Maison de Soghann & Syld

Oh Syld… Ce genre de contact, si simple, était de ceux qu’elle préférait. Mais était-ce de l’inquiétude ou du reproche qu’il y avait dans ses paroles ?

- Oh ça… C’est rien, j’étais dans les quartiers les plus hauts et…

Se remémorant ce qu’elle avait déclaré à Soghann –qu’elle resterait bien sagement sur le canapé- elle ajouta très vite :

- Je sais que je ne devais pas bouger, je voulais juste aller vous chercher à manger c’est tout, ce n’est pas vraiment une faute !

Sous le regard du chenapan, elle porta le bout de ses doigts à sa tempe et dit en baissant les yeux et la voix :

- De toute façon ils ne m’ont pas laissée me battre avec eux…

Elle soupira.

Puis, posant doucement ses mains de part et d’autre du bras de Syld qui la tenait, elle le détacha d’elle, le fit reculer et asseoir sur le canapé. Elle pressa sa main une seconde en le fixant intensément et le lâcha pour aller tirer Soghann en souriant.

- Allez Sogh viens t’installer. J’ai pris ce que tu aimais regarde : viande et bière, tu te rends compte ? Si tu veux des fruits c’est pas interdit de faire attention à ta santé, d’accord ?

Tandis qu’ils étaient côte à côte sur le canapé, elle s’agenouilla de l’autre côté de la table de façon à leur faire face. Elle posa ses coudes sur la table et son menton sur ses mains.

- Vous avez été dans des guildes vous ?

sans commentaire mais en arborant un demi-sourire, Soghann se glissa derrière la table et s'assit sur le canapé à côté de Syld. D'un geste vif, il attrapa l'une des bières qui attendaient leur bon vouloir sur la table, et plaqua la bouteille de verre contre son cou dénudé. Les yeux clos, il soupira d'aise, puis fit sauter le bouchon de la bouteille, avant de s'en envoyer une bonne rasade.

Un claquement de langue appréciateur plus tard, le Shalos prit enfin la parole, omettant sciemment de revenir sur les quelques mots lachés par Fanaa avant son ultime question. Son ton autant que sa pose sur le canapé se voulaient détendus, clairement décontractés, en contraste avec l'état dans lequel il était lorsqu'il avait laissé Fanaa seule.

- Tout à fait. Nous sommes tous deux passé par la Guilde des Assassins, où nous nous sommes connus, d'ailleurs.

Une nouvelle rasade vint l'interrompre, tandis que son regard errait sur la table, appréciant ce qui s'y trouvait.

- Oh c'est vrai?

C'est à ce moment que Fanaa réalisa qu'elle n'avait pas fait tellement mine que ça de s'intéresser aux histoires de ses deux compagnons. Prenaient ils cela pour de la froideur? de l'indifférence? Trouvaient ils qu'elle n'avait aucune reconnaissance? Sur son visage s'afficha une expression de stupeur, puis de confusion et enfin de soulagement quand elle réalisa qu'en fait, ils n'avaient pas vraiment eu le temps de discuter. Mais c'était la bonne occasion pour se rattraper.

- Mais alors cela fait... euh...

Elle compta dans sa tête mais n'étant sure ni de l'âge qu'ils avaient ce jour, ni de celui qu'ils avaient eu en entrant dans la guilde, elle opta pour une formule plus passe-partout.

- De nombreuses années que vous vous connaissez!

Dans son esprit elle paria pour plus d'une dizaine. Etre lié à la même personne pendant plus de 10 ans! Un sentiment de solitude voulut s'emparer d'elle mais l'excitation procurée par le fait d'en apprendre plus sur ses compagnons la relégua au second plan.
Elle s'était redressée, les mains plaquées sur la table et les yeux pétillants.

- Mais c'est génial! Et vous vous êtes toujours aussi bien entendus?

Donc après les dures années de labeur de la guilde (Fanaa n'y imaginait pas une vie simple, non, pas si ils voulaient vraiment exceller dans leur spécialité), et bien les enfants pourraient avoir des amis. C'était rassurant pour eux. Elle imagina les petits caméléons, grandis, en plusieurs paires, vivant et travaillant bras dessus bras dessous. Elle sourit.
Et elle tenta d'imaginer Soghann et Syld enfants, le premier avait il déjà ce détachement professionnel? Le second affichait il son pétillant sourire? Soghann riait il beaucoup avant? Syld avait il eu deux yeux?

- Vous y êtes entrés en même temps? Comment avez vous été choisis?

- Si nous nous sommes toujours aussi bien entendus ? Heu...

Syld se servit -copieusement-, et et se lova tout contre le dossier du sofa avec un de ces sourires de chat qui faisaient tirer l'eau limpide de son regard sur le vert.

- Voyons... Sogh, est-ce que c'est moi ou toi qui a cogné le premier, déjà ? J'en suis sorti si bien arrangé que je ne me rappelle que très vaguement d'un des maîtres de la Guilde qui essaye de me tirer en arrière tandis que pour ma part j'essaye de t'étrangler... à part ça, c'est un peu flou.

Le jeune homme se trémoussa de rire à ce souvenir.

- Remarque, j'étais tellement sur les nerfs que ça ne m'étonnerait pas que j'aie lancé les hostilités. Je n'étais pas encore habitué à la... à l'atmosphère de Shalanos.

Il fit osciller le liquide ambré dans la bouteille qu'il tenait négligemment du bout des doigts avec un air rêveur.

- L'autre damné casse-pieds que voilà * il adressa un signe de tête complice du côté de Soghann tout en fixant Fanaa * avait bien... mmh... deux ans d'avance sur le "provincial" que j'étais, si je ne me trompe. Je devais vraiment être enragé quand on s'est tombé dessus en plein milieu du réfectoire, parce que sinon il aurait fallu me ramasser à la petite cuillère, hé ?

Syld tira la langue à son voisin avant de poursuivre à l'intention de Fanaa :
- Je n'ai pas connu les rues de Shalanos... et c'était plus un handicap qu'une chance. Qu'est-ce que je me suis ramassé comme raclées ! En fait j'avais été repêché en route par un des maîtres de la guilde lors d'un de ses voyages hors de Shalanos. C'était juste après que j'aie fui mon défunt "protecteur", tu sais... J'étais encore à demi-fou, tout près à mordre, même en étant attaché au fond d'une carriole !

Le jeune homme semblait s'amuser de ces réminiscences qui, sur le coup, n'avaient rien eu de joyeux.

