Maison de Soghann & Syld

Le petit rebond du sofa lorsque Soghann y prit place tira un gémissement étouffé à Syld. Le jeune homme se passa une main lasse sur les paupières avant de vriller un regard frustré vers la bouteille vide au pied de la table ; cette fichue bouteille qui n'avait même pas suffi à réellement lui faire perdre conscience. Il regrettait vraiment d'être si bien entraîné à tenir l'alcool.

- Sans blague ?

Sa propre voix résonnait dans sa tête comme des coups de marteau sur une enclume.

- Ngh...

Il ne glissa qu'un bref coup d'oeil vers son compère avant d'enfouir le nez dans le creux de son bras, fuyant la lumière pourtant faible dans la pièce.

- Il aura suffi d'une paire de donzelles échauffées pour te donner l'air... oui, parfaitement crétin. Ca te dérangerait de ranger ton petit nuage rose ailleurs ? Déjà que j'ai l'estomac à l'envers, ça ne va pas arranger les choses...

L'assassin ne se formalisa pas pour autant de la mauvaise humeur de son compère. Déjà qu'il était ronchon au réveil, alors avec une gueule de bois... C'est donc sur un ton amusé qu'il répondit :

- Hé, t'en a payé une bonne partie de mon petit nuage, donc va bien falloir que tu le supporte un moment. Tu t'es fait remballer par toutes les serveuses de ce tripot pour t'être mis une tête tout seul ?

Pointant Syld du doigt, il l'agita tel un garnement ayant fait une bêtise, fronçant les sourcils pour donner l'illusion d'un regard noir.

- Cela ne te ressemble pas, mon petit. Sur ce...

D'une mouvement presque fluide, l'assassin se remit sur ses pieds et soupesa sa bourse d'un air songeur.

- Je vais chercher le petit déjeuner, acheva-t-il en se dirigeant vers la porte.

Syld ne fit pas mine de réagir à la pique de Soghann et ne bougea pas d'un cheveu. En effet, histoires d'hypothétiques serveuses mises à part, cela ne lui ressemblait guère de laisser passer pareille taquinerie sans se rebiffer.

Il ne consentit à lâcher un soupir étouffé que lorsqu'un second rebond moelleux du canapé signala que le Shalos s'était levé.

- C'est ça, du vent...

L'assassin revint peu de temps après, portant de quoi nourrir un troupeau d'affamé : pain chaud, fruits, viandes et pâtisseries propres à satisfaire les goûts des deux assassins. Les accompagnaient plusieurs bouteilles plus ou moins alcoolisées.

- Il était temps de refaire les stocks... Fit le Shalos en déposant son butin sur la table du salon. Apparemment épuisé par ses courses matinales, il s'étala de nouveau sur le canapé, étirant ses longues jambes jusque sous la table afin de la tirer vers lui. Quelques secondes plus tard, il entamait de bon coeur une pâtisserie des plus appétissantes. Le temps d'avaler quelques bouchées, il se mit à deviser de ce qu'il avait entendu dans la rue :

- Le quartier du marché est toujours un bon endroit pour se tenir au courant... Il s'en est passé des choses, depuis notre départ. Tu va me dire, vu ce qu'il s'est passé quand on est parti et la durée de notre petit voyage, le contraire aurait été étonnant...

Une dernière bouchée acheva le gâteau, et une nouvelle vint occuper la main libérée. L'assassin la considéra un instant, l'air de se demander comment elle pouvait bien être faite, mais aussi d'attendre une hypothétique marque d'intérêt de la part de son compère.

Soghann ne semblant pas décidé à lâcher le sofa, Syld consentit enfin à se redresser en position assise. L'odeur pourtant appétissante de la nourriture lui tira un petit haut-le-coeur et il détourna à demi la tête pour tenter d'y échapper. Peine perdue. Et pas moyen de se lever pour s'éloigner : si jamais il se remettait debout tout de suite, il allait à coup sûr piquer du nez sur le carrelage sans autre forme de procès.
Au moins, s'il voulait s'obliger à rester tranquille, il avait pleinement réussi.

