Nolad - plaines

C'était peut-être la chanson, ou alors d'avoir vu Earl. A moins que ce ne fut ce qu'elle avait dû dire, ou la voix spécialement douce qui la berçait. C'était probablement un mélange de tout cela. Elle avait voulu tenir ses émotions à distance et s'était absorbée dans une prière, mais Kyara l'avait tirée de son recueillement et maintenant l'émotion la submergeait. Elle frissonna et cacha son visage dans ses mains.

- Je danserai pour toi quand tu le voudras, bien sûr.

*Mais ne t'arrête pas de chanter, je suis si fatiguée ...*

Le dragonnet leva le museau, il posa la tête sur le creux que formait la taille de Mellyna toujours endormie.

-Ah les humains ! Vos parades sont toujours si compliquées.

Il faillit ne pas réfléchir d'avantage, mais le jeune homme avait fait l'effort de considérer ses problèmes, il pouvait faire de même. Il reprit donc de sa voix grondante dans la langue du désert :

-Le choix est simple, si tu veux récupérer la petite femelle qui danse, il faut que tu la suives et que tu refasses ta cour avant qu'un autre mâle ne le fasse. Si tu ne le veux pas... Et bien, tu es libre.

Il laissa un petit moment s'écouler avant de reprendre.

-Pour ma part, je préférerai que tu escortes Melly jusqu'à la forêt. Elle ne dira rien à personne. La petite danseuse est inquiète pour l'oiseau bleu et les autres ne la connaissent pas. J'ai peur qu'ils ne se rendent compte de son état que trop tard et n'en soient pas plus efficaces.
J'aurais une dette envers toi bien entendu.

Elle sentit une chaleur au niveau de sa poitrine et ouvrit les yeux en se redressant. La pierre de soleil s'était mis à briller et des fleurs qui n'existaient pas quelques instants plus tôt avaient éclos autour des filles et dansaient gentiment dans l'air du soir.

Fanaa n'en croyait pas ses yeux, elle était partagée entre l'émerveillement et l'incompréhension.

- Kyara ? Mais comment as-tu fait cela ?

Tournant la tête vers la shalos, elle croisa son regard. Un regard aux iris vert forêt. La violoniste n'avait pas vraiment changé mais ses traits s'étaient adoucis. C'était elle, mais ce n'était pas elle.

Les yeux sont le miroir de l'âme.

- Qui es-tu ?

- Oh, suffit avec ces histoires de dettes ! rétorqua Earl, excédé.

Il finit par quitter le fauteuil qui lui faisait l'effet d'être tapissé de charbons ardents et se mit à aller et venir aussi furieusement que possible en étouffant le craquement de ses bottes neuves.

- Je ne veux plus de cette "femelle qui danse". Ses états d'âme larmoyants et ses volte-face incessantes m'insupportent. Et puisqu'elle semble avoir pris son parti, encore que je la soupçonne de s'auto-encourager avec un argument stupide du genre "pour le protéger", soit ! Je souhaite bon courage à "l'autre mâle" qui en voudra pour autre chose que le divertissement entre deux draps.

La colère avait fait retomber les quelques couleurs qu'il avait pu reprendre comme un fard trop sec.

- Et je saisis très bien tes inquiétudes. Un groupe comprenant une indécise chronique sans une once de bon sens, une fille apparemment à demi-folle, une Shalos exagérément joyeuse qui attend généralement qu'une des autres lui dise quoi faire et une taciturne qui n'en diffère que par la surface de peau qu'elle expose et son absence d'entrain... et connaissant Mellyna, elle tenterait malgré tout de materner tout ça en achevant de s'épuiser.

Il s'immobilisa pour fixer le reptile bien en face.

- Comprenons-nous bien. Mellyna était disposée à me suivre jusqu'à la forêt bien que cette idée lui répugne au plus haut point. Très noble et généreux de sa part. Mais, bien que je l'apprécie énormément, je ne suis pas certain de pouvoir faire preuve de la même abnégation en supportant la compagnie d'une personne qui vient de me dire "tu peux aller voir ailleurs" en ne trouvant même pas le courage de le faire sans se justifier avec des raisons d'une incroyable bêtise.