- Il devait être d'humeur accomodante pour bien vouloir s'encombrer d'un chien galeux dans mon genre... ou alors il prévoyait de me revendre histoire de pouvoir cirer les comptoirs même après avoir dépensé tous les zoris censés suppléer aux aléas du trajet. A mon avis, c'était plutôt la deuxième option. Quant à ce qui l'a poussé à me ramener ici au final...

Il haussa les épaules avec une moue amusée.

- ... aucune idée.

- La raclée c’est donc une sorte de baptême ?

*Skif et les autres savent se défendre, ils ne seront pas pris au dépourvu.*

- En fait, comme deux moos sauvages, chacun a gagné le respect de l’autre dans la bagarre. Et c’est ainsi que vous vous êtes liés.

Fanaa fronça les sourcils quand le chenapan évoqua son « protecteur »… son destructeur oui ! Qu’il soit maudit encore ! Et ça l’avait rendu à moitié fou. Seulement maintenant il en parlait sans problème et même il en riait. Il aavait eu la force de ne pas s’écrouler, lui. Et même de porter secours à autrui. Ainsi que de cacher sa misère passée.

Fanaa se mit à imaginer les deux assassins se cognant dessus, Syld feulant comme une bête sauvage et balançant des coups désordonnés et Soghann, silencieux, réfléchi, touchant toujours là où ça fait mal. A tous les coups ça avait commencé par une broutille. Une bousculade, un quignon de pain volé, une gorgée de bière renversée… et ça avait dégénéré avant de devenir ce qu’elle voyait aujourd’hui. Fanaa regretta de n’avoir rien sous la main pour dessiner, Soghann et Syld l’inspiraient beaucoup. C’était des modèles idéaux.

Le regard de la jeune femme allait de l’un à l’autre.

- Tu ne devines vraiment pas la cause de ta venue ici ? Moi je la connais…

C’était si évident, même sans y réfléchir ! Dans la tête de Fanaa, les pièces du puzzle se mettaient en place, les formes se dessinaient, les couleurs se plaçaient, la musique se composait d’elle-même et les pas de danse… Mais tout cela était loin d’être complet.

- Et toi Soghann ? Comment y es tu entré ? Qu’est-ce qui t’a fait te démarquer des autres ?

Le regard dans le vide, Soghann souriait à l'évocation de ces souvenirs. Ils n'évoquaient que rarement leur apprentissage, même si c'était là qu'ils s'étaient liés. Leur présent était, de manière générale, suffisamment palpitant pour qu'ils n'aient pas réellement besoin de parler du passé. Il répondit à Fanaa sur un ton évasif, tout en faisant rouler la bouteille entre ses longs doigts.

- Un peu, oui... On ne connait jamais réellement quelqu'un avant de s'être battu contre lui, ça fait partie des préceptes qui me sont resté en tête. Mais l'amitié n'est pas venu tout de suite. La manière dont nous avons commencé à nous fréquenter était un peu... différente. C'est assez difficile à expliquer.

Il s'interrompit, le temps d'attraper de quoi se remplir l'estomac.

- Moi, je suis entré à la Guilde... parce que j'ai voulu y entrer. C'était mon but, quand j'étais gamin, et j'ai tout fait pour être choisi par cette guilde là. ça a assez bien marché... Je ne suis resté qu'assez peu de temps dans la rue, en fait. Juste le temps d'apprendre deux ou trois petites choses essentielles pour la survie.

Fanaa, qui avait avancé son buste au dessus de la table durant le discours de Soghann, se laissa retomber en arrière quand celui-ci eut terminé. Elle eut une moue plaintive :

- Mais Sogh… Comment peux tu parler autant et rester dans le vague ! C’est super intéressant ce que tu as vécu, je voudrais que tu me racontes moi ! Parle encore !

Les histoires, ça c’était des choses réelles, rassurantes, tout comme la danse et le dessin. Des choses auxquelles se raccrocher quand on a été oubliée dans la nuit et dans le froid. La magie des mots, la mélodie des phrases donnent au cœur un rythme soutenu, et font pulser la vie dans les veines des plus désespérés. Les sons amis sont les compagnons d’esprit qui empêchent de sombrer dans la folie.

La respiration de Fanaa s’accéléra, ses mains froissèrent sa robe sur ses genoux. Ne pas le brusquer. Toujours laisser les choses aller à leur rythme. Si Soghann voulait prendre son temps et qu’il aimait à se faire désirer et bien soit. Elle attendrait pour l’entendre encore.

Mais sa tête lui faisait mal, le sang battait à ses tempes. Elle sourit pour masquer son trouble. C’était stupide de prendre les choses autant à cœur. Son esprit bouillonnait furieusement, ne sachant quelle attitude adopter, ce qu’elle risquait de leur inspirer sinon.
*Arrête de réfléchir arrête de réfléchir ! Calme toi c’est trop risqué !*

Pour se donner contenance, elle décrispa une de ses mains et attrapa une bouteille de bière avant de la considérer quelques minutes, réalisant qu’elle ne savait même pas l’ouvrir. Ce nouveau dilemme lui occupait tant l’esprit que sa vague de panique refoula aussitôt. Elle la tourna plusieurs fois entre ses mains puis eut une illumination.
Elle glissa sa main sous sa jupe, en ramena son couteau et put la décapsuler sans problème. Commencer la journée avec de la bière… Bah, changer ses habitudes, ce pouvait être sympa !

Elle éleva sa bière à bout de bras pour porter un toast.

- à vous !

Délicatement, elle porta le goulot à sa bouche et but la première gorgée. La boisson était fraîche légère et amère. La bière aussi c’était réel. Moins poétique, certes, mais beaucoup trouvaient une raison de vivre dans la bière aussi, au fond.

Les yeux clos, Syld avait renversé la tête en arrière.

Cette discussion faisait resurgir des souvenirs. Et pas forcément les plus sombres : ceux-là, il avait en quelque sorte appris à les regarder en face. Il n'avait nul besoin de fouiller dans sa mémoire pour en retrouver le moindre détail.
Non, ce n'étaient qu'un goût de sueur et de terre sèche qui lui revenait en bouche, des grincements et craquements qui lui emplissaient à nouveau les oreilles, résonnant dans sa tête... juste des souvenir de voyage...

***

C'était il y a plus de dix... non, plus de quinze ans auparavant.

On était en plein milieu de la belle saison, et il régnait une chaleur impitoyable, une fournaise qui semblait tout écraser et faisait ondoyer l'air comme de l'eau. Même l'herbe des plaines avait jauni et se trouvait à présent réduite à des brins secs qui crissaient dans la faible brise lourde et suffocante.

