Nolad - plaines

Mellyna ne s’offusqua même pas de la réaction d'Earl : elle commençait à s'habituer à ce qu'il soit systématiquement sur la défensive. Et puis c'était vrai que cela ne la regardait absolument pas.

-Venant de vous ça ne m'a même pas effleuré l'esprit. Vous n'avez pas l'air de chercher ni aide ni compassion, alors vous faire chouchouter... Ma question était plutôt, est-ce réversible ?

Elle le laissa expliquer son problème, attentive elle essaya de tout saisir, même si l'elixia restait quelque chose de très théorique pour elle. La dédrane avait toujours soif d'apprendre de nouvelles choses, en cela elle était très proche de Fanaa.

-... mais vous vous êtes retrouvé embrigadé dans cette histoire. Conclut-elle.
C'est déjà bien s'il vous reste de l'elixia, vous pourrez certainement la recontrôler un jour.

Un éclat de rire tonitruant partit de la table voisine, quand ils purent de nouveau s'entendre, elle ajouta :

-Qu'allez-vous faire maintenant ? Suivre Fanaa, si elle retrouve Adweliwen et qu'elle avait de bonnes raisons de partir, ou la convaincre de retourner dans le désert avec vous ?

- Maintenant...

Il fit osciller le liquide dans son verre, pensif.

- Concernant Fanaa, tenter de la convaincre ne serait qu'une perte de temps et d'énergie. Même quand elle demande si on est d'accord ou non à propos ce qu'elle décide, elle n'en fait qu'à sa tête.

Le menton calé dans la paume, il poursuivit plus lentement :
- Quant à la suivre... en vérité l'objectif final de cette équipée m'importe assez peu. Cela me gène d'avantage pour le reste du groupe qui pourrait être amené à prendre des risques parfaitement inutiles. A chaque fois que j'y réfléchis sans être... perturbé par... l'aspect charnel d'une telle relation, je me demande juste "pourquoi ?". Et j'ai aussi la désagréable impression qu'à chaque sottise supplémentaire, je pourrais en venir à ne plus ressentir que du dégoût. Je ne sais quel genre d'être humain de telles pensées peuvent faire de moi, mais il n'empêche qu'elles sont là.

Earl termina sa boisson d'un trait et réprima un petit frisson.

- Pour faire court, plus le temps passe et moins je sais quelle décision prendre. Alors dans l'immédiat, autant attendre de voir si elles vont venir ici, à combien, dans quel état, et avec quels projets en tête. J'espère simplement que j'aurai d'avantage de certitudes à ce moment-là.

Des tintements provinrent de la table des voraces tandis qu'il raclaient leurs poches à la recherche de quoi payer leur festin. Le plus lettré de la bande -qui se trouvait être le plus aviné- tentait vaille que vaille de déterminer la part de chacun et, comme il arrive souvent, chacun commençait à s'indigner du nombre d'assiettes ou de verres consommés par le voisin. Le ton n'allait pas tarder à monter et l'aubergiste reposa son torchon sur le comptoir, inquiet.
La serveuse décida qu'il valait mieux s'occuper ailleurs et s'empressa d'aller reposer son plateau.

- Ah, il me semble que la demoiselle vient par ici. On va peut-être enfin pouvoir se pencher sur cette foutue cheville...

Mellyna se redressa un peu sur sa banquette. Le mot "dégoût" l'avait faite plisser le nez mais elle se garda de juger.

-Je ne comprends pas pourquoi vous vous sentez si concerné par les conséquences de ses actes. Je pense que vous tenez tout simplement à elle. Pas pour ses prises de décisions clairvoyantes mais pour ses autres qualités.
Enfin les relations sont souvent des choses compliquées... C'est certain qu'il ne sert à rien de se prendre la tête par avance.

La dédrane laissa les considérations philosophiques quand la serveuse commença à être à portée de voix. Elle se dirigeait en effet vers eux.