Le jeune homme reprit sa respiration et se passa une main sur la figure avant de poursuivre un peu plus calmement :
- De toute évidence elle ne désire pas faire part de son état à qui que ce soit cependant le plus simple serait encore qu'on mette les personnes qui l'accompagneront au courant. Je doute que l'équipe des jouvencelles soit capable de donner le change par la suite, mais peut-être que par miracle cela les inciterait au moins à faire montre de plus d'efficacité... ou elles ne feraient que se précipiter en commettant encore plus de bourdes, acheva-t-il tout bas pour lui-même.

Le dragon avait suivi les allers-retours d'un œil amusé.

-C'est pourtant ainsi que fonctionne le monde. Si quelqu'un ne veut pas faire ce que tu veux et que tu n'es pas assez fort pour le contraindre : tu lui promets quelque chose en échange.
En quoi est-ce si bizarre ? Toi qui ne croit pas en l'abnégation bête et naïve dont font preuve ces jeunes filles ?

Mellyna remua une nouvelle fois dans son sommeil, le petit dragonnet dû quitter son "coussin" pour ne pas se faire écraser et voleta jusqu'à l'autre extrémité du lit.

-Certes, et je les préviens comment ? En venant ronronner à leurs oreilles ? Si tu ne veux pas les accompagner, pourrais-tu au moins le leur dire ?

Il passa sur les arguments de leur séparation, ça ne l'intéressait décidément pas. Mellyna en parlerait avec lui à son réveil. Si le lévitis n'était pas déjà reparti vers le désert.

- Ce n'est pas bizarre. Cela m'ennuie dans le sens où ce n'est pas un acte que j'accomplirais dans l'espoir d'une récompense. Inutile donc de tenter de me forcer la main en agitant ce genre de carotte. Certaines choses ne devraient pas être monnayables.

Earl se massa la racine du nez avec un gros soupir.

- J'ai utilisé le pronom "on", pas "tu". Evidemment que c'est moi qui transmettrais le message.

Il s'assit sur le rebord de la fenêtre.

- Oh, et à moins que je ne me trompe, tu comprends très bien le langage commun. L'articulation est certes assez différente par rapport à la langue du désert, mais tu es capable de former les sons de manière correcte.

Il se gratta l'oreille avant de reprendre :
- Alors à moins que je ne sois le seul à pouvoir percevoir ces sons, rien ne devrait s'opposer à ce que tu parles avec n'importe qui, si ?

Le dragonnet s'agita légèrement sur le lit et concéda de mauvaise grâce :

-Je le comprends mais il me manque certaines fréquences pour pouvoir m'exprimer parfaitement. Et je ne souhaite pas communiquer avec n'importe qui.
C'est un honneur que nous ne faisons pas au premier venu.

La première personne du pluriel lui était venu avec un air un peu snob qui aurait convenu à un dragon imposant, mais qui était assez risible sur un lézard.

-Enfin, je te remercie de faire passer le message.

La conversation ayant duré assez longtemps à son goût et ayant obtenu une parite de ce qu'il voulait, il repartit se blottir contre le ventre chaud de la dédrane.

La demoiselle sourit à Fanaa, elle ne répondit pas, une brise passa et les yeux redevinrent vairons, pourtant, Fanaa et Kyara sentirent comme une invitation à aller vers la forêt...

La shalos cligna plusieurs fois des yeux :

- Je... Qu'est ce qui c'est passé ?? Je me rappelle être entrain de chanter, cette voix est venue remplacer la mienne puis... Plus rien...

Elle secoua la tête et regarda les fleurs

- La chanson... Elle parle d'un serpent noir et d'une fleur sauvage...

La violoniste sentit son tatouage se mettre à chauffer, juste quelques secondes comme si lui aussi répondait à ce qu'il venait de se passer.

- Je crois que cela parle d'un amour interdit... Entre la fleur et le cobra...