A l'intérieur de la carriole, sous une bâche de vielle toile qui servait d'habitude à prémunir les bêtes de l'attelage de la pluie, on ne pouvait même pas goûter à ce souffle de forge : en dépit de l'ombre relative procurée par la toile percée en de nombreux endroits, l'air y était aussi irrespirable et pesant qu'en plein soleil, avec la moiteur en plus. Le simple fait de respirer desséchait instantanément la bouche.

Allongé contre une des ridelles, le gamin haletait comme une bête sauvage. Lorsque les roues rencontraient une pierre sur le sentier de terre dure et craquelée, tout le véhicule tressautait et craquait, et la tête du gosse heurtait les planches disjointes du fond. Terrassé par la chaleur et l'épuisement, il n'arrivait même plus à grimacer lorsque le bois rugueux couvert par la poussière blond-roux du chemin lui meurtrissait la joue.
A travers le plancher, on pouvait voir le sentier défiler. Il était tout creusé d'ornières, témoins d'une ancienne pluie désormais cuits par le soleil. La pluie... cela semblait si loin...

Syld passa une langue sèche comme un parchemin sur ses lèvres craquelées.
Un cahot plus rude lui tira une plainte. La sueur avait resserré la corde qui entravait ses poignets et le chanvre lui mettait les chairs à vif.
Et puis il y avait cette déchirure dans la toile... cette déchirure par laquelle un rayon de soleil venait frapper contre sa tempe tel une langue de feu. Mais la corde était aussi passée autour d'une des planche de la ridelle, lui interdisant d'aller chercher une fraîcheur dérisoire plus au fond de la carriole. Il s'était déjà démené comme un beau diable pour tenter de se libérer de ces liens auparavant, sans succès.
Là il n'avait même pas la force suffisante pour tenir assis... ne restait plus qu'à endurer la fournaise et les trépidations brutales du trajet.

L'éclat aveuglant qui se fit soudain ne parvint pas à l'arracher à sa torpeur : le garçon se contenta de cligner de l'oeil. Une ombre se dessina à contre-jour sur cette toile laiteuse et chauffée à blanc qui semblait remplacer le paysage des plaines craquelées.

- Tu ne vas pas essayer de me mordre, cette fois, si ?

Cette voix était déjà rauque en temps normal, mais à présent les mots prenaient des inflexions encore plus gutturales, peinant à s'extraire d'une gorge aussi aride que le sentier qu'ils suivaient. Il fallait y écouter à deux fois pour décrypter les paroles dans ce grognement animal.

Syld tourna légèrement la tête et fixa celui qui se penchait sur lui en soulevant un coin de la bâche d'une main. Basané, le regard noir et le cheveux déjà grisonnant, il avait déjà une tête de brigand... mais avec la barbiche en pointe d'un noir d'enfer qui prolongeait sa face en lame de couteau, Fell avait vraiment l'allure d'un assassin. D'ailleurs c'est précisément ce qu'il était. C'était encore pis lorsqu'il s'avisait de sourire : il arborait des dents presque pointues (comme ton le reste de sa physionomie, en somme) qui lui donnaient un air tout ce qu'il y a de plus démoniaque.

Tout cela, le gamin le savait déjà et ne risquait plus de s'en étonner.
La seule chose qui l'intéressait, c'était la main droite de l'homme. La peau portait de belles traces de dents au moins aussi pointues que celle de Fell... Pas de doute, la morsure avait été infligée avec une remarquable énergie. Energie qui faisait défaut à Syld sous cette chaleur accablante et après quatre jours passés à tirer sur ses liens sans manger quoi que ce soit.
Pourtant une lueur vindicative alluma un scintillement verdâtre dans le regard du gosse à la question de l'assassin. Fell se fendit d'un demi-sourire qui fit craquer ses lèvres sèches et douloureuses à cette vue : même si le corps était à bout, l'esprit était toujours combatif... c'était bien.
Mais la lueur vacilla quand le gamin identifia enfin ce que lui tendait cette main meurtrie : une gourde de cuir... de l'eau ! Sa bouche s'entrouvrit, sans réussir à laisser passer un son.

- Va pas tourner de l'oeil maintenant.

L'assassin le redressa d'une patte rude et pourtant presque tendre pour lui coller le goulot entre les lèvres.

- Là ! Et bois lentement. Tsssk ! Tu m'en auras fait voir de belles, toi... J'espère au moins que tu ne me remercieras pas par un autre coup de dents une fois la forme retrouvée...

***

Syld rouvrit l'oeil sur le salon familier.
Il avait une excellente mémoire et chaque sensation s'était rappelée à lui avec précision : la chaleur, le goût âcre de la poussière, le frottement de la corde, les grincements plaintifs des roues... comme si cela c'était produit la veille.

Lorsque Fanaa porta son toast, il leva aussi sa bouteille, adressant mentalement ses remerciements au vieux Fell.

Puis il considéra le couteau entre les mains de la demoiselle avec un sourire.

- On dirait que tu sais déjà t'en servir... nos leçon de lancer sont-elles toujours nécessaires ?

Pensive, Fanaa tendit le bras et fit tourner le couteau dans sa main. D'une voix rêveuse, elle répondit:

- Je crois que je sais encore viser. Le reste c'est facile avec ces lames. Ton père a un véritable don Soghann. C'est à se demander si il ne les aurait pas un peu ensorcelées.

Elle but une autre gorgée, ses yeux restaient fixées sur le scintillant de la lame. Un côté de son esprit avait remarqué quelque chose de manquant. Un mot. Ou deux. Le silence étant porteur de tristesse et de douleur, Fanaa ne s'y appesantit pas le moins du monde, concentrée sur le couteau. En réalité elle avait hésité à avouer à Soghann qu'elle n'était pas tout à fait une débutante au lancer. Elle ne savait pas trop pourquoi. Pour lui laisser le plaisir de lui montrer sa maîtrise dudit lancer, ainsi que de le voir se gonfler de fierté en réussissant à transmettre son savoir peut être. Ou alors juste pour qu'il s'occupe d'elle. Ou encore juste parce qu'elle s'était peut être légèrement vexée que, sans chercher plus avant, il décrète qu'elle ne réussissait que par coups de chance. Mais au fond, peut être était-ce vrai.

Toujours absorbée par son arme, elle ajouta, comme pour elle :

- Ce qui me perturbe c'est de n'en avoir que deux. Je me retrouve alors si vite démunie, mes mains cherchent les soeurs de celles-ci. Question d'habitude.