Il s'accouda à ses genoux et posa son front dans la paume un peu trop fraîche d'une de ses mains, l'autre étant occupée à masser sa nuque raidie pour être restée trop longtemps appuyée contre le bord du canapé.

- Depuis que nous sommes partis ? Je pensais que tu étais revenu après que je... enfin après l'incident de Faélanir, quoi. Ce... ah, cette mission. J'avais oublié.

Evitant soigneusement de trop regarder du côté des mets qui le narguaient depuis la table, il se renversa en arrière avec un soupir. Il fit un effort pour s'intéresser à autre chose qu'aux idées qui lui tournaient dans la tête comme des ombres enfermées dans un globe magique.

- Et donc ? 'S'est passé quoi de si important ?

- Non, je suis resté à Faëlanir entre ta mort et ta résurrection. Je n'avais pas vraiment envie de rentrer à Shalanos sans toi. Sur le coup, il était nettement plus attirant d'oublier tout ça en se collant une mine monumentale et permanente.

Secouant négligemment sa pâtisserie comme pour écarter ces souvenirs désagréables, l'assassin clotura le chapitre et reprit sur le présent.

- Tu te souviens de la fausse pierre ? L'histoire a entraîné un sacré ménage. Tout ce que Shalanos comptait de traîtres plus ou moins haut placés ont disparu dans des circonstances dont personne ne veut les détails. Du coup, les hiérarchies de toutes les guildes ont été bousculées, et il y a eu de l'avancement en masse. Nombre de pouvoirs ont changé de mains, et la carte des influences n'est absolument plus la même.

Prenant une généreuse bouchée de son gâteau, il conclut en mâchouillant :

- Un chacré coup de pied dans la fourmilière, si tu veux mon avis.

- Tu parles si je m'en souviens...

Syld se massa les paupières du bout des doigts avec une grimace.

- Il avait fallu que ça nous mène devant sa Grandeur... encore.

Sa main retomba mollement par dessus l'accoudoir contre lequel il se carrait presque frileusement.

- Quant au reste, c'était prévisible. On ne peut pas dire que la stabilité des pouvoirs soit un trait marquant de Shalanos... ça serait plutôt l'inverse, si on excepte une certaine personne.

Il secoua la tête avec précaution, comme s'il craignait qu'elle se détache, et marmonna entre ses dents :
- Je commence déjà à me sentir comme un torà en cage. J'avais espéré m'assommer le temps de faire passer ma petite crise de "mal des cavernes", mais...

Avec un soupir mécontent, il reprit le fil de la conversation à voix haute :

- De toute façon, cela ne change pas grand chose pour nous, si ?

L'assassin se passa une main satisfaite sur l'estomac, le regard dérivant sur le plafond.

- Va savoir... J'ignore à quel point la Guilde des Assassins a été chamboulée, mais il est possible qu'une redéfinition des objectifs de la Guilde, et donc de nos missions, soit à l'ordre du jour. On ne le saura réellement que quand on ira faire un tour là-bas pour signifier notre retour dans les affaires...

S'interrompant pour se frotter le menton d'un air rêveur, il reprit :

- Vu que Sentence nous a plus ou moins officiellement donné des vacances, ça m'étonnerait qu'on nous assigne de nouvelles missions avant qu'on se pointe là-bas. Et comme on peut parfaitement vivre sur nos réserves un certain temps... C'est à nous de choisir quand on aura envie de se dégourdir les jambes. Si tant est qu'on nous envoie en dehors de Shalanos.

- Les objectifs de la Guilde... je me demande s'ils étaient déjà "définis" d'une quelconque façon avant. Même en tournant ça dans tous les sens, j'ai toujours trouvé la manière dont les diverses missions étaient acceptées puis attribuées pour le moins nébuleuse.

Syld haussa les épaules avec un soupir contenu.