Fanaa resta interdite par ce qui venait de se passer. L'inconnue aux yeux verts avait échangé un regard de connivence avec elle ?! Et sans qu'elle parle, son message avait été clair : la forêt.

- Et bien tu chantais, oui et ensuite ...

La Danseuse mit sa main devant sa bouche et pâlit un peu. D'une voix étouffée :

- Excuse moi ... je reviens ...

Se mettant debout, elle quitta le nid de fleurs pour aller s'isoler et se cacher plus loin. Barbouillée. Un peu trop de chevauchée pour la journée peut-être ?

Au bout de quelques minutes, l'atmosphère de la pièce en bas était redevenue bruyante. Les éclats de voix gagnèrent l'étage quand un groupe monta déposer ses affaires.
Le bruit finit par tirer la dédrane de son sommeil. Elle s'assit d'un coup sur le lit, de belles traces d'oreiller sur la joue, de petits yeux, la chemise défaite et les cheveux en bataille.

-Que ? Où ? Fit-elle, complétement perdue.

Son premier réflexe fut de vérifier la présence de ses sabres à son côté. Puis elle repéra le dragonnet, qui avait roulé sur ses genoux, et le jeune homme dans le fauteuil. La connexion finit par se faire dans son cerveau.

-Ah, Earl, bonjour.

Son regard erra vers la fenêtre, le soleil avait commencé à se coucher depuis un moment déjà et le ciel se teintait de rouge, ses yeux s'agrandirent de surprise.

-J'ai dormi tout ce temps ?

Un pli d'inquiétude barra son front.

-LEs filles ne sont toujours pas arrivées ?

Earl avait commencé à somnoler et sursauta lorsque Mellyna lui adressa la parole.

- Hrf, bonsoir. Et si, elles sont arrivées... enfin, juste une partie de la troupe, allez savoir pourquoi. Comme si on n'avait pas eu assez de problèmes avec le groupe qui se disperse tout au long de la journée.

Il se redressa, un peu chiffonné lui aussi et l'air d'assez méchante humeur.

- Enfin, vous pourrez toujours leur demander si cela vous intéresse. Ma présence n'étant semble-t-il plus souhaitée ou nécessaire, je m'en fiche royalement. Elles devraient être en bas. Ah, et vous devriez en profiter pour prendre un repas digne de ce nom tant que c'est possible.

La dédrane fronça légèrement les sourcils avant que la lumière ne se fasse :

-Vous, vous vous êtes encore disputés avec Fanaa...

Elle remit rapidement de l'ordre dans ses cheveux et dans sa chemise.

-Vous ne voulez pas descendre manger avec moi ? On pourrait essayer de mettre les choses au clair ?

Mellyna enroula le dragonnet autour de son cou avant de se glisser hors du lit.

- Disputé ? Nullement. Comme je l'ai dit, elle m'a aimablement signifié que je pouvais vaquer à mes occupations ailleurs.

Il croisa les jambes en se carrant dans son siège.

- C'est assez clair, il me semble.

Il se massa la tempe du bout de l'index avant de reprendre avec cynisme :
- Alors à moins que vous n'ayez l'intention de me déloger de ce fauteuil pour me traîner de force en bas...

Kyara était resté un peu désappointé par ce qu'il venait de se passer... Elle secoua la tête pour se remettre les idées en place quant on vint la prévenir que les repas était prêt. Elle se leva donc, s'étira et regarda le soleil se tinter de rouge

- Hé bin on est pas prête de retourner à l'autre camp, marmonna-t-elle, je crois qu'on est bonne pour passer la nuit ici... Enfin on verra...

- Fanaa ? appela-t-elle doucement, On ferrait mieux de rentrer se mettre au chaud, et le repas est servi, je sais que tu ne voulais pas manger mais j'aimerais quand même que tu manges un peu chaud ou s'ils ont un thé au citron ça te fera du bien à l'estomac...

Mellyna leva un sourcil ironique :

-C'est un défi ?

Elle secoua la tête.

-Bon, j'arrête de vous embêter. Pensez juste à ne pas vous laisser mourir de faim. Vous voulez que je demande à la serveuse de vous monter un plateau ? Un petit plateau ?