Elle termina la bouteille, cela lui permettrait d'avoir une perception plus claire des choses peut être. Plus neutre. Elle n'était pas assez neutre. Elle était trop vivante finalement. Une façon d'être indigne de Shalanos. Skif lui dirait encore qu'elle était stupide.

- Et il faut croire que c'est vrai.

Soghann leva à son tour sa bouteille pour répondre au toast de la jeune femme. Il resta silencieux, quoiqu'observateur, lorsque Syld posa sa question et que Fanaa avoua à demi avoir déjà des dons de lanceuse de couteaux. Tout n'était peut-être pas forcément du au hasard. Lorsqu'elle parla de son père, le shalos ne put retenir un demi-sourire, et le barrage des souvenir céda quelques instants.

Suffisamment pour permettre à quelques images de passer dans son esprit, image de son père alors que lui-même n'était qu'un gamin même pas encore bon à être jeté à la rue. Image de son père baignant dans son sang, image de son propre torse ouvert de bas en haut d'un coup de lame... Il se secoua afin d'échapper aux souvenirs, et laissa un petit rire le secouer.

- Mon père ? Seronn n'est pas mon père, voyons. Il a de l'affection pour moi, en effet, mais c'est seulement parce que je suis un bon client, et que nous nous connaissons depuis plusieurs années... Je me suis toujours équipé chez lui...
Et quant à savoir s'il les ensorcèle, c'est bien possible. Je n'irais pas m'hasarder à fouiner dans ses secrets de fabrication, celà dit. Et si tu n'en a que deux... Peut-être que tu n'en as pas encore exploré toutes les possibilités...

Son sourire énigmatique s'effaca lorsqu'il but de nouveau, puis l'assassin observa une pause pour mordre à belles dents dans le morceau de viande qu'il avait pioché sur la table.

- Oh pardon! Je suis désolée Soghann! C'est que j'ai cru... enfin tu l'auras compris. Mais c'est qu'il y a comme un air de famille entre vous je trouve. Pas tant dans le physique que dans l'attitude. Enfin je te demande pardon. Mais tu sais, il ne faut pas mal le prendre. Seronn est quelqu'un de vraiment bien. Comme toi en fait, tu vois? Et pour le nombre de lames, je ne m'en plains pas du tout tu sais. Qui se plaindrait d'un tel cadeau? Qui se plaindrait d'un cadeau tout court d'ailleurs? Soghann je t'en remercie encore tu sais.

Elle fit une pause après réflexion, lui demanda :

- Mais ton père tu le connais?

Chaque fois que l'on posait une question, on prenait le risque de perdre don interlocuteur. Mais le chemin le plus court pour savoir une chose étant de la demander, Fanaa commençait toujours ainsi. Par respect. Et aussi parce qu'une chose confiée par la personne concernée revêtait bien plus de valeur que toutes les autres. Fanaa souhaitait connaître ses anges gardiens. Elle ne pouvait se contenter de leur être redevable. Elle voulait plus.

- Un air de famille ? J'ai du prendre un peu exemple sur lui, à force de le fréquenter ! Mais non, nous n'avons pas de lien du sang, pour ce que j'en sais. ça a tellement peu d'importance ici, personne ne s'en soucie vraiment ! Enfin, les gamins ont du te dire ça, j'imagine, puisqu'ils t'ont raconté ce qu'étaient les guildes.

Et oui, je connais mon père. Enfin, je le connaissais, parce qu'il est mort depuis plusieurs années déjà. C'est ma mère, que je n'ai pas connu. Je n'ai jamais cherché à savoir de qui il s'agissait, d'ailleurs. Qui s'en soucie ?

Il mordit de nouveau dans se part de viande, mâchonna et avala, avant de faire passer le tout d'une gorgée de bière. Manifestement, il n'avait pas envie de s'étaler sur le sujet. Ce genre de secrets pouvaient se révéler une arme, bien employés, et, par réflexe, il n'éprouvait guère l'envie de révéler tout son passé à une femme qu'il ne connaissait que depuis quelques jours. Même Syld ne savait pas tout, et ce n'était pas le moment de palier ce manque. L'index de la main qui tenait la bouteille se pointa sur la ceinture de Fanaa, et il poursuivi d'un ton pensif :

- Hm... Pour en revenir à tes dagues, je pense que tu peux apprendre à t'en servir de meilleure façon qu'en les lançant simplement. Elles sont faites pour toi, et parfaitement adaptées. Si tu sens que quelque chose cloche, par exemple que tu n'en a pas assez, c'est que tu n'as pas encore découvert la bonne façon de t'en servir.
Mais c'est à toi de trouver le comment...

Soghann se tourna ensuite vers Syld, évitant ainsi les questions qui devaient certainement brûler les lèvres de la jeune femme. Il tendit le bras, sa bouteille allant taper doucement dans celle de Syld, faisant entendre un tintement bien reconnaissable, et le bruit de la mousse pétillant à l'intérieur des bouteilles.

- Dis donc, ça fait plusieurs jours qu'on est ici, tu commence pas à manquer d'air ?

Après les derniers échanges passionnés en date, une partie de son cerveau persistait à ne pas vouloir le laisser reprendre complètement pied sur le plancher des moos, et le tintement de la bouteille vint le tirer de ses rêveries.
Syld fit de son mieux pour se secouer.
Il avait à peine suivi la conversation.

- Mmh ? Oh, c'est vrai que je commence à avoir un peu la bougeotte...

Maintenant que Soghann en parlait...
Son "mal des cavernes" était passé donc il n'était plus trop mal à l'aise, cependant son esprit semblait comme s'engourdir progressivement. Il avait le verbe moins haut qu'en arrivant et son attitude générale s'était sensiblement assagie : le gredin pétillant du dehors était en train de s'endormir, lentement miné par l'atmosphère stagnante de la cité souterraine.
Bref, il se posait. Encore un peu et il s'assoupirait dans le confort rassurant de la demeure familière...

Syld secoua la tête à cette pensée.

Comment diantre avait-il fait pour garder son mordant pendant les longues années passées à la Guilde ?
Sans doute les évènements qui avaient juste précédés son arrivée avaient-ils eu la violence nécessaire pour lui insuffler l'énergie dont il avait eu besoin pour se maintenir à flot, mais quand même !

Le jeune homme s'ébouriffa les cheveux avec une moue.

- Vu que tu en parles, c'est vrai que j'irais bien respirer un coup dehors. Et puis la traque me manque...

Comme pour répondre aux derniers mots de Syld, un léger frottement se fit entendre du côté de la porte, et un bout de papier passa sous la dite porte, plus précisément par le mince espace qui subsistait entre le panneau de bois lui-même et le sol. L'enveloppe portait un sceau rouge orné d'une dague, la marque bien reconnaissable de la guilde des assassins.