- C'est vous qui avez besoin de soins ?

La question était rhétorique et Earl se contenta de repousser le tabouret pour se lever. Se remettre debout fut une véritable épreuve mais il serra les dents.

- J'ai une chambre. Mieux vaudrait y monter pour...

A la tablée voisine, deux des convives se levèrent brusquement eux aussi. L'aubergiste courut à la porte de la pièce où le mercenaire s'était enfermé avec le voleur.

La serveuse parut se tasser sur elle-même.

- Oui. Vite.

N'attendant nulle approbation, elle fila à son tour vers les escaliers. Ce n'était qu'une question de secondes avant que la vaisselle ne commence à voler, et elle ne tenait nullement à prendre une assiette perdue dans la figure.

Mellyna enroula le petit endormi autour de son cou et se saisit des bagages.
La salle commençait à s'animer dangereusement et elle trouva plus sage de suivre la serveuse.

-Appuyez-vous sur moi, il va falloir mettre les voiles en vitesse. Proposa-t-elle au lévitis en se mettant à son côté. Taquine, elle ne put s'empêcher d'ajouter : A moins que vous ne préféreriez que je vous porte pour aller plus vite ?

- Il faudrait que je vide encore quelques exemplaires du dernier verre pour vous laisser faire ça, répliqua Earl avec un sourire un peu crispé.

Il fit cependant ce que la Dédrane lui suggérait. Après tout l'attention générale était d'avantage tournée vers les Fédoriens occupés à se prouver les uns aux autres que deux plus deux égale cinq, ou un, suivant le nombre de baffes dans ta face. Peu de risques qu'un commentaire désobligeant vienne saluer sa sortie, donc.

La serveuse parut beaucoup moins nerveuse une fois à l'étage.

- C'est celle-ci ?

Earl acquiesça et elle ouvrit la porte de la chambre avec un passe, avant même qu'il ait pu récupérer sa clef.

- Une entorse ? demanda-t-elle en ouvrant la fenêtre pour avoir plus de lumière, tandis que le Lévitis se laissait tomber dans un fauteuil qui recracha une partie de sa garniture.
- C'est cela.

Retroussant ses jupes, elle s'assit sur ses talons et considéra la botte décousue qui commençait à adopter un rictus inquiétant.

- Il va falloir enlever ça avant.

Ses doigts un peu fripés par l'eau de vaisselle glissèrent le long de la tige de cuir noir.

- C'est dommage, mais il vaudrait mieux finir de la découper. Tirer dessus ne ferait que vous abîmer encore plus.
- Humpf. Y aurait-il par hasard un marchand de vêtements ou un cordonnier parmi vos clients ?
- Je crois qu'il y a un fripier qui est arrivé un peu avant vous.

Earl se carra contre le dossier avec un grognement. De toute manière il n'avait guère le choix.
La jeune fille se redressa en s'époussetant les genoux.

- Vous avez de quoi couper le cuir sur vous ou...

Un grand fracas venant de l'étage inférieur la conforta dans ses hésitations à redescendre chercher une paire de ciseaux.

- Ah, cela faisait au moins deux semaines qu'on ne nous avait pas cassé une table, se désola-t-elle.
- Hum. Deux semaines, c'est déjà un record honorable, si vous voulez mon avis...

-Ne faites pas cette tête Earl, je plaisante.

Mellyna servit de béquille en silence jusqu'à la chambre.
Elle laissa le lévitis s'installer et en profita pour inspecter la pièce du regard. C'était propre, un peu vieillot mais propre, elle ne demandait rien de plus à une auberge. Un détail cependant lui tira une moue.
*Aië, un seul lit.* Grand, certes, mais unique. Les autres chambres, à lits jumeaux, devaient avoir étaient prises par les grands gaillards en bas. A moins que l'aubergiste n'ait fait ses propres déductions de deux personnes de sexe différent partageant la même pièce. Elle inspecta le sol, du parquet grossier, parfait, cela suffirait. Elle posa les sacs dans un coin et revint à la conversation au moment où ils parlaient de découper le cuir de la botte.