Visiblement, elle ne tirerait rien de plus du jeune homme qui boudait. La dédrane refusait de croire que la danseuse avait fait cela. Ou en tout cas, qu'elle l'ait fait sans raison. Elle lui demanderait au passage. Tout d'abord savoir si elles allaient bien et si elles avaient retrouvé Adweliwen.

Elle descendit donc seulement accompagnée du dragon dans la salle commune. Où elles n'étaient pas, elle chercha donc à l'extérieur. Elle faillit percuter la serveuse qui rentrait juste à cet instant.

-Toutes mes excuses. Fit-elle avec un sourire avant de reprendre sa route.

Mellyna trouva la shalos debout au milieu d'un cercle de fleurs.

-Kyara, bonsoir. Comment allez-vous ?
Vous avez retrouvé Adweliwen ? Où sont Fanaa et Yamana ?

La Danseuse entendit la voix de Kyara et baissa la tête. L'idée d'aller s'enfermer entre 4 murs et respirer un air vicié empli de senteurs de sueur rance ne ne la charmait guère. Mais si Kyara voulait aller au chaud, elle ferait cet effort pour elle. Mais elle ne mangerait pas, ça non.

Fanaa se remit debout et entendit la voix de Mellyna. Malgré elle, elle sourit et se précipita hors des fourrés pour sauter au cou de la Dedrane.

- Melly ! Je suis là. Oh je suis contente, Earl ne voulait pas nous laisser te voir j'étais inquiète !

Mellyna eut juste le temps de voir la danseuse sortir des buissons et de se préparer à la réception de la jeune fille. Elle la porta sans peine, rendit son étreinte à Fanaa avant de la reposer à terre.

-Il ne fallait pas te faire de souci. Je me reposais voila tout. Je pensais qu'Earl me réveillerait à votre arrivée mais il n'a pas dû oser... Désolée d'avoir dormi si longtemps.
Je vois que ta jambe va mieux. Je suis rassurée que tu ais pris le temps de te soigner avant de venir nous chercher.

Sans se départir de son sourire, elle invita d'un geste les deux femmes à la suivre à l'intérieur.

-Je ne sais pas vous mais moi, je meurs de faim ! Vous me racontez tout ce qui c'est passé autour du repas ?

La gardienne prit la main de la danseuse et entra dans l'auberge bruyante.

Avant qu'elle ait eu le temps de dire ouf, elle était attablée avec ses deux compagnes. Les deux repas qu'avait commandés Kyara arrivèrent pile à ce moment-là et Fanaa poussa le sien vers Mellyna pour se commander un thé au citron, ainsi que l'avait conseillé la shalos.

Fanaa croisa les chevilles, posa ses coudes sur la table, croisa ses mains au-dessus de la tasse fumante, y posa son menton et commença à relater ce que Mellyna avait manqué. Les retrouvailles d'Adwel, la rencontre avec les deux Dedranes qui allaient faire un bout de chemin avec la petite troupe, l'arrivée à la mauvaise auberge, le soin de Brynn, son indication de chemin et l'arrivée ici. Elle hésita à parler de la nouvelle capacité de la violoniste à faire pousser les fleurs et décida que c'était à la principale concernée de l'évoquer si elle le souhaitait.

- Voilà, donc tout le monde va bien de notre côté. Je suis venue ici pour te rassurer sur ce point et ... comment dire cela ...

Fanaa se redressa, regarda le plafond, baissa les yeux vers Mellyna, avança le bras pour lui prendre la main, ouvrit la bouche, ne dit rien (boule dans la gorge), referma les lèvres, baissa la tête, ferma les yeux bien fort.

- Je te prie de m'excuser.

Relevant le visage, elle plongea ses yeux vairon dans les iris turquoises de Mellyna. Son coeur battait douloureusement dans sa poitrine. Il n'y avait plus trace du ton léger qu'elle avait pris jusque là.