- Pour les missions, cela ne me manque pas plus que ça. Tailler dans le vif, tout ça... cela ne me manque pas.

Il eut un instant l'air un peu ailleurs, avant de se secouer.

- De toute façon, il me faudra sans doute pas mal de temps pour arriver à composer avec le... les petits effets secondaires imprévus qui semblent survenir lorsque je joue des griffes. Si ça ne s'améliore pas, soit il faudra que j'apprenne à l'endurer le temps nécessaire, soit j'aurai à changer ma façon de faire.

Il renifla avec une petite moue.

- Je vais avoir largement de quoi m'occuper pendant les prochains jours...

***

* Deux semaines plus tard *


Haletant, Syld se laissa choir dans les coussins du sofa. D'un revers de main, il essuya les filets de sueurs qui luisait sur sa tempe et se renversa en arrière, les yeux au plafond.

Ca ne s'était pas vraiment arrangé. A chaque fois qu'il s'avisait d'utiliser son elixia -ou plutôt son mélange d'elixia-, la douleur était cuisante. C'était un peu comme des aiguilles chauffées à blancs piquées directement dans ses nerfs... rien de vraiment agréable, mais il arrivait à la supporter tant qu'il se limitait à de brèves impulsions. Après des jours d'essais, il tenait tout au plus une minute avant de devoir relâcher la pression. Il avait dû tomber dans les pommes une bonne centaine de fois à force de s'acharner pour grappiller chaque demi-seconde.
Une minute, c'était long pour un assassin, mais cela pouvait aussi être très, voire trop court. Tout dépendait des circonstances.

Ce handicap le forçait à optimiser ses mouvements, art qu'il avait souvent eu tendance à négliger. C'était un peu comme être revenu au temps de l'apprentissage sauf qu'il n'y avait personne pour surveiller ses progrès... Enfin, excepté Soghann.

Un grattement du côté de la porte lui fit redresser la tête. Avec une petite grimace -il avait des crampes partout-, le jeune homme se leva et posa un regard dubitatif sur le coin de papier noir de jais qui dépassait sous le battant. Rien qu'à la couleur, il savait d'où le message pouvait provenir.
Il ramassa l'enveloppe et l'examina avec perplexité. Le sceau habituel, mais pour une fois, il y avait autre chose... juste un mot, écrit à l'encre rouge et brillante.

Syld tourna et retourna l'enveloppe cachetée entre ses doigts, les sourcils froncés. Puis, après un haussement d'épaule, il grimpa les escaliers et passa la tête par la porte de Soghann, tout en agitant le plis du bout des doigts.

- Sogh ? J'crois que c'est pour toi. Enfin il me semble. C'est bizarre, d'habitude les messages ne sont pas adressés à quelqu'un en particulier... Ah bah, c'est peut-être une convocation ou un truc du genre. Ils doivent se demander quand est-ce qu'on leur donnera de nos nouvelles. Tssk, ils auraient pu patienter encore un peu !

L'assassin interrompit ses exercices pour se tourner vers la porte. Seulement vêtu seulement d'un léger pantalon noir, son torse nu luisait de sueur. Lui aussi avait passé beaucoup de temps à s'exercer au maniement de sa nouvelle arme, en poussant les possibilités jusque dans les limites possibles de ses réserves d'elixia. A pleine puissance, il parvenait à donner une grande longueur à l'une des lames, au détriment de sa rigidité : il obtenait donc une sorte de fouet court mais mortel, d'autant plus qu'il semblait surgir de nulle part avec la vitesse d'un serpent.

Intrigué, il se saisit de l'enveloppe et la contempla un instant. Sans un mot, il fit sauter le cachet et déplia la lettre. Il la parcourut rapidement, puis la relu, ses sourcils se fronçant à mesure qu'il saisissait la teneur de la missive.

- Effectivement, c'est une convocation à la Guilde. Mais curieusement, ça ne ressemble pas à une mission, sans quoi on nous aurait envoyé directement nos instructions, comme d'habitude.