Avec un sourire, Soghann se leva et s'empara de la lettre, puis se rassit lourdement dans le canapé. Tandis qu'il retournait la lettre entre ses doigts, il lanca un coup d'oeil malicieux vers Syld. La Guilde ne les avait pas oublié.

- On dirait qu'ils ont compris que nous n'aimons pas être dérangés chez nous... Les messagers s'arrêtent devant la porte, maintenant.

Avisant le regard interrogateur de Fanaa, il lui décocha un sourire désarmant et lui expliqua, amusé :

- Les messagers sont souvent des membres de la Guilde, et certains s'amusent à faire preuve de leur talent en s'introduisant chez le destinataire du message. Il nous est arrivé de trouver, après une bonne sieste, un messager nous attendant ici, tranquillement allongé dans ce canapé, en train de se servir dans nos réserves d'alcools...

L'expression de la jeune fille changea, et Soghann continua, s'amusant de faire languir Syld du contenu de la lettre.

- Ho, ils ont compris, maintenant... Il a fallu en renvoyer deux ou trois avec quelques séquelles, mais ils ont compris.

Il reporta enfin son attention sur la lettre, donnant l'occasion à Syld de trépigner encore plus. Le sceau ne fit pas long feu entre ses doigts habiles, et craqua avec un bruit caractéristique, gage d'authenticité. Posément, il sorti la lettre que l'enveloppe contenait, laissa tomber celle-ci sur la table, et déplia la feuille de papier. Ses yeux vifs suivirent les lignes délicatement manuscrites, son sourire prenant un pli prédateur. Sans cesser de lire, l'assassin lanca à l'attention de son compagnon :

- Syld, mon ami, il semblerait que la Guilde soit à l'écoute du moindre de tes désirs... On nous offre une cible, et une belle, dirait-on. La récompense a l'air à la hauteur... Et la destination est Fedoran !

Lorsque la lettre pointa le coin de son enveloppe par dessous la porte, Syld joignit les mains d'un air extatique. Aucun doute possible, il y avait quelque part une divinité qui le couvait d'un oeil bienveillant...

Le jeune homme suivit le moindre geste de son compère avec avidité, les lèvres entrouvertes sur un souffle suspendu dans l'attente des nouvelles portées par ce billet.

Et Soghann qui s'amusait à discourir sur des détails !
A chaque mot supplémentaire, Syld trépignait. Dans son impatience, il était grimpé à quatre pattes sur le sofa et s'agitait tel un démon scellé dans une urne. Il aurait volontiers arraché la missive des mains du vil enquiquineur si seulement il avait su lire couramment. Mais ce n'était pas le cas et il ne pouvait qu'attendre le bon vouloir de Soghann.

Sacrédié, ce gredin avait loupé sa vocation ! Il aurait dû faire bourreau : dans le rôle du maître ès tortures, il se posait...

- Mais viteuh ! Allez, quoi, ne me fais pas languir ! Tu pourras bavarder après...

Le bougre finit enfin de se délecter de sa fébrilité et mit un terme à son supplice en mettant le nez dans le contenu de la lettre.

Un sourire vif illumina le visage de Syld lorsque l'objet du message lui fut révélé.

- Une cible ? Une forte récompense ? Fédoran ?

Il sauta sur ses pieds, soudain tout plein de vitalité.

- Mais qu'est-ce qu'on attend ?

Le jeune homme revint se pencher par dessus le dossier du canapé pour fixer les mots apposés sur le papier, comme si le simple fait d'y mettre toute son attention pouvait suffire à faire parler ces fichus caractères tracés à la plume. Tendant le cou au dessus de l'épaule de Soghann, il amorça une question :

- Et qu'est-ce que c'est comme cible ? Est-ce que...

Il secoua ses cheveux fous avec un rire.

- Non, laisse les détails pour plus tard ! Savoir que nous avons de l'ouvrage me suffit pour l'instant. Ah, on peut dire qu'ils ont l'art de choisir le bon moment, à la Guilde ! Quand partons-nous ?

Partir de Shalanos? A ces mots, Fanaa avait pâli. Pour elle Shalanos représentait la sécurité avec ses parois de pierre, ses frontières que seuls de rares élus pouvaient franchir. Ici elle se sentait en sûreté. Surtout dans cette maison. La peur était au-delà de ces murs. Cette maison était la seule où elle ait jamais été à l'abri de toute sa vie. Elle n'imaginait pas la quitter si tôt. Et puis il y avait les gamins...

A la lecture de la lettre, elle pouvait voir l'excitation et l'intérêt des deux shalos monter. C'était presque palpable. Alors elle se laissa gagner par la vague de joie. Elle ne craignait plus rien, Soghann lui-même le lui avait promis et puis ce qui comptait plus que ses inquiétudes était d'être à leurs côtés.

Soghann faisait bisquer Syld et le chenapan n'en pouvait plus, gigotant, se retenant avec peine. Quand enfin Soghann dévoilà l'objet de la missive Syld éclata, grisé à l'idée de se dégourdir. Fédoran. La vie qu'elle avait eu là-bas avait été agréable, même si elle n'avait pas vraiment été sûre. Mais revoir Mani et les autres... oui cela lui faisait plaisir.

- Je pourrai vous présenter des gens que je connais à Fedoran. Je pense que vous allez les apprécier.

Elle avait dit cette phrase doucement, en souriant. S'ils l'avaient entendue, tant mieux, cela signifierait qu'ils faisaient encore attention à elle, sinon c'est que la nouvelle du départ leur occupait bien trop l'esprit. Ce qui leur importait plus.
Fanaa, de même qe le sacripan, attendait que Sogh leur apprenne la date du départ.

Syld était tout excité à l'idée de "l'ouvrage" qui leur était confié, cependant il avait encore l'oreille fine et entendit parfaitement la remarque de Fanaa.
Son sourire joyeux se figea tout net.

Il releva lentement le nez pour fixer la jeune femme par dessus le canapé et la table.

- Tu comptes... nous accompagner ?

Le Shalos butait sur les mots, la voix soudain hésitante.

Bien sûr qu'il appréciait Fanaa... il l'appréciait même un peu trop. S'ils continuaient à se côtoyer ainsi, il risquait de...
Et puis même sans cela, c'était beaucoup trop risqué !
Attachement affectif mis à part, ils étaient malgré tout un peu responsables d'elle. La morale et les beaux principes n'étouffaient pas les Shalos en général, mais enfin...