- Ton image en larmes ne me quitte pas et c'est à cause de moi que tu as pleuré. Parce que j'ai voulu vous garder près de moi sans réfléchir plus avant. Ce voyage au Ternaël te rend malheureuse et donc je te rends malheureuse. Ce n'est pas mon souhait, tu sais. Tu as accepté de venir pour suivre Earl, j'y ai beaucoup pensé alors je lui ai rappelé qu'il n'avait pas vraiment de raison de venir, lui, si ce n'est ma stupide et égoïste demande. Je voulais le garder non loin de moi, mais ce n'est peut-être pas ce qu'il faut. Je n'ai pensé qu'à moi et j'ai eu tort. Alors je veux réparer mes erreurs et penser à vous. Je lui ai dit qu'il n'était pas forcé de venir, et je crois que ça l'arrange, comme ça, toi qui le suis partout, tu n'as plus de raison de te forcer à me suivre dans un lieu qui te rend si triste. Vous pouvez rester ensemble ! C'est ce que je suis revenue te dire : vous pouvez rester ensemble et aller dans un endroit de votre choix, moins dangereux et qui ne te fera pas pleurer.

Cela méritait une chute, une conclusion. Fanaa ajouta maladroitement, car il se passait énormément de choses ces derniers temps, dans la réalité et sous son crâne, et qu'il n'était pas aisé de songer à tout et de faire ce qui serait le mieux pour chacun :

- C'est bien, non ?

Sa voix comme son regard s'étaient faits suppliants. Elle aurait voulu être plus sûre d'elle-même, mais ce n'était pas le cas. Car on ne peut jamais être dans la tête de l'autre.

La dédrane voulut refuser le plat, la danseuse n'entendit rien. Elle commanda donc de la viande pour le dragonnet et commença à manger en écoutant l'histoire de Fanaa. Elle fronça les sourcils sur la dernière partie, mais ne l'interrompit pas.
C'est quand elle eut conclu que Mellyna posa ses couverts et saisit une des mains de la jeune fille.

-Ma douce, commença-t-elle de sa voix maternelle, tu es trop gentille. Je suis désolée d'avoir craqué, ça m'arrive trop souvent ces temps-ci et cela t'a rajouté des soucis inutiles. C'est juste la fatigue, efface cet épisode honteux je t'en prie.

Ce qui n'est pas bien, et je pense que c'est ce qui a vexé Earl, c'est que tu interprètes nos comportements et tires des conclusion sans en discuter avec les personnes concernées. C'est très attentionné de ta part, mais cela mine ta relation avec lui. Il ne veut pas que tu le couves, il veut, enfin de ce que j'ai cru comprendre, une relation d'égal à égal avec toi. Où vous discutez et débattez. Réfléchis, s'il t'avait sorti ce que tu lui as dit, ne te serais-tu pas sentie bête et inutile ? Il a vécu ton choix comme si tu le repoussais. Il est venu pour toi, tu le dis toi même : quelles autres raisons avait-il de venir ?

J'avoue que la phrase "vous pouvez rester ensemble" m'attriste. J'ai l'impression que tu te fais des idées alors je voudrais éclaircir ce point. Nous sommes tous adultes et pouvons assumer si quelque chose se passe ou si nos sentiments changent. Tu m'as demandé de veiller sur lui, au passage je ne le lui ai pas dit, c'est pour cela que j'ai trouvé plus sage et plus économique de prendre une seule chambre. Je ne suis pas en train de te voler ton compagnon Fanaa. Tu ne devrais pas abandonner alors qu'il n'y a rien. Je ne nie pas que je l'apprécie, il est charmant, intelligent et attentionné, mais je ne l'ai jamais vu autrement qu'un frère sur lequel veiller.

Mellyna reprit son souffle le temps que la serveuse apporte l'assiette de viande crue, regarda avec amusement le dragonnet se trainer jusqu'à elle et commencer à tout engloutir.