Il replia la feuille, l'air pensif.

- A moins que ce ne soit quelque chose de vraiment important...

Toujours appuyé contre le chambranle, Syld émit un petit reniflement peu convaincu.

- M'étonnerait qu'ils aillent nous confier quelque chose de "vraiment important" alors qu'on ne leur a pas encore signifié qu'on rempilait. En général, ils ont tendance à tester nos aptitudes sur des affaires relativement mineures lorsqu'un certain temps s'écoule entre deux contrats. Ils vérifient qu'on n'a pas perdu la main, en somme.

Ses doigts gantés se mirent à pianoter sur le montant de la porte.

- Soit ils nous portent en haute estime -va savoir quelles informations les rendent si sûrs d'eux-, soit il y a siairpen sous roche. Et puis je ne me suis pas trompé ? Elle t'est bien adressée ? Ils me croient toujours mort, ou bien... ?

Avec un soupir, il se passa la main dans la tignasse.

- Alors, on fait quoi ? Ou plutôt, tu fais quoi ?

L'assassin froissa la lettre au creux de son poing.

- Pas trop le choix, je vais y aller. Ce n'est pas le genre de convocation qu'on peut refuser.

Le papier disparut et Soghann se mis à toiser Syld en se mordillant la lèvre.

- Peut-être qu'ils te croient encore mort, oui... Mais je ne parierais pas là-dessus. Mais si c'est une mission délicate et qu'on ne requiert pas ta participation... J'ai du mal à cerner l'objectif.

**A moins que la présence de Syld ne menace, pour une quelconque raison, de faire capoter la mission. Mais alors, pourquoi me demander ?**

Gardant le reste de ses réflexions pour lui, l'assassin se mit en devoir de se débarrasser de sa sueur avant de s'habiller comme il en avait l'habitude, de cuir noir, près du corps et sans fioriture.

- Un seul moyen de savoir de quoi il retourne, hé ?

Syld fronça brièvement les sourcils. Il ne faisait pas vraiment étalage de son intelligence -selon lui cela nuisait à son charme- , mais il était loin d'être stupide pour autant.
S'il s'agissait d'une mission, de quel genre de contrat pouvait-il s'agir pour qu'on essaye de le tenir à l'écart ?

Il secoua la tête.
A quoi bon se creuser les méninges à l'avance ? Soghann avait raison : il n'y avait qu'un seul moyen de savoir de quoi il retournait.

Il quitta l'appui du montant de la porte.

- Apparemment il n'y a pas trop le choix, en effet.

Il se détourna pour gagner sa chambre, saluant son compère de la main par-dessus son épaule.

- A tout à l'heure alors. Tu me raconteras... ou pas...

Au bout d'un certain temps, Syld finit par émerger de sa somnolence. Avec une grimace, il se releva et s'étira. Décidément l'angle du muret qui faisait le tour du toit-terrasse n'avait rien de confortable pour piquer un somme...
Traînant des pieds, le jeune homme retourna se placer au centre de la terrasse, tendit une main devant lui... puis la laissa retomber avec un soupir. Non, cela suffisait comme ça pour aujourd'hui. Il avait les doigts complètement engourdis alors cela ne servait à rien de s'écharner.

Il descendit par la trappe et, après un détour par la salle de bain, retourna à sa chambre.
Une serviette humide sur la tête, il s'arrêta devant sa porte sans faire mine de se décider à entrer. Indécis, il se tourna vers celle de Soghann. Lorsqu'il était parti, il l'avait laissée entrouverte. Là elle était fermée. Soghann devait être revenu. L'entrevue avait dû être rapide.

Syld hésita puis fit un pas de côté pour toquer au battant.

- Sogh ?

