout abandonner. Mais le pouvoir devait lui manquer et même en restant loin, il repensait toujours à son rêve de ville parfaite, ses idées allaient même plus loin : une nouvelle génération, des gens parfaits, puissants, avec ... elle jeta un rapide coup d'oeil à Earl ... des écailles de dragon. Entre autres choses. Ses projets prenaient une nouvelle envergure. Un tournant ... plus dangereux ... je suppose. C'est vrai, auparavant ils restaient entre eux dans leur grotte à eux mais ensuite ils ont commencé à réfléchir à plus grand.

Fanaa reprit son souffle.

- Ils voulaient ... enfin ils ont pensé à vous faire concurrence ...

C'était un peu confus, abrupt. Mais elle n'avait pas eu le temps de vraiment réfléchir et de formuler les choses d'une manière qui aurait pu brouiller les faits en cherchant à les adoucir.

Nuada était devenue toute pâle. Elle se tourna vers Earl qui ne put qu'acquiescer en réponse à sa question muette : pour autant qu'il puisse en juger, cela cadrait avec ce qu'il avait vu, appris ou supposé.

- Donc... des gens de notre peuple ont décidé de se retirer loin de nous pour... "vivre mieux" ? Mais...

Nuadi tenta d'intervenir :
- Ils ont dû s'éloigner il y a plusieurs années, avant que nous...
- Mais enfin quoi ? Nous faisons ce que nous pouvons pour rendre le désert plus supportable, et certains en viennent à se détourner, à laisser leurs frères et soeurs ? Leur confiance en leurs guides est-elle si fragile au point... ?
- Nuada !

Nuadi la prit par les épaules pour la forcer à le regarder bien en face.

- Ce n'est pas notre faute. Tu sais très bien que plus de dix ans se sont écoulés sans qu'aucun Esprit Sacré n'occupe le Sanctuaire.

Les doigts d'Earl se crispèrent sur le pied de la tulipe de verre doré sur laquelle il tâchait de focaliser son attention, mais il garda le silence.

- Pas notre faute ?

Nuada reprit avec effort :
- Mais nous aurions dû le sentir ! Nous aurions dû ! Dès qu'ils ont songé à s'en prendre à notre peuple, dès qu'ils ont commencé à ravir des jeunes filles à leurs familles !

Ses yeux s'emplirent de larmes.

- C'est notre rôle, non ? Et nous...

Elle chiffonna le tissu de la robe qui s'arrondissait sur son ventre.

- Et moi... c'est ma faute. Si je n'avais pas été si égoïste, si j'avais écouté les Anciens, tu l'aurais senti, je l'aurais senti, nous l'aurions senti.

Sheyn s'était recroquevillé sur son coussin, au point que son nez arrivait tout juste au niveau de la table. Les plumes piquées dans ses cheveux s'étaient rabattues en arrière comme les oreilles de Sheytan quand on lui criait dessus.
Ridelgald semblait désirer plus que tout se trouver ailleurs et Earl continuait à fixer son verre avec une telle concentration qu'on se serait attendu à voir des pattes pousser au récipient.

Nuada bondit sur ses pieds et prit la fuite vers un couloir annexe, les épaules secouées de sanglots.

Nuadi resta un moment figé avant de se retourner avec raideur vers leurs invités.

- Eh bien...

Il se racla la gorge, soudain enroué.

- ... je souhaiterais avoir d'avantage de détails sur ce que vous avez vu, sur la façon dont ils comptaient s'y prendre, les moyens dont ils disposaient... enfin, le plus de choses possible.

Cela fit un choc à Fanaa de voir Nuada partir si triste. Le coeur lourd, elle sauta sur ses pieds, s'excusa auprès de Nuadi et s'engouffra à son tour dans le couloir. Elle courait à toutes jambes, toujours aussi affolée. Elle ne savait pas quoi dire, elle n'en avait aucune idée, elle savait qu'elle n'était pas douée avec les mots, avec les gens. Seulement ça ne l'empêchait pas de se sentir triste pour son amie et d'espérer pouvoir la consoler.

- Nuada ! Nuada attends moi s'il te plait !

Elle la rattrapa, tendit le bras mais n'osa pas terminer son geste et la toucher pour la faire s'arrêter.

- Nuadi a raison, ce n'est pas ta faute !