Il ne s'agissait pas d'un voyage d'agrément. Leur métier comportait toujours une énorme part d'imprévu : impossible de savoir à l'avance ce qui pouvait se passer, de quelle façon ils devraient s'en tirer si quelque chose allait de travers.
Au cas où les évènements tourneraient mal, Fanaa représenterait une faille. Les Fédoriens étaient peut-être en majorité des tas de muscles mais ils n'étaient pas complètement idiots non plus : en cas de problème, ils ne mettraient pas longtemps à découvrir qu'il y avait une corde sensible sur laquelle jouer.

Non, cent fois, mille fois non ! C'était dangereux, et pour eux trois.

Syld sentait déjà un afflux de panique monter à cette idée.
Ses mains se crispèrent sur le dossier du sofa.

- Ce n'est pas...

Il se tut abruptement, ne sachant comment continuer.
D'instinct, il s'en remis à Soghann. Lui saurait sûrement trouver les mots, il ne manquerait pas de l'appuyer. Et il ne se laisserait pas fléchir par un simple regard bleu profond...

De toute évidence, la jeune femme comptait les accompagner. Soghann cherchait comment l'en dissuader lorsque Syld intervint d'une voix hésitante, manifestement décontenancé... et incapable de trouver les bons mots. Le grand Shalos plia posément la feuille, en ayant déjà mémorisé le contenu par coeur. Lorsqu'il n'eut plus qu'un minuscule bout de papier entre les doigts, il prit la parole d'une voix douce, son regard cherchant celui de Fanaa.

- Ce que veux dire Syld, c'est que nous n'allons pas à Fedoran en voyage d'agrément... Il s'agit d'une mission qui peut s'avérer extrêmement dangereuse, d'autant plus que la cible sera certainement très bien protégée. A deux, nous pouvons nous en sortir, nous sommes conscients des risques : nous avons été élevés et entraînés pour ces situations... Mais toi... malgré toute l'habileté que tu pourra développer au lancer de couteau, tu n'es pas une tueuse.

Il marqua une légère pause, afin de lui donner le temps d'absorber ses paroles, puis continua sur un ton qui se voulait un peu plus ferme, mais pas autoritaire non plus.

- Nous ne pouvons pas te mettre en danger en t'entraînant avec nous. Tant que nous serons à Fedoran, nous serons en grand danger, et il en va de même pour tous ceux qui nous accompagnerons...

Malgré ces paroles, tandis qu'il parlait, le Shalos réfléchissait à une solution. Il ne voulait pas blesser la jeune femme, ni l'abandonner brusquement à elle même. Mais... un peu d'éloignement entre Fanaa et Syld ne pouvait pas faire de mal. Sans cesser de parler, il saisi une petite boite métallique posée sur une table à côté du canapé, y ouvrit une fente où il glissa le papier. Un léger éclair rougeâtre plus tard, il ne restait de la lettre qu'un minuscule tas de cendres emprisonnées dans la sphère métallique. L'objet reprit sa place, et l'assassin poursuivi :

- Cela dit, si tu tiens absolument à rester avec nous, tu peux nous accompagner à la Taverne de Veis, puisqu'elle est sur le chemin. Mais après, soit tu nous attends sagement là-bas, soit nous voyageons séparemment. En tout cas, tant que nous sommes en mission, nous voir à Fedoran est exclu... Tu courrais un trop grand danger, tu comprends ? C'est le revers de la vie d'assassin.

Leur déplaisir évident à l'idée qu'elle les accompagne en mission aurait pu refroidir Fanaa. Surtout venant de Syld. Serait il déjà lassé d'elle? Fort heureusement, Soghann se mit à expliquer son point de vue. Leur point de vue en fait. Il modulait son timbre de façon à éviter de l'effrayer ou de l'agresser, la froideur qu'il y avait eu dans ses dernières attitudes s'absentait, au soulagement de Fanaa. Elle avait craint un moment que Soghann ne l'aime plus.
Tandis que le grand shalos parlait, Fanaa s'était avancée vers lui à genoux. Maintenant assise aux pieds des grandes quilles, elle posa ses deux mains sur la cuisse de Sogh. Elle commença par tourner et retourner dans sa tête les informations reçues, leur signification. Leur montrer sa peine ne servirait à rie, cela les gênerait plutôt. Ravalant une montée de tristesse, elle prit une voix douce et posée. Plongent son regard bleu myosotis dans celui de glace de son vis à vis, elle répondit :

- Soghann, à aucun moment je n'ai imaginé pouvoir vous aider dans votre mission. Je suis au fait de mes capacités et j'imagine les vôtres. De plus, je suis certaine que la missive ne me concernait aucunement. Je ne revendique pas un rôle dans votre tandem d'assassins professionnels. Rassure toi. Je ne ferais que ternir votre réputation et je n'y tiens guère.
Quand tu as parlé de Fédoran j'ai pensé venir avec vous car, comme je vous l'ai dit j'y ai des connaissances. J'imaginais simplement qu'une fois votre mission terminée, vous auriez pu me rejoindre là où je vous aurais sagement attendus et vous auriez pu y prendre un peu de repos.

Elle imaginait déjà présenter Soghann et Syld à Mani, qui aurait été enchantée de les rencontrer. Mais cela ne se ferait pas. Hélas. Et ce n'était sûrement pas la peine d'insister. Elle reprit:

- Mais si je ne peux venir avec vous, alors je voudrais rester ici, à Shalanos.

Elle s'anima, son débit s'accéléra, ses joues se colorèrent et son regard allait à l'un et à l'autre.

- Je garderai la maison propre. Je ne me ferai pas remarquer. Je ne toucherai même pas à votre argent, je trouverai le moyen d'en gagner! Peut être que je pourrai être l'apprentie de Seronn ou que sais je?

Ses yeux exprimèrent de la tendresse et un soupçon de mélancolie, ils caressèrent longuement Soghan avant de se focaliser sur Syld. C'est dans un murmure qu'elle termina :

- Vous comprenez, si nous somme séparés, c'est ici que je serai le plus proche de vous...

La conversation qu'il avait eue avec Soghann en regagnant la taverne de Veis après leur dernier contrat lui revint en mémoire.
Bigre, où donc se cachait le bon génie qui s'acharnait ainsi à exaucer leurs voeux ?

Cette pensée fit fleurir un sourire sur les lèvres de Syld.
Pourtant plusieurs inquiétudes demeuraient.