-C'est adorable de te soucier de nous mais pense un peu plus à ce que tu veux, sinon les gens ne comprendrons pas tant de gentillesse et interpréterons mal tes intentions. Tu as le droit d'être égoïste de temps en temps et demander de l'aide ou de la compagnie est normal. J'ai été flattée que tu veuilles que je t'accompagne, je pense qu'Earl aussi.
Pour ma part, certaines circonstances font que je vais devoir regagner Ternael au plus vite. Alors ne te prend plus la tête avec ça je te prie. Je vous accompagne.

Elle déposa un baiser léger sur la main pâle de la danseuse.

-Je suis désolée de te faire un pareil sermon, je sais que tu n'es plus une enfant. Vois ça comme un conseil de grande sœur. Fit-elle en riant.

La Danseuse restait tendue.

- Je ne vois pas cela comme un sermon et quand bien même, même ceux qui ne sont plus des enfants peuvent en mériter parfois. Je ...

Elle se passa une main dans les cheveux.

- Je te remercie de me dire tout ça. Je ne voulais pas le vexer, ni toi, mais en parler directement ... enfin c'était délicat de venir vous demander si vous ... enfin si vous partagiez des sentiments ... enfin ... vous m'auriez dit que ce n'était pas mes affaires et ça aurait été un peu vrai. Bon. D'accord, tu n'as pas de sentiments pour lui mais lui ... elle sourit tristement ... il te parle, il rit avec toi, il te respecte, il te traite comme une vraie personne et il veille sur toi. Le voir agir ainsi avec toi m'a fait mal. J'ai été jalouse et je m'en excuse. Seulement à voir c'était ... à Fedoran il m'a abandonnée pour courir immédiatement vers toi et être heureux. Il y a de quoi en être blessée. Enfin c'est du passé tout ça.

Un passé encore présent.

- Mellyna, je voudrais essayer de t'exposer ma façon de penser et avoir ton avis tu veux bien ? Kyara bien sûr tu peux donner le tien aussi.

La Danseuse se réinstalla mieux sur sa chaise, but une gorgée de thé puis reposa la tasse et joignit les mains sur la table.

- Cette histoire avec toi n'est pas la seule raison pour laquelle je suis allée le trouver. Si je suis allée le voir, c'était parce que je voulais être sure qu'il venait de lui-même et parce qu'il en avait envie. Je voudrais éviter que plus tard il rejette la faute sur moi. Bon. Je vais essayer d'être le plus claire possible.

Elle sourit et désigna sa tempe.

- Ce n'est pas si facile, ça tourne beaucoup là-dedans et sans s'arrêter !

Elle prit son souffle en tremblant un peu. Elle était trop tendue et d'une nervosité trop forte.

- Selon moi, Earl a la forme d'un homme et son timbre de voix, mais quoi qu'il en clame, il est un gamin. Un gamin capricieux. Cette façon d'être est sûrement due à une enfance où sa mère n'a pas su jouer son rôle. Alors Earl réclame de l'attention, beaucoup d'attention, toute l'attention du monde en fait. Il en a besoin pour compenser celle qu'il n'a pas eue alors qu'il était enfant. Alors je lui donne mon attention, et ce n'est pas facile car il peut facilement s'énerver si je m'occupe trop de lui et m'accuser de le materner, tandis que si je le laisse un peu pour penser à quelqu'un d'autre il me le reproche aussi. Trouver un équilibre, n'est vraiment pas facile. Pourtant j'essaie. Et lui il crie. Je suis son exutoire et je l'accepte. Parce que quoi qu'il fasse ou qu'il ait fait, malgré certaines paroles ou attitudes injustes, je continue de l'aimer et de vouloir bêtement qu'il soit à moi et rien qu'à moi. Alors même quand il me repousse, ou même quand je m'éloigne pour laisser passer l'orage, je reviens après. Je reviens toujours. Parce que ...

Elle haussa les épaules.