-J'ai des ciseaux qui feront l'affaire. Permettez.

Elle s'installa à côté de la serveuse et joua des lames avec habileté. En deux secondes, ce qui restait de la malheureuse chaussure avait fini sur la sol.

-Voila, à vous de jouer maintenant, fit-elle en se relevant avec un sourire.

La dédrane alla s'assoir sur le lit, observant avec attention les mouvements de la jeune fille.

Les chevaux au trot avalaient des kilomètres, mais il n'y avait toujours pas de jeune fille aux cheveux bleus en vue. Toujours pas. Pourtant, avec toute la route qu'ils avaient faite, ils auraient dû la retrouver déjà ! Ils étaient à cheval alors qu'Adwel était sensée n'avoir que ses deux pieds, alors comment avait-elle fait ?

*Ce n'est pas normal. Pourtant la pierre continue d'indiquer un chemin, est-ce que je me suis trompée quelque part ? Est-ce que la pierre chercher quelqu'un d'autre ? Est-ce que ... outch !*

La vision de Fanaa s'était teintée de rouge et elle se sentait étourdie. Ce n'était pas de la fièvre. Et elle n'avait pas mal à la cuisse grâce à la feuille émeraude qu'elle gardait en bouche. C'était autre chose. D'une main elle se frotta les yeux tandis que de l'autre, elle tenait fermement les rênes. Il y avait du rouge sur le dos de sa main, comme du sang. Ce maudit oeil avait dû se remettre à couler. Mais zut ! Pourquoi ? Quel était ce fichu phénomène ? Afin de ne pas laisser ses deux compagnes de voyage remarquer quoi que ce soit, elle pressa les flancs de sa monture et le cheval pie dépassa les deux autres. Le rayon de la pierre s'accrut. Ils étaient sur la bonne piste !

La jeune fille ne chercha pas à retenir un soupir de soulagement en constatant qu'elle n'aurait pas à retraverser la salle commune d'où montaient toujours des clameurs confuses.

Elle se réinstalla à croupetons et retroussa le bas du pantalon du Lévitis.

- Justes cieux, vous avez réussi à marcher avec ça ?
- On dirait bien, répondit Earl d'une voix cassée.

En dépit des herbes calmantes qui faisaient toujours effet, le relâchement soudain de la botte lui avait arraché un grand tressaillement et il paraissait beaucoup plus pâle.

La demoiselle souffla par le nez tout en passant les mains de part et d'autre de la cheville violacée.

- Vous ne seriez pas à moitié Fédorien, pour avoir la sottise de vous traîner comme ça, l'air de rien ?

Piqué au vif, Earl se redressa à demi sur les accoudoirs. Se faire morigéner par une gamine de campagne ?!

- Non mais...
- Chut.
- ... pas comme j'avais eu le choix...
- Chut, j'ai dit.

Le front moite, il se carra à nouveau dans le fond de son siège tandis qu'un plis de concentration apparaissait en travers de celui constellé de taches de rousseur de la jeune fille.

Un moment qui parut interminable s'écoula, jusqu'à ce qu'elle se redresse en se massant les reins avec une grimace.

- C'est dégonflé, je ne peux pas faire grand chose de plus pour le moment. Je repasserai d'ici une heure ou deux. En attendant vous devriez vous étendre et prendre du repos. Glissez un coussin ou quelque chose sous votre cheville pour la surélever, ça m'évitera de faire trente-six allez-retour entre ici et le rez-de-chaussée pour finir de vous remettre sur pied.

Mellyna avait assisté amusée à la scène, voire le jeune homme se faire rabrouer ainsi lui tira un sourire, mais elle se garda bien de faire le moindre commentaire.

-Merci demoiselle.