Chacun à leur tour, avec une concision variable, les membres de l'expédition apportèrent leur contribution aux détails requis par Nuadi.
Seul Sheyn demeura muet. Il avait eu le temps de résumer l'essentiel de ce qu'il savait à Nuadi juste avant que les Anciens n'arrivent. Cela avait suffit à convaincre le jeune homme qu'il valait mieux évoquer cette histoire loin des oreilles des vieillards. Que Nuada risquât de mal supporter le récit, cela, c'était presque inévitable, avec ou sans ménagement. Mais autant que cela ne se passe pas en présence de conseillers déjà suspicieux quant à leurs capacités à assumer pleinement leur rôle.

Nuadi se passa une main lasse sur la figure.
Sa soeur n'avait pas tort : avoir laissé passer une chose pareille...

- Donc, ils seraient semble-t-il tous morts. Et cette "eau" absorbée jusqu'à la dernière goutte.

Un reniflement du côté de Sheyn vint confirmer.

- Et concernant les corps...
- J'ai demandé aux fleurs de se nourrir de tout ce qui contenait des traces de l'eau impure. Eau, air, terre et cadavres compris, daigna préciser Sheyn avec un détachement qui tira une petite grimace à Nuadi.
- Je... bien.
- Elles ne s'en prendront pas à ceux qui pourraient descendre dans les grottes avant qu'elle aient terminé et soient retournées à la poussière. Enfin... à condition que les visiteurs ne tentent pas d'emporter quoi que ce soit de contaminé. Aucun danger. Enfin je crois.

L'eyerash se gratta l'oreille.

- Il est possible qu'elles soient un peu agressives si on les chatouille de trop près.
- D'accord. Nous enverrons sans doute quelqu'un pour... s'assurer que tout est comme il devrait être.

Nuadi se leva.

- Je vais me retirer. Vous pouvez finir de vous restaurez ici, et ensuite on vous mènera à des chambres où vous pourrez vous remettre des fatigues du voyage autant qu'il vous plaira. Des guides seront à disposition à tout moment pour les jeunes filles souhaitant regagner leurs villages.

Il s'inclina légèrement en guise de remerciement avant de quitter la pièce.

Rencognée à l'angle d'une fenêtre ouvrant sur une sorte de patio intérieur, Nuada s'essuya les yeux dans un de ses voiles.

- Au début, peut-être pas. Mais pour les enlèvements, si. Nous aurions dû le percevoir depuis le début. Des Ilahi auraient dû.

Les minces tissus brillants n'absorbaient pas grand chose.

- Le désert tente toujours de nous parler, mais tout est devenu tellement confus... Nous assurons aux Anciens que tout va bien, mais c'est faux, c'est tellement faux ! Jusqu'ici ce n'étaient que des événements sans trop d'importance. Une tempête prévue au dernier moment, la migration de kezaars des sables découverte tout juste à temps, alors que les bêtes étaient déjà presque hors de portée et les réserves de plusieurs villages presque vides... Rien de réellement insurmontable, rien comparable à ça.

La jeune fille renifla dans ses jupes.

- Et la prochaine fois ce sera quoi ? Si encore il y avait quelqu'un d'autre ! Mais il n'y a personne qui puisse le faire, nous sommes tout seuls !

- Nuada ...

Fanaa avait beaucoup de peine de voir sangloter son amie. Son bébé devait surement sentit tout le chagrin de sa maman et il devait être triste aussi au chaud dans son ventre. La Danseuse s'approcha encore et effleura le voile qui recouvrait les cheveux de feu.

- Tu sais l'endroit où ils se sont installés, je ne sais pas si ils l'ont fait sciemment mais c'est dans un lieu magique. Il y a là-bas deux palais qui ressemblent au sanctuaire. Ils en ont abîmé un en le pliant à leurs caprices mais l'autre ... l'autre Nuada il est empli de magie résiduelle. Ce n'est pas de l'elixia, c'est plus ancien c'est ... la magie du sacré je crois. Seulement cette magie a dû se concentrer pour ne pas se laisser gangrener par les manigances elixiennes des autres. De cette façon, ça a formé une sorte de bulle qui t'a empêché de voir et de sentir ce qui se passait par là-bas. Ils ont réussi à se soustraire à votre vision, à rendre le désert silencieux à leur sujet mais ce fut seulement un coup de chance. Masha et Mellyna vous ont donné l'alerte ensuite et vous avez fait ce qu'il fallait faire. Vous y avez envoyé des gens, vous avez sauvé des vies. C'est cela qui compte Nuada. Et vous avez libéré le Palais sous le lac, il y a tant de magie sacrée en ce lieu Nuada, elle va pouvoir vous revenir maintenant. Vous n'êtes pas aussi seuls que ça, vous avez le Désert, vous avez votre peuple, il y a Sheyn, il y a Earl et il y a moi aussi. Nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour aider si cela est possible.