Restait a savoir comment faire pour Syld. L'assassin posa son poing fermé sur son front. Mettre Syld dans la confidence avait de fortes chances de revenir à faire capoter la mission. Techniquement, il pouvait être faisable de convaincre Earl de disparaître quelque temps, mais il finirait forcément par ressurgir dans les papiers de la Guilde. Et donc l'exposer à la colère des huiles, ce qui n'était pas souhaitable. Et il était peu probable qu'Earl accepte de changer d'identité définitivement.

D'un autre côté, comment laisser son équipier en dehors du coup sans qu'il se doit que quelque chose cloche ? Il pouvait toujours faire qu'il ne se doute pas de la mission réelle avant de vraiment l’exécuter, mais cela risquait d'être délicat.

Avec un soupir, l'assassin se leva et alla ouvrir la porte.

- Ouais.

Tendant la première enveloppe, il fit :

- Double mission. Un obscur trafiquant de parchemin qui doit se terrer quelque part dans le coin. L'autre... Risque d'être plus délicat. Apparemment, il s'agit d'un haut ponte de la hiérarchie Levitis.

Avec un petit sourire, il ajouta :

- Peut-être qu'un séjour dans la ville aérienne calmera ton mal des cavernes ?

Syld considéra Soghann d'un air intrigué. Le Shalos avait l'air... préoccupé ? contrarié ?
Le jeune homme finit de se sécher les cheveux et fit glisser la serviette sur ses épaules.

- Deux missions ? Attribuées en même temps ? Ah ben ça...

Puis il fronça d'avantage les sourcils. Il répéta d'un ton hésitant, comme s'il n'était pas certain d'avoir bien entendu :
- Lévitas ?

Il fit de son mieux pour ne pas trop accuser le coup, mais déglutit avec un petit bruit étranglé.

- Retourner là-bas, je... Tu sais, plus que partout ailleurs, les entrées-sorties sont facilement contrôlées là bas, d'autant plus aisément qu'il n'y a qu'une seule et unique route pour y aller. Et moi je...

Soudain assez agité, Syld tourna les talons et fit quelques pas dans le couloir, avant de refaire volte-face.

- Soghann, il n'y a pas la moindre chance que je puisse entrer à Lévitas sans que certaines personnes en soient informées. Et toi non plus. Ils savent très bien quel genre de relation nous entretenons.

Il se rapprocha de son compère.

- Un haut ponte, d'accord, aucun problème. Mais s'il faut aller à Lévitas pour l'atteindre, je crois que je préfère encore mon mal des cavernes ! C'est suicidaire, cette mission ! A la Guilde ils pensent peut-être que nous pourrons nous y infiltrer plus aisément parce que nous avons quelques "contacts" Lévitis bien placés, mais ça ne suffira jamais ! Mon passé n'a sûrement jamais été divulgué au point d'en arriver aux oreilles de ceux qui gèrent l'attribution des missions. A cause de ces histoires, nous sommes précisément ceux qui ont le moins de chances d'y arriver. Soghann...

Syld secoua la tête.

- Il faut abandonner cette mission. Si la cible quitte Lévitas, très bien. Mais il n'y a pas beaucoup de leurs aristocrates qui daignent descendre "en bas". C'est peine perdue.

Soghann fronça les sourcils au fur et à mesure que son compagnon parlait. A sa conclusion, il haussa les épaules.

- Je suis assez d'accord avec toi, mais honnêtement, je vois mal comment faire pour refuser une mission de la Guilde. Cela revient presque aussi sûrement au suicide, si tu vois ce que je veux dire.

Subitement, l'assassin considéra la lettre concernant le marchand de parchemin.

- Peut-être que celui-là pourrait nous aider... S'il trafique des parchemins de valeur, il a forcément un contact à Levitis.

Syld finit par lâcher un soupir.

- Je vois très bien, oui...

Et, de toute évidence, ce qu'il voyait si bien ne lui plaisait guère.