Elle n'eut rien le temps d'ajouter que la serveuse avait déjà refermé la porte derrière elle. La dédrane se leva du lit et se rapprocha d'Earl, le visage presque solennel.

-Là, je crois que ce serait vraiment plus raisonnable que je vous porte.

Elle attendit tranquillement l'assentiment du jeune homme avant d'esquisser le moindre mouvement en sa direction, cette fois-ci elle ne plaisantait pas.

Earl resta la bouche entrouverte, tandis qu'une vive rougeur lui montait aux pommettes.

- Je ne...

Décidément rien ne lui serait épargné.
Il tenta subrepticement de remuer un orteil et capitula sur le champ. Sans le soutien solide de la botte, c'était insupportable. Au premier pas tout cèderait en bloc.

- J'aurais vraiment dû descendre plus d'un verre.

Il décrispa les mains des accoudoirs et les leva en signe de reddition.

- Si vous insistez et si ça peut vous faire plaisir...

-Oui j'insiste. Après pour le reste... Je vous ai déjà porté vous savez ? Je n'en tire aucun plaisir particulier si cela peut vous rassurer.

Elle s'approcha plus près, fit passer un des bras du blessé par dessus sa nuque et passa ses bras autour de la taille du jeune homme. Le plus délicatement possible, elle le souleva et plaça une main sous ses jambes.

-C'est juste que cette force brute ne sert qu'à détruire, alors si elle peut être utile autrement, et bien oui, en un sens, ça me fait plaisir.

Mellyna traversa la pièce en quelques enjambées et déposa prudemment le lévitis sur le lit, sa tête sur un coussin. Elle lui laissa quelques instant pour se mettre à l'aise puis glissa le deuxième oreiller sous son pied. Elle se redressa et remit en place les boucles qui lui cachaient visage.

-Vous ne laissez jamais personne prendre soin de vous ?

La dédrane alla à la cuvette. De l'eau propre attendait les voyageurs. Elle y trempa un tissu, l'essora et le posa sur le front d'Earl.

Earl ferma un oeil puis leva une main pour essuyer une goutte d'eau voyageuse qui avait coulé jusqu'au coin de ses paupières.

- Si j'avais attendu qu'on prenne soin de moi je ne serais plus qu'un petit tas de poussière depuis longtemps, et plutôt dix fois qu'une. Je n'ai pas assez eu l'occasion de me reposer sur quelqu'un d'autre pour en faire une habitude, je suppose.

- C'est triste. Vous vivez au milieu des hommes mais vous êtes encore plus seul que je ne l'ai jamais été.

Elle essuya furtivement une larme au coin de son œil.

- J'espère que vous trouverez quelqu'un qui vous en donnera l'habitude.
Pour l'instant, je monte la garde alors reposez-vous.

Mellyna positionna le fauteuil pour avoir une vue d'ensemble de la pièce, autant de la porte que de la fenêtre, elle s'installa confortablement, les jambes repliées sous elle.
On entendait des éclats de voix venant du rez-de-chaussée mais rien qui ne ressemblait au vacarme de tout à l'heure. Elle attendit en silence que le temps s'écoule.

Mellyna laissa filer le temps, la chaleur avait atteint son maximum avec la venue de l'après-midi. Les convives bruyants avaient regagné leurs chambres ou avaient opté pour des activités plus silencieuses. Même les oiseaux s'étaient tus. Un léger vent soufflait sur la plaine et les arbres rendant l’atmosphère respirable.

*Mais que font Fanaa et les autres ? Elles devraient déjà être de retour avec Adweliwen. Pourvu qu'elles n'aient pas fait de mauvaises rencontres.*

Elle n'avait pas bougé un orteil de peur de déranger le lévitis. Sa respiration était calme et régulière, s'il ne dormait pas, au moins se reposait-il.
Tout à coup, son cœur manqua un battement et une douleur lancinante apparut dans sa poitrine. La gardienne se recroquevilla sur elle-même et s'efforça au calme. Au bout de 5 minutes la douleur décrût légèrement et elle put de nouveau bouger. Elle glissa sa main sous sa chemise, à l'endroit de la cicatrice, elle la ressortit couverte de sang. Le petit dragon avait quitté son endroit fétiche et l'observait, d'un bras du fauteuil, roulant des yeux inquiets.