Le jeune homme consulta Soghann du regard avant de les exprimer avec prudence :
- Ce serait une solution possible, en effet... Si c'est ça qui te convient. Cependant j'aimerais te rappeler que Shalanos n'est pas vraiment ce qu'on pourrait appeler un endroit sûr. C'est bien protégé contre les attaques extérieures, d'accord. Mais le principal danger provient des Shalos eux-mêmes. Je ne plaisante pas ! Si jamais quelqu'un t'attaque ici, il y aura bien peu de gens à seulement s'arrêter pour t'écouter appeler à l'aide. Le vol et le meurtre sont ici monnaie courante. Tu te débrouilles peut-être au lancer mais le moindre gamin dans les rues de cette cité peut tuer sans hésitation s'il pense qu'il peut y gagner quelque chose... et il y a beaucoup de Shalos capables d'éviter un poignard, même jeté par une main experte. Il peut se passer beaucoup de choses dans une taverne ouverte à tous les individus de passage mais au moins là-bas il y a les mercenaires. C'est leur boulot de protéger les clients et ils le font plutôt bien. En fait...

Accoudé au dossier du sofa, Syld marqua une pause et lâcha un soupir à peine audible, l'oeil mi-clos.
Il reprit d'une voix presque réduite à un murmure, comme pour lui-même :
- En fait ça me rassurerait de te savoir à la Taverne pour cette raison.

Il fixa à nouveau Fanaa.

- Mais si c'est vraiment ce que tu veux...

- Ce que je veux ? répéta Fanaa d’une voix hésitante.

Attention, attention, terrain dangereux ! Une faille s’ouvrait sous ses pieds et, immobile, la jeune femme jetait des coups d’œil paniqués de chaque côté, ne sachant quel rebord choisir, tout en ayant conscience que son indécision allait la faire chuter au fond du gouffre.

Quand on lui laissait le choix cela lui faisait souvent le même effet : elle était perdue. Toute sa vie elle avait eu des ordres ou des directives à suivre, ça c’était normal. Comme quand Soghann parlait. Il était étonnant d’ailleurs que le grand shalos n’eut personne à son service. Il avait toutes les attitudes d’un maitre, il savait ordonner, punir et récompenser, sans jamais hésiter.

*Allez… c’est si dur que ça de choisir ? C’est pas comme si je n’avais jamais eu envie de rien. Tiens par exemple si je regarde Syld je… Oh làlà… je crois que… non j’en suis sûre en fait : je meurs d’envie d’échanger un baiser avec lui. Oh, pas qu’un en fait. Mais mais à quoi je pense là ?!*

Fanaa secoua la tête pour remettre ses idées en place, puis dit tout haut la première pensée qui lui vint après avoir calmé son esprit en ébullition :

- Je voudrais être invisible !

*Ah oui tiens, pourquoi pas ?* Fanaa se mit debout. Elle souriait maintenant.

- Ou alors… je voudrais être un oiseau.

Maintenant sur la pointe des pieds, elle arrondit les bras et les leva en couronne au-dessus de sa tête. Sur un ton rêveur elle continue :

- Etre le vent…

Fanaa ne regardait plus les deux shalos, elle fixait quelque chose au-delà du mur et son visage était détendu. Le roulis des vagues et le vent qui les caresse. Les rayons du soleil qui se reflètent en des centaines de petites taches de lumière. Quel est cet endroit ? Elle a oublié son nom mais elle est sure d’une chose : elle l’aime.

Avisant de nouveau ses compagnons, elle s’assit entre u deux, saisit doucement une des mains de chacun des assassins, les joignit et ferma ses mains à elle par-dessus.

- Je suis désolée, je sais pourtant que je ne devrais pas avoir peur quand je suis avec vous seulement, parfois j’ai du mal à m’en empêcher. Pardon. Mais je vous fais toujours autant confiance !

Elle se sentait bien maintenant, très bien même. Elle avait envie de chanter, de rayonner, de rire, de partager. Fanaa caressa les deux mains, la pâle et la sombre, puis les sépara. La jeune femme se mit debout, leur fit face et s’inclina.
De sous le rideaux de ses doux cheveux noirs, une voix aux accents mutins se fit entendre :

- Je ferai tout ce que vous voudrez, c’est mieux. Je ne veux pas vous causer de souci.

Vive comme l’éclair, elle avait déjà laissé papillonner ses lèvres sur celles de Soghann puis de Syld. Se dépêchant de contourner la table, elle ne put retenir un éclat de rire.
Elle fit deux pas vers la cuisine et, semblant se rappeler de quelque chose, elle leur refit face et leva la main.

- Oh ! Et je n’aurais jamais appelé à l’aide, sachant qu’il n’y aurait eu personne. Et si vous aviez été là, je ne vous aurais pas appelés non plus pour éviter de vous faire du tort. C’est bien, hein ?

Deux autres pas et une autre réminiscence. Se tournant de nouveau, Fanaa fit une arabesque puis s’inclina en une profonde révérence en lançant gaiement :

- Et un énorme merci à vous deux !

Puis elle fila dans la cuisine, mit peu de temps à repérer une poire, se laissa tomber au sol et mordit à belles dents dans le fruit juteux. La bière c’est sympa mais à jeun ça fait tourner la tête !

Syld resta un bon moment comme statufié puis pointa un doigt vers la cuisine où avait disparu Fanaa. Il ouvrit la bouche, chercha ce qu'il voulait ou pouvait dire, ne trouva pas, et finit par secouer la tête avec un énorme soupir.

- Alors là...

Il marqua une pause pour réussir à formuler envers et contre tout le commentaire adéquat.

- ... j'ai pas tout saisi.

Il croisa les bras sur le dossier et y enfouit son museau de brigand d'un air désespéré comme si le fait d'avoir tenté de comprendre les tenants et les aboutissants du discours de Fanaa l'avait vidé de ses forces.

- Ah lalaa, un "oui" ou un "non" aurait suffi...

Le jeune homme fourragea d'une main dans sa tignasse avec une mine de vingt pieds de long puis coula un regard un peu désorienté du côté de Soghann.

- Tu as compris quelque chose à cet embrouillamini, toi ? Parce que là je commence comme qui dirait à me sentir largué sur les bords.

Le Shalos se prenait soudain à songer avec nostalgie aux filles qui, comme Shamarra, se montraient aussi claires dans leurs paroles que dans leurs actes. Nul besoin de se torturer les méninges pour décrypter leurs intentions : elles savaient ce qu'elles voulaient et s'arrangeaient pour le faire comprendre... et l'obtenir. Elles n'allaient pas se perdre en discours abscons et décousus ponctués de poses éthérées en réponse à une simple question, elles !