- Parce que je suis fidèle. Et que je pense à lui. Seulement ça ne marche pas parce que ... je ne sais pas trop en fait. Sûrement parce que nous ne nous comprenons pas. Les quelques fois où nous essayons de discuter et qu'il ne crie pas, il n'entend pas ce que je dis, il ne me comprend pas. Et je devine que je ne le comprends pas non plus. A croire que nous ne parlons pas la même langue. Mais c'est normal, enfin je crois. Nous n'avons pas les mêmes notions, pas les mêmes codes. Il est un noble Levitis quand j'ai été une ... putain à Fedoran. On ne choisit pas. En plus il n'a pas d'expérience en histoire d'amour et il n'a pas vraiment envie d'apprendre. Tandis que moi ... qu'est-ce que j'ai moi ? Je sais faire l'amour mais à part ça ? Il ne discute pas avec moi, il ne me trouve pas intéressante parce que nos points de vue divergent toujours. Alors je pensais que ça pourrait être intéressant de confronter nos certitudes, ça permet d'apprendre et de compléter ce que l'on sait déjà. Mais il ne veut pas. Un autre point de vue que le sien -du moins quand c'est mon avis toujours- l'insupporte.
D'ailleurs j'ai souvent l'impression que tout l'insupporte chez moi, ma voix, ma façon d'agir, de réagir, mes mots, le fait que je respire. Cela vient peut-être du fait que je l'aie vu en position de faiblesse plus d'une fois et que je l'aie aidé. Earl est très fier après tout. Moi je m'en fiche, je n'ai pas à le juger là-dessus, il est humain après tout. Il peut se tromper ou avoir des moments durs comme tout le monde, mais je devine que ça le dérange que je l'aie vu ainsi. Il juge tellement durement toutes les personnes qui passent -sauf toi Melly- qu'il doit songer que tout le monde fait de même. Ce qui est faux.

Mais il n'y a pas que ça.

Elle but une autre gorgée.

- J'ai des envie et j'ai un rêve en ce qui le concerne. Quelque chose que je garde caché dans mon coeur. Et même lorsqu'il n'y a plus d'espoir, j'y pense...

Melly, tu as passé quelques semaines avec lui et tu as bien vu qu'il a la faculté d'attirer les ennuis. Si il y a une crevasse, elle sera pour lui, surtout si au fond il y a un pieu qui pointe ou une bête prête à le mâchonner. Il a besoin d'énormément d'attention. Il faut s'occuper de lui, le soigner, le remettre sur pieds, s'inquiéter pour lui, cela bien qu'il s'en défende. Par contre lui ne s'inquiète pas vraiment pour les autres. Il préfère laisser ce souci à autrui. Ce qui le rend ... pas toujours très gentil.
Enfin ce que je voulais dire c'est que lorsque nous avons quitté Fedoran, j'imaginais que le chemin jusqu'à la forêt serait ... bon peut-être pas "simple" mais je ne m'attendais pas à quelque chose d'aussi dangereux. Taymir a fui. Feyn s'est fait piétiner. Earl, par chance, s'est contenté d'une entorse. Peut-être que Feyn étaiit plus poissard que lui ? Toujours est-il que si il vient, il pourrait être le prochain à être sérieusement blessé ou malade ou ... et je n'ai pas envie qu'il lui arrive tout ça moi ! C'est pour ça que je ne veux pas l'entraîner là-dedans contre son gré. Il faut qu'il soit vraiment sûr de vouloir venir parce qu'il y a des risques. Ce n'est plus, comme je le croyais, une sorte de "balade", c'est bien plus sérieux, il y a Adwel qu'il faut guider et ramener et qui a besoin d'attention elle aussi car elle est malade. Ce qui veut dire que je vais devoir donner beaucoup de mon attention à Adwel, donc je ne pourrai pas en donner la totalité à Earl. Et ça ne lui plaira pas. Et il s'éloignera pour me punir de ne pas avoir ce qu'il veut. Et il ira se consoler dans tes bras. Parce qu'il y est bien. Tout le monde y serait bien. Et je serai triste. Et j'aurai du mal à me focaliser sur ce que j'ai à faire.

Fanaa croise les bras sur la table et y cacha sa tête.

- Mais là encore je tiens un discours égoïste. Je veux Earl, je veux qu'il me regarde, qu'il me parle et qu'il me dise "c'est bien ce que tu fais". Je ne serai jamais tranquille tant qu'il ne m'autorisera pas à exister, tant que son attitude restera un reproche permanent. Plus ça va, moins je sais quoi faire et plus j'échoue à le contenter. C'est comme une malédiction.