*-Zut, le temps est écoulé.
-Elle t'appelle, elle ne tolérera plus que tu te défiles...
-Il faut croire que oui, espérons juste que j'ai le temps d'atteindre la forêt avant qu'il ne soit trop tard.
-Tu ne préfères plus mourir que d'être prisonnière à nouveau ? La voix était un rien ironique.
-Je t'ai toi maintenant, je ne t'abandonnerai pas. Et puis j'ai découvert qu'il restait des choses intéressantes à faire, à voir et des gens à rencontrer avant de partir.*

C'est à cet instant que l'on frappa au battant, Mellyna s'y traina tant bien que mal. Elle prit une grande inspiration et réussit à entrouvrir la porte le visage impassible.

-Oui ?

C'était la petite serveuse qui était de retour pour une deuxième séance de soins.

-Un instant je vous prie.

Mellyna s'approcha doucement du jeune homme, il semblait si serin qu'elle en eut des remords à l'idée de la réveiller. Elle retira le linge toujours humide, tout en l’appelant :

-Earl, la clerc est là pour votre cheville.

- Hrm...

Earl s'était bel et bien endormi, et plutôt profondément vu le mal qu'il avait à reprendre ses esprits. En tout cas il avait eu le temps de reprendre quelques couleurs.

- Gnn... ah, oui, la gamine insolente, là...

Un petit bruit de gorge vint lui signaler que la "gamine" pouvait clairement entendre ce qu'il disait.
Sans se troubler et réprimant un bâillement, le Lévitis s'assit au bord du lit.

- Eh bien entrez.

La jeune fille se décida à passer le seuil et vint aussitôt se pencher sur la cheville qui avait presque retrouvé un aspect normal. Les manipulations de la demoiselle tirèrent un léger sursaut au blessé, indiquant que l'effet des herbes calmantes s'était déjà dissipé.

- C'est bon. Enfin à peu près. J'ai soigné ce que je pouvais et vous devriez pouvoir marcher en faisant attention. Ca fera un peu mal encore quelques jours, c'est tout.

Earl eut une moue. Mais la fille était jeune et semblait avoir appris plus ou moins seule. C'était déjà un beau résultat.
Il remua précautionneusement le pied avant d'acquiescer.

- Ca ira. Tu veux combien ?

Elle leva des yeux étonnés vers lui et il précisa :
- Pour les soins.
- Oh je... je ne me fais pas payer pour ça.

Earl tira malgré tout quelques pièces de sa ceinture et les fourra de force dans les mains de la jeune fille.

- Ca fera de l'argent de poche pour le jour où tu iras faire des emplettes à Fédoran.
- Heu je... merci monseigneur.

Le teint brusquement assorti à sa crinière flamboyante, elle se releva.

- Vous avez besoin d'autre chose ?
- Ah, en effet. Il me faudrait de quoi écrire. J'aurai un message urgent à envoyer à Fédoran. Quelqu'un pourra s'en charger ?
- Tilly -c'est le garçon d'écurie- pourra s'en occuper ce soir. De toute façon 'pa devait l'envoyer porter les commandes aux fournisseurs pour refaire les réserves... après le passage de la troupe de ce midi...

Elle soupira en songeant au nettoyage qui lui restait à faire en bas.

- Parfait.

Earl se pencha pour repêcher les restes de sa botte abandonnés sur le plancher.

- Si le fripier dont vous avez parlé est toujours là, vous pourriez lui demander s'il a à peu près le même modèle et la même taille en boutique. Si la qualité est acceptable, son prix sera le mien.

Elle accepta le soulier comme une offrande.

- Je vais lui demander de suite.
- Un instant...

Le Lévitis se tourna vers Mellyna qui, il s'en rendait compte à présent, semblait un peu crispée.

- Vous n'avez pas pourvu à votre pénurie d'herbes médicinales pendant que je dormais ?

La Dédrane restait debout à côté du lit sans un mot. Cela se voyait qu'Earl avait l'habitude d'avoir des gens à sa disposition. Il avait une sorte d'autorité naturelle assez fascinante. Ou était-ce son apparence qui lui permettait de charmer ainsi les gens et de se faire obéir plus facilement ? Peut-être les deux.
La question du Lévitis la tira de ses réflexions, elle bredouilla :

-Euh non, en effet.

Mellyna n'ajouta pas que Fanaa lui avait demandé de veiller sur lui et qu'elle n'avait donc pas profité de son sommeil pour faire un tour et le laisser seul. Il en voudrait surement à la danseuse. La pauvre serveuse allait avoir un nombre conséquent de commissions à faire. En se tournant vers elle :

-Je vais vous accompagner chercher le matériel d'écriture.
Elle baissa le regard vers Earl en s'expliquant :
J'en profiterai pour envoyer un mot pour, hum, clarifier les choses avec Thani.
Il faudra aussi que je passe aux écuries pour vérifier la blessure de votre monture. Je pourrais alors confier les lettres à Tilly.

S'occuper lui permettrait de ne pas penser à la douleur. Cependant, la gardienne n'était pas douée en affaires autant laisser la jeune fille se charger de cette partie là.

- Très bien.

Earl n'ajouta pas qu'une lettre n'était peut-être pas le meilleur moyen de mettre un terme définitif à une relation. Lui-même était déjà bien embarrassé par les explications qu'il allait devoir donner à son ancien second. "Navré de t'avoir oublié, mais je suis parti à l'aventure avec la donzelle que tu sais, même si je ne sais toujours pas pourquoi." Non, très mauvaise formulation. S'il s'avisait de dire la vérité brute, on allait pouvoir entendre rugir un soldat Lévitis jusqu'aux plus hautes montagnes d'Ilymir.

- Dites...

La demoiselle rousse leva les yeux vers Mellyna au moment où elle quittait la pièce.

- Vous êtes frère et soeur ?

La dédrane faillit s’esclaffer devant la question, mais une mèche tombant sur son épaule lui rappela juste à temps qu'elle avait les cheveux blancs et la peau mate, elle aussi. Des centaines d'années avec une apparence lui rendait la tâche difficile pour s'adapter à la nouvelle. Surtout qu'en ce moment elle ne croisait pas un miroir tout les quatre matins.
Lui revint aussi en mémoire qu'elle partageait sa chambre avec un homme qui n'était ni de sa famille, ni son amant, ça avait de quoi paraître bizarre d'un point de vue extérieur. Peut-être qu'elle devait sauter sur l'occasion pour dissiper tout mal entendu futur. Cependant, mentir ne faisait pas parti de ses habitudes, c'est donc avec le plus grand sérieux qu'elle s'entendit répondre :

-Non, pas du tout.

Il faut dire que leur ressemblance s'arrêtait là. Mellyna supposa qu'une jeune fille de plus venait de tomber sous le charme du lévitis. Elle avait dû la décevoir, la pauvre.

- Mais... vous êtes sûre ? insista la jeune fille, trop surprise pour percevoir sur le champ la sottise de sa question.

Elle s'empourpra à nouveau et baissa vivement le nez.

- Je croyais, c'est tout.

Elle redescendit à petits pas pressés. Dans la grande salle, il fut manifeste que plusieurs tables et chaises avaient disparu corps et bien suite à la rixe de midi. En revanche un magnifique bandage était apparu sur le long nez du garde des lieux. Les choses ne s'étaient pas calmées toutes seules.

- 'pa ? Où est-ce que tu ranges les trucs pour écrire, là ?
- Dans l'armoire de l'entrée, répondit une voix étouffée venant des cuisines.

La demoiselle attrapa une clef derrière le comptoir puis alla ouvrir le meuble. Un fatras de parchemins neufs mais poussiéreux lui tomba sur la tête, proclamant haut et fort que bien peu de clients se préoccupaient d'écrire quoi que ce soit, pour autant qu'ils connaissent leur alphabet.

- Aïe... Bon heu... prenez ce qu'il faut, souffla-t-elle à Mellyna tout en s'échinant à empêcher l'effondrement de ce qui restait sur les étagères. Viiite...

Mellyna ne lui répondit rien, se contentant de sourire avec bienveillance à sa bourde.
Elle suivit sans mal la jeune fille jusqu'à l'armoire en question.

Le plus rapidement possible, la dédrane se saisit de deux plumes, un encrier plein et de la cire à cacheter. Elle ne savait pas si cette dernière servirait, mais étant tombé dessus en cherchant les plumes, il aurait été dommage de s'en priver.

-Ce sera suffisant, je vous remercie.

Pendant que la jeune fille s'échinait à fermer l'armoire, Mellyna ramassa la vingtaine de parchemins tombés au sol. Elle ne connaissait pas l'inspiration du lévitis, cependant cela lui sembla un nombre raisonnable.
Une fois cela fait, la gardienne remerciât une nouvelle fois la jeune clerc et repartit les bras chargés à l'étage. Elle frappa à la porte mais ne put l'ouvrir sans tout faire tomber, aussi elle attendit qu'Earl lui vienne en aide.

Voyant qu'on n'obtempérait pas à son "entrez" péremptoire, Earl soupira et se leva. Il put ainsi constater que la gamine avait dit vrai : ça lançait, ça tiraillait. Il boîtait presque encore plus qu'avec son entorse. Il entrouvrit donc la porte, jeta un coup d'oeil pour voir de qui il s'agissait, puis ouvrit le battant au grand.

- Mmh, vous tenez à écrire un manuscrit entier au lieu d'une lettre, finalement ?

Le jeune homme rattrapa l'encrier qui menaçait de glisser au sommet de la liasse de parchemins. Il referma la porte derrière la Dédrane et, s'efforçant de ne pas clopiner de façon trop visible, alla poser le récipient sur une table un peu bancale qui pouvait faire office de bureau.
D'une pichenette, il chassa l'araignée qui s'accrochait désespérément au bouchon scellé à la cire avant d'ajouter avec un petit sourire moqueur dans la voix :

- A ce compte, on pourra suivre le messager à la trace jusqu'à Fédoran rien qu'en se fiant aux feuillets qu'il aura semé en chemin.

-Merci. Désolée, je ne savais pas ce que vous comptiez exactement écrire à Ridelgald alors...

En haussant les épaules, Mellyna faillit faire tomber le paquet de feuilles, elle laissa là les explications et déposa son fardeau sur le fauteuil.

-J'irai ramener le surplus tout à l'heure. Croyez-moi, il valait mieux en prendre trop que pas assez. Pour ma part cela, et elle prit un parchemin du tas, suffira amplement.

Elle s'arrêta au milieu de son mouvement victorieux, une petite grimace lui échappa, qu'elle dissimula aussitôt derrière un sourire.

-Enfin, je l'écrirais plus tard. J'ai vu une pièce pour les ablutions en bas, elle semblait libre, je vais en profiter.

Le luxe n'était pas le même qu'au Mitz, l'auberge comptait en tout et pour tout deux salles d'eau, une pour chaque genre. Il fallait qu'elle file en vitesse. Le sang, qui avait dû se remettre à couler avec son faux mouvement, n'allait plus tarder à imprégner le bandage puis sa chemise.

-A tout à l'heure, soyez sage. Fit-elle sarcastique, attrapant son sac au passage.