Allons bon, ce n'était pas le moment de perdre patience... Respirer un grand coup, voilàààà...
Son caractère trop vif était sur le point de lui jouer des tours.

Sylf se frotta la nez avec une moue éminemment perplexe et lâcha dans un énième soupir :
- La bière a dû lui monter à la tête.

A l'instar de son compagnon, Soghann avait suivi les évolutions de Fanaa sans autre réaction qu'une mine perplexe. D'une voix encore un peu assomée, il répondit :

- Ce doit être ça, oui... La bière.

Puis il se secoua, reprenant ses esprits. L'incident relégué dans un coin de sa mémoire pour examen ultérieur, son attention retourna sur des choses plus terre-à-terre.

- Je propose de partir demain. La cible ne devrait pas trop bouger de Fedoran, mais courir des risques inutiles serait dommage. Et puis, nous avons besoin d'air. Nous mettrons cette journée à profit pour nous refaire quelques provisions et autres préparatifs... Concernant la manière dont nous procéderons, nous aviserons certainement sur place. Je te dirais tout ce que je sais sur le chemin, quand nous serons hors de portée des oreilles indiscrètes.

Il avait baissé la voix sur ces derniers mots. Il ne parlait pas vraiment de Fanaa, mais on ne pouvait jamais vraiment être sûr de qui pouvait entendre quoi quand on était pas en train de se déplacer à l'air libre. Le Shalos se leva, passa distraitement les mains sur les plis de sa robe de chambre, enjamba les table basse et lanca par dessus son épaule :

- Pour l'instant, j'ai besoin d'une douche !

Syld se redressa légèrement, le menton au creux des paumes et le sourire canaille.

- N'hésite pas à m'appeler si tu as besoin de quelqu'un pour te frotter le dos !

Il se passa un bout de langue sur les lèvres avec un petit rire presque silencieux, puis attrapa prestement une des - rares - bouteilles pleines qui subsistaient sur la table.

"Tiens, il paraît que les Fédoriens sont assez forts au lever de coude... Me demande ce que valent leurs tavernes."

Tout en laissant ses pensées fantasques battre la campagne, le jeune homme prit à son tour la direction des escaliers.

Lorsqu'il poussa la porte de sa chambre, il en était rendu à se demander si les charmes des Fédoriennes équivalaient ceux des belles résidentes de Shalanos.
Aucun doute là-dessus : ce fichu garnement était irrécupérable...

Syld mit prudemment le nez dans ses armoires et, soutenant de l'épaule une pile de vêtements qui menaçait de s'effondrer du haut d'une étagère, passa en revue ce qu'il avait à disposition.
Sauf erreur, Fedoran siégeait aux portes du désert.
Il jeta un coup d'oeil vers le manteau qu'il avait jeté sur un fauteuil. Pas question de partir avec ça sur le dos : il allait fondre sous le soleil de midi. Déjà qu'en tant que Shalos il était plutôt de moeurs nocturnes...

Le jeune homme farfouina dans l'armoire, et un second manteau finit par atterrir sur le lit. Comme l'autre, c'était un habit admirablement apte à dissimuler les mouvements. Couleur sable doublé de noir, il pouvait aussi bien prémunir de la chaleur le jour que rendre presque invisible de nuit une fois retourné. En revanche son tissu plus fin n'amortirait pas les chocs aussi bien pouvait le faire le vieux manteau discrètement renforcé de cuir par-dessous ses rapiéçages...
Bah, ce qu'il perdrait en protection, il le gagnerait en mobilité.
Et la coupe en était belle, ce qui ne gâchait rien.

Hop, nouveau pantalon, nouvelles chemises (très) légères, et voilà pour l'habillement !

Avec un soupir de satisfaction, Syld se renversa sur la chaise qui faisait face à son bureau et resta ainsi quelques instants, le visage levé vers la plafond, un bras passé par dessus le dossier et les muscles détendus.

Les contrats assignés par la Guilde n'étaient généralement pas de tout repos : le jeune homme les soupçonnaient d'ailleurs de tester les aptitudes des assassins qu'ils avaient formés en leur confiant des tâches un cran au-dessus de leur niveau.
Mais peut-être n'était-ce qu'une impression.
Dans tous les cas la partie s'annonçait intéressante.

Syld déverrouilla le tiroir où il gardait certaines menues babioles qu'il n'aurait pas aimé voir traîner et disposa quelques instruments d'entretien à côté de ses griffes d'acier sur le bureau.
Posément, l'assassin commença à vérifier chaque articulation, chaque rivet ou crochet, le plus petit ressort...
Il avait parfois tendance à se montrer cavalier envers ces armes pourtant délicates. Plus d'une éraflure venait le lui rappeler.

- Je fais un bien mauvais maître pour d'aussi belles lames, pas vrai ?

Soghann monta donc dans la salle de bain, où il prit une douche bien chaude, se débarrassant de la sueur accumulée pendant la nuit lors de ses ébats avec son compagnon. Le souvenir de l'acte lui même dessina un sourire sur les lèvres fines, tandis qu'il faisait un effort pour maîtriser son excitation qui revenait, poussée par les images qui traversaient son esprit.

Son affaire finie, il se faufila dans sa chambre, et s'habilla rapidement, ne se bardant que du stricte nécessaire en matière d'arsenal. Après avoir sorti une somme respectable de zoris d'une cachette et l'avoir dissimulé dans ses vêtements, il alla trouver Syld. Un rapide tour dans la cuisine pour ire à Fanaa qu'ils sortaient faire quelques courses, et ils furent partis.

Le reste de la journée fut consacré aux dites courses. Les assassins savaient où chercher, aussi trouvèrent-ils ce qu'ils voulaient : vêtements légers pour Soghann, provisions, bière (il fallait bien renouveler les stocks), quelques antidotes et potions pour remédier à certaines facéties du voyage... Au bout de quelques heures à ce régime, les assassins avaient ce dont ils avaient besoin, aussi reprirent-ils le chemin de la maison.

Lorsqu'ils arrivèrent, et posèrent leurs fardeaux à grand renfort de soupirs de soulagement, la boule magique qui figurait le ciel illuminait la pièce des teintes rougeâtres du coucher de soleil.

- Pfiou... Une bonne chose de faite ! On va pouvoir casser la croûte, maintenant, et plutôt bien, vu ce qu'on a ramené !

Soghann souriait d'aise, rien qu'à l'idée de ce qu'ils allaient pouvoir s'enfiler. Semblant se souvenir soudain d'une chose, il fronça les sourciles, et tourna le regard vers la cuisine.

- Tiens, où est Fanaa, au fait ? Fanaa ?