Fanaa caressait doucement le voile.

- Le temple sous le lac est magnifique tu sais. Il est de pierre claire et il "résonne" d'énergie sacrée. Une énergie qui va pouvoir revenir au Désert maintenant, et à vous.

Sa main se posa sur une épaule tressautante et elle baissa la voix.

- Et pour les anciens, peut-être pourrons nous arranger l'histoire qu'il faudra leur raconter ? Avec votre accord, bien sûr.






Les groupe remercia Nuadi, le salua avec déférence puis suivirent les serviteurs qui leur montrérent leurs chambres. Ah ... de vrais lits, enfin !

- Silencieux ? Et quand ils sortaient pour emporter les jeunes filles du village, alors ?

Ces maudits yeux qui n'arrêtaient pas de pleurer...
Nuada se frotta les paupières avec tant de colère qu'une des coutures délicates du voile qu'elle triturait craqua.

- Et pourquoi devrions-nous "arranger" ce qui s'est passé ? L'égoïsme a fait suffisamment de dégâts comme cela.


Dans la salle, Earl prit tout son temps pour replier sa serviette. Les autres étaient déjà presque tous sortis lorsqu'il se décida enfin à se lever et, plutôt que des les suivre, se dirigea vers le couloir emprunté par Nuadi.
Le Lévitis n'eut pas à aller bien loin pour retrouver le jeune homme : il tournait dans une jolie petite pièce au sol couvert de mosaïque comme un tora en cage.

- Pourquoi tu ne m'as pas laissé parler ?

Nuadi haussa les épaules et répliqua sans cesser ses allées et venues :
- A quoi bon ? Elle aurait réagi de la même manière.

Earl eut une moue peu convaincue mais n'émit aucune objection.

- Qu'est-ce que tu comptes leur dire ?
- Je n'en ai aucune idée. Nous avons le devoir de vérité mais...
- De toute façon que pourraient-ils faire ? Ce n'est pas comme si vous étiez remplaçables.
- Mais ils pourraient essayer de nous enfermer à nouveau dans une belle cage dorée.
- Comme si vous n'étiez pas capables de vous glisser hors de cette cage avant !
- C'est différent, maintenant.

Nuadi s'immobilisa au centre de la pièce et tapa du pied au sol tel un cheval impatient.

- Si nous n'avions pas essayé de bafouer l'autorité des sages, peut-être que tout ceci n'aurait...
- Foutaises, coupa Earl avec froideur. S'ils avaient réellement voulu interdire à Nuada d'avoir un enfant, ils l'auraient fait. Et tu peux être sûr d'une chose : ils connaissaient parfaitement les risques.

Nuadi se retourna.

- Comment ça ?
- Nous avons presque les mêmes modèles de vieillards décrépis à Lévitas. Je sais comment ils fonctionnent. Les Ilahi sont une lignée ancienne, qui existait bien avant l'afflux d'elixia sur Adreis. Mais depuis lors ils sont devenus encore plus essentiels. Devoir se reposer sur une lignée de pouvoir aussi fragile... jamais plus de deux dépositaires en même temps, des périodes de latence pouvant s'étendre sur des années... Crois-tu vraiment que l'idée de "forcer" la perpétuation de la lignée n'ait jamais effleuré l'esprit de vos vieux sages ? Inciter les Ilahi a produire une descendance... avec des personnes choisies... voire même entre eux...

Nuadi considéra Earl avec horreur. Le Lévitis se contenta d'un haussement d'épaule.

- Ils n'auront pas ébruité leurs échecs, mais vous devriez leur poser la question. S'ils étaient au courant des risques et qu'ils ont gardé le silence, vous êtes loin, très loin de porter la plus grande part de responsabilité.

Un haut-le-cœur souleva l'estomac du jeune homme.

- Mais c'est...

Serrant les poing, il fit un effort pour se maîtriser.