Et je suis sure que je ne suis pas claire et difficile à suivre. Je veux Earl, mais pour espérer réussir à le regagner, ce serait un travail à plein temps, un travail de patience infinie. Sauf qu'Adwel a besoin de moi et donc je ne peux pas donner tout mon temps à Earl. Et lui a besoin de toute mon attention. ce que je ne vais pas être en mesure de lui apporter ces prochaines semaines. Je suis déchirée. Mais j'essaie de penser avec la raison plutôt qu'avec le coeur et la raison me dit qu'Adwel étant malade, je dois lui donner la priorité. Je ne pourrai m'occuper de moi, et donc de lui, que lorsqu'elle sera en sécurité chez ses parents. Seulement il n'attendra pas jusque là. Il ne m'attendra pas ...

Elle soupira sans sortir la tête.

- C'est là tout ce qui me trotte dans la tête. Tout tourne autour de lui. Toujours lui.

Earl. Nereyn. Nereyn. Earl. Celui qui se détourne avec une facilité déconcertante. Qui est un champion pour ignorer ce qui l'ennuie. Qui piétinait son coeur et restait pourtant le seul à y avoir une telle place ...

- Je suis désolée...

La dédrane se gratta la tête pensive. Cela faisait beaucoup d'information.
Fanaa avait vendu son corps ? Ils ne s'étaient jamais entendus ? Mellyna commençait à se demander comment les deux jeunes gens s'étaient rencontrés. Donner son avis, d'accord mais sur quoi ? Elle hésita un moment avant de se lancer. Elle passa une main dans les cheveux de la danseuse.

-C'est difficile de comprendre ce qui vous lie. Quand tu parles de lui, de la façon dont il te traite, je ne le reconnais pas. Quand il parle de toi, parfois, je ne te reconnais pas non plus.
Je ne comprends pas. Ce n'est pas tellement que vous ne vous comprenez pas. J'ai l'impression que vous ne vous voyez pas... Vous avez un souvenir en commun ? Un évènement, une personne ? Je peux me tromper mais c'est comme si ce qui vous lie vous empêche de vous voir.
S'il est comme cela avec toi comment peux-tu l'aimer ? Tu me décris quelqu'un d'horrible !
Tu es sûre qu'il te demande tout cela ? Tu ne peux pas te préoccuper de quelqu'un entièrement. Je le répète que ce soit pour Earl ou pour Adweliwen : tu dois penser aussi à toi !

Elle eut un blanc. Cela ne dura que la moitié d'une seconde, mais la douleur fut fulgurante.

-Euh, du coup je me suis un peu perdue... Quelle est ta question ?

Le regard que Fanaa posait sur la Dedrane se fit plus aigü et elle resta quelques instants silencieuse, ne laissant deviner à quoi elle pensait. Puis au lieu de répondre à la question posée, elle demanda de but en blanc :

- A quelles circonstances faisais-tu allusion quand tu as dit devoir regagner le Ternaël au plus vite ?

Mellyna grimaça, elle aurait dû se douter que la danseuse, qui faisait attention à tout sauf à elle-même, finirait par s'en rendre compte. La dédrane ne pensait pas que ce serait si tôt. Comment ne pas lui dire ? Fanaa s'inquiétait déjà pour Earl et Adweliwen.
La gardienne ne pouvait pas réfléchir trop longtemps où cela serait suspect. Mais elle n'était pas une experte en mensonge et cela ne s'improvisait pas.
Ce fut le dragonnet qui lui souffla à temps la solution.

*-Dis lui que la forêt te rappelle et que tu ne peux pas lui dire pourquoi. Que ce n'est pas ton secret, tout simplement.
-Tu es parfait ! Merci !*

Elle n'hésita pas une seconde et répéta la déformation du reptile. Ce n'était pas vraiment un mensonge, pas vraiment. Cela lui permit de mentir très convenablement.