Il avait surtout beaucoup de mal à simplement envisager l'éventualité de remettre les pieds à Lévitas. Jusqu'ici, il s'était réfugié derrière la certitude rassurante que, de toute façon, on ne lui laisserait jamais la possibilité d'y entrer. Le problème de savoir s'il voulait y aller ou pas ne se posait donc pas. A présent que cette possibilité était remise en cause, il avait l'impression que le contenu de son estomac ne tenait plus vraiment en place.

Faisant de son mieux pour faire à peu près bonne figure, le jeune homme fit mine de s'absorber dans la contemplation de la lettre entre les doigts de Soghann même si de toute manière il n'y comprenait goutte. L'envie de filer le taraudait. Filer, quitter la maison, et aller se terrer... dans une cave. Une cave, oui, très bonne idée. Cette cave. Oui, c'était sûrement la seule façon de calmer son estomac en révolte et... et...

- Quand...

Il se râcla la gorge pour s'éclaircir la voix. Il avait la bouche complètement sèche et était complètement enroué.

- Quand est-ce qu'on part ? Et est-ce qu'on sait au moins où se planque ce fameux trafiquant ?

Soghann fit mine de réfléchir en se grattant le menton, les yeux au plafond.

- Il ne devrait pas être trop difficile à trouver... Quant au départ, disons qu'on se donne une petite journée pour se reposer. A moins que tu ne te sente d'attaque.

Voyant bien que ce n'était pas le cas, il reposa les yeux sur Syld.

- J'ai pas l'impression que tu ai très envie de te pointer à Levitas...

Syld se fendit d'un sourire ironique.

- Finement observé...

Il croisa les bras et haussa les épaules.

- Disons que mon séjour à Faélanir, comparé à Lévitas, c'était une partie de plaisir. Ce n'est pas parce que j'ai appris à vivre avec que la perspective d'y remettre les pieds va m'enchanter pour autant.

Il fixa à nouveau son compère bien en face, presque avec défi, le menton relevé.

- Et ce n'est pas non plus parce que je n'ai pas envie d'y aller que je ne suis pas physiquement "d'attaque". Une journée de plus ou de moins n'y changera rien.

L'assassin haussa les épaules.

- Tu peux toujours m'attendre en dehors de la cité si tu estime que ce sera trop difficile d'y entrer pour toi. En attendant, on devrait commencer par notre trafiquant de parchemin, on verra ensuite quand on se mettra en route.

Histoire de lancer la manœuvre, il se détourna de son compagnon et alla se planter devant son armurerie. Avec méthode, il fit l'inventaire des lames qu'il portait sur lui, en rajoutant ou en enlevant une de-ci de-là. Globalement, il semblait moins s'être chargé qu'à l'accoutumée, se fiant aux deux armes qu'il portait aux poignets pour remplacer efficacement la plupart des dagues courtes, à défaut des couteaux de lancer.

- Mais je t'ai dit que pour toi aussi ce serait...

Syld réprima une exclamation de frustration et se détourna en levant les mains, comme s'il rendait les armes face à pareille obstination.

- C'est ça, allons étriper ce malheureux petit trafiquant. Apparemment on t'a donné assez d'indications pour que tu saches où mettre la main dessus. Ca, pour une mission facile...

Il secoua la tête avec une moue. C'était tellement simple qu'il y avait forcément une épine quelque part. La seconde mission, sans doute. Un haut ponte Lévitis ? Mais qui...

Il se mordit la lèvre puis haussa les épaules.
Ah, il devenait paranoïaque. Il ne dormait vraiment pas assez, ces derniers temps... Son cerveau recommençait sans doute à lui jouer des tours.

- ... et va falloir que je limite les drogues, aussi, marmonna-t-il pour lui-même tout en ressortant de la chambre.

Il reprit à voix haute :

- Je vais chercher deux ou trois affaires.

Finalement, quitter la cité n'était sans doute pas une mauvaise idée. La panoplie de "divertissements" qu'offrait Shalanos était décidément trop étendue, trop accessible. Il n'y avait qu'à tendre la main.
Peut-être que prendre l'air lui ferait du bien. Peut-être. Enfin c'était à espérer.