- Je... Ne dis rien de tout ceci à Nuada.
- Je n'en avais pas l'intention. Et puis peut-être que je me fais des idées à force de nager dans les miasmes des politiciens de Lévitas. J'aimerais pourtant croire qu'il existe des "conseillers" auxquels on puisse accorder sa confiance, mais j'ai bien peur de me faire des illusions.

Avec un sourire fatigué, Earl salua un Nuadi plongé dans des pensées sans doute peu réjouissantes, avant de faire demi-tour pour gagner les étages. Il avait déjà trop "dormi" à son goût, mais il avait quand même envie de s'allonger un peu.

- Lorsqu'ils sortaient c'était toujours un par un. Et ils hypnotisaient les jeunes filles de façon à ce qu'elles les rejoignent par elles-mêmes. Ca explique peut-être ?

Fanaa replaça ses mains dans son dos et se balança d'un pied sur l'autre mal à l'aise de se retrouver toujours si maladroite. Parole, c'était une vraie malédiction à force !

- De toute façon, ce ne pourra pas être moi qui rapporterai tout cela au conseil alors vous leur direz ce que vous voulez mais ... enfin si c'est pour vous protéger, et par là-même protéger votre peuple alors ce n'est pas de l'égoïsme.
Tu es à bout Nuada, tu viens juste d'entendre tout cela et ça fait beaucoup. Beaucoup d'informations à comprendre et digérer.

Fanaa secoua doucement la tête.

- Nous avons ramené toutes les jeunes filles du désert. Il n'y a eu aucune victime grave de votre peuple. Et cela c'est grâce à vous, car vous avez réagi dès que vous avez eu vent du danger. C'est cela qui compte.

- Un par un peut-être, mais le total était loin d'être négligeable !

Nuada se tordait les mains.

- Il y aurait largement eu le temps de leur arriver malheur. Ca a été un coup de chance. Les Ilahi ne peuvent pas simplement se reposer sur la chance, c'est...

Elle se frotta rageusement les yeux et se redressa, tâchant de reprendre un air digne en dépit des traces de maquillage qui avaient coulé sur ses joues brunes.

- Ce n'est pas suffisant, c'est tout. Le désert ne laisse pas place à l'erreur.

Avec un petit reniflement qui se voulait discret, elle redressa un peu sa mise chiffonnée.

- Je vais... je vais me retirer. J'ai besoin de réfléchir. Seule.

- Oui. Bien sûr. Si tu as besoin de moi, n'hésite pas, j'accourrai.

Fanaa inclina la tête et lorsque Nuada se fut éloignée, elle fit demi-tour pour se diriger vers la salle du thé qu'elle trouva vide. Elle s'immobilisa sur le seuil. Où étaient-ils tous passés ? S'était il passé quelque chose ? Avait-elle manqué quelque chose ? Est-ce que ... ?

- Nuade'ilah a demandé à ce que l'on installe les invités dans les chambres pour qu'ils se reposent. Souhaitez vous que je vous guide ? l'informa un serviteur au gilet ouvert.

Ah, c'était donc ça.

- Non merci. Je vais trouver le chemin toute seule, c'est gentil.

Le jeune homme s'inclina, Fanaa fit de même puis elle emprunta un couloir. Un bruit de griffes sur la pierre du sol lui annonça l'arrivée imminente d'un valaë au-dessus duquel voletait un krobeau. Fanaa tendit les mains et Kraa y déposa son trésor. Elle le remercia et caressa Khamsin d'une main tout en observant la pierre rouge sombre qui ornait le bijou.

*Si je t'avais emmenée, est-ce tout se serait mieux passé ? Je ne le saurai jamais. En tout cas merci Syld, merci mon ange d'avoir répondu à mes prières. Tu l'as sauvé.*

La jeune fille embrassa pieusement la boucle d'oreille et la repiqua à l'intérieur de son bustier avant de se relever. Lyrev n'avait pas reparu. Impossible de savoir où était passé ce chat. Peut-être avait il décidé de repartir d'où il venait ... mais sans dire au revoir ? A y repenser, ce ne serait pas le premier à agir ainsi. La tête basse, sans plus trop prêter attention à ses compagnons, Fanaa se dirigea mécaniquement à la salle des vapeurs pour se débarbouiller et réussit à se brûler l'intérieur du bras sur les pierres car elle n'était pas à ce qu'elle faisait.
Assise au sol elle cacha sa tête dans ses mains pour tenter de se calmer. Les secondes passèrent. Elle ne se sentait pas vraiment mieux, trop travaillée par ce qui se passait et surtout par le fait de ne pas savoir quoi faire, de se retrouver incapable d'agir et de réfléchir comme il le fallait.

