Nolad - plaines

Mellyna opina de la tête, ils ne savaient pas combien de temps ils allaient rester ici, autant faire des économies en ne prenant qu'une chambre.

-Pourvu qu'il ne leur arrive rien.

La dédrane sourit à la remarque du lévitis et répondit ravie :

-C'est gentil de proposer !
Puis un rien ironique : J'avais peur de passer à nouveau pour une mégère autoritaire en parlant de nourriture.

Le petit dragonnet avait levé la tête pour la première fois depuis la veille à la mention du repas.

*-Viande ?
-Oui, j'en commanderai.*

Mellyna aperçut une table de trois libre, elle ne se fit pas prier et partit s'y assoir. Elle en profita pour poser enfin son sac à dos et s'installa confortablement sur la banquette rembourrée, d'où elle fit signe à la serveuse. Avant de se poser, elle ne s'était pas rendue compte combien elle était lasse. La tête lui tourna légèrement, mais fort heureusement cela passa rapidement, remplacé par un beau mal de crâne. Elle soupira et se mit à se masser les tempes les yeux dans le vague.

- Je n'ai pas dit que je prendrais quelque chose pour moi... Je plaisante, je plaisante.

Earl prit place à son tour et étendit discrètement sa jambe sur un tabouret qui avait la bonne idée de se trouver là. Il commençait à avoir l'impression que les restes de sa botte n'allaient pas tarder à finir de craquer.

La serveuse à la bouille ronde s'approcha. Elle n'eut que le temps d'ouvrir la bouche avant qu'un rot formidable ne fasse trembler les murs. Un tonnerre de rires vint saluer l'auteur de cette éructation cataclysmique, puis un de ses comparses commença à cogner son verre contre son assiette.

- On a encore faim !
- J'arrive, j'arrive, répondit la rouquine sans chercher à réprimer un gros soupir.

Elle se retourna vers les nouveaux arrivants.

- Vous désirez commander quelque chose ?

Le bruit fit sursauter Mellyna. Décidément, elle n'était pas très concentrée, il faudrait qu'elle soit plus attentive. Elle lança un regard compatissant à la serveuse.

-Viande de moo et légumes pour moi. N'hésitez pas à y aller sur la quantité, quitte à payer un supplément et une belle part de viande crue pour le petit. Merci.

Elle tourna son regard turquoise vers le lévitis, elle plissa les yeux l'enjoignant fortement à commander mais n'ajouta rien. En deux secondes, elle avait laissé de côté la peur de passer pour une mégère autoritaire.

- Le petit ?

La serveuse chercha vainement à qui la Dédrane pouvait bien faire allusion puis finit par suivre son regard péremptoire. Elle posa donc les yeux sur Earl, perplexe. Ce dernier vira à l'écrevisse en saisissant sa méprise.

- Euh... je, vous avez quoi comme plat du jour ? demanda-t-il précipitamment pour couper court aux interrogations de la jeune fille.

Elle repoussa une mèche rousse derrière son oreille et se grattouilla la joue tandis qu'un nouveau rot sonore s'élevait à la tablée voisine.

- Chewgal rôti aux pousses de blevet.

Pour un plat du jour fédorien, c'était raisonnablement léger.

- Ce sera parfait, merci.

Lorsque la demoiselle se fut éloignée pour enfin affronter les gloutons établis quelques mètres plus loin, Earl secoua la tête.

- Vous savez, à ce rythme les gens vont encore se faire de mauvaises idées, mais en inversant les rôles...

Mellyna se racla discrètement la gorge pour ne pas rire, avant d'enchaîner sur un "désolé" contrit.
Sa main alla gratter la tête du dragonnet toujours fixé à son cou.

*Le repas ne devrait pas tarder.*

Eleïr'l bailla à s'en décrocher la mâchoire , fit le tour de son cou et repartit dans sa sieste.
Un pli soucieux barra le front de la dédrane mais elle se retint de commenter. Après tout la sociabilité n'avait jamais été son fort, il se réveillera quand la viande arrivera.
Elle dévisagea Earl pensive, sa jambe le faisait souffrir mais il ne s'en plaignait pas.
Son crâne à elle continuait à pulser, hélas, au vu des dernières catastrophes, sa réserve d'herbes avait dangereusement diminué et elle se refusait à l'utiliser pour soulager une migraine. Elle desserra son foulard et sa tresse pour essayer d'atténuer la douleur. Les anglaises blanches se déversèrent, comme à leur habitude, en un beau fouillis sur les épaules bronzées.

-De toute manière, ils se feront forcément de mauvaises idées vu que nous n'avons qu'une chambre à disposition...

- Hum, certes...

Des sifflets saluèrent le retour du garde qui tirait le tire-laine saucissonné au bout d'une corde. Tous deux disparurent dans la pièce annexe à l'entrée et il y eut quelques froissements et protestations qui parvinrent jusque dans la salle, en même temps que le tintement de pièces roulant sur le plancher. Apparemment le mercenaire avait décidé de secouer le brigand comme un prunier jusqu'à ce que tous les fruits de ses larcins dégringolent par terre.

Peinant sous le poids des assiettes, la serveuse ne tarda guère à revenir.

- Je vous ramène le supplément de suite, souffla-t-elle avant de s'en retourner au trot vers les cuisines.
- Les autres ne devraient pas tarder, sauf si elles sont tombées endormies de leurs montures. Même en courant, une Médiovienne fugueuse n'aurait pas pu aller bien loin avec si peu d'avance, poursuivit tranquillement le Lévitis tout en piquant avec méfiance le bout de chewgal de la pointe de sa fourchette.

Il avait un peu expérimenté la cuisine locale, et mieux valait s'assurer que tout était bien mort dans l'assiette avant d'y mettre le nez.

- J'ai peur qu'il ne leur arrive des bricoles.
Vous l'avez dit vous-même : cette partie était la plus simple du voyage. Ça a tourné à la catastrophe en un jour, il y a un mort, un blessé, l'instigatrice du voyage a disparu et Adweliwen fait de même, la plupart des bagages et des chevaux ont été perdus... J'espère que ce n'était qu'un coup de poisse, parce que sinon, nous n'arriverons jamais entiers en Ternaël.

Mellyna avait dit tout cela d'un ton posé, en commençant à découper la viande, mais son inquiétude était réelle. Elle réveilla de nouveau le dragonnet qui consentit à descendre de son perchoir en grognant. Il voleta jusqu'à son assiette de viande, que la dédrane avait grossièrement prédécoupé, et entreprit de gober les morceaux. On voyait les carrés descendre le long de son cou écailleux en le déformant.

-Poussin, mâche un minimum je t'en prie, tu vas t'étouffer, fit-elle blasée.

Aurait-il avalé le steak en une fois si elle n'avait pas fait des parts ? Possible...