C'est chagrine qu'elle retraversa les couloirs, hésita devant l'entrée de la "salle aux miroirs" puis continua finalement jusqu'aux rideaux de la chambre d'Earl. Avant de passer les étoffes, elle inspira et expira profondément plusieurs fois. Le Levitis n'était pas quelqu'un avec qui elle pouvait se permettre d'être elle-même car il en finissait toujours excédé. Alors elle devait endosser un habit qui lui conviendrait mieux. Ou du moins essayer, car n'ayant pas un naturel menteur, Fanaa avait du mal à tenir un rôle trop longtemps.
Bon. Coup d'oeil à droite, personne. Coup d'oeil à gauche, pas âme qui vive. Passant une main devant son visage pour afficher une expression sereine, elle poussa les voilages et entra dans la pièce. Il était là, sur le lit et sans dévier de sa route elle avança directement dessus et se glissa à son côté.
Sa main se faufila sous le tissu de la chemise tandis que sa tête s'installait dans le creux entre le cou et l'épaule, dans le petit nid d'où elle n'avait pas beaucoup à se mouvoir pour pouvoir piqueter le Levitis de petits baisers.

Une des mains d'Earl s'anima à son tour et vint rejoindre celle de Fanaa. Mais cette fois-ci les doigts ne se mêlèrent pas : le Lévitis saisit le poignet de la jeune femme pour l'obliger à se retirer.

- Ca suffit.

Il s'assit dans le lit et secoua la tête.

- Je ne suis pas dupe. S'il faut que tu te forces, ce n'est pas la peine.

Avec un soupir, il laissa glisser ses pieds jusqu'au sol dallé puis se leva.
Au diable les bonnes résolutions ! Fumer était la seule chose capable de soulager ses maux de tête, et là il avait une migraine à fendre un crâne en deux.
Le jeune homme attrapa le sac posé au pied du paravent et prit la direction de la galerie de façade d'un pas traînant.

Se faire rejeter et dénigrer ainsi c'était comme prendre un coup. Fanaa se sentit désespérée pendant un instant et faillit se contenter d'attendre, de le laisser aller faire son petit tour et puis elle se ressaisit et se précipita à sa suite.

- Ne te mets pas en colère !

Elle attrapa sa manche et baissa la voix.

- Je ne me force pas ...

Elle releva la tête, raffermit sa voix et fronça les sourcils d'un coup. Ce soudain air décida avait un côté assez comique.

- Je ne me force pas. J'aime être avec toi.

Elle l'enlaça de toutes ses forces ce qui eut pour effet d'entraver les bras du Levitis. La position n'était pas des plus confortables pour lui mais ce qui comptait c'était de ne pas le laisser partir.

Bien évidemment qu'elle aimait être avec lui ! Et qu'elle ne se forçait pas ! Ce n'était pas son genre de se forcer. Enfin ... peut-être que si en fait ... mais ça dépendait des circonstances. C'était juste qu'elle était tiraillée. Elle ne voulait pas le déranger et savait que comme elle éprouvait trop de choses, elle risquait de lui être désagréable même sans le vouloir. Alors en théorie elle aurait dû aller dans son coin et rester loin pour ne pas l'ennuyer avec sa mélancolie ... mais en même temps elle avait envie de se trouver auprès de lui. Et elle avait fini par céder à l'envie plutôt qu'à la raison qui lui conseillait d'aller s'enfermer seule.
Et maintenant il la punissait. Elle faisait pourtant des efforts pour essayer de masquer ses émotions afin de ne pas le déranger. C'était juste un exercice spécialement difficile. C'était si peu naturel pour elle ! Alors elle essayait mais visiblement elle était encore loin du résultat escompté.

- Je ne suis pas en colère.

Il se libérera sans difficulté.

- Si tu ne te forces pas, c'est que tu aimes te faire du mal, alors.

Au dehors, les ombres s'étendaient. L'eau restée piégée dans le sable remontait doucement, et on pouvait à nouveau distinguer quelques reflets de flaques dans le lit craquelé de l'ancienne rivière qui traversait la vallée.

- Tu devrais aller dormir.

Earl reprit son chemin vers les arches donnant sur l'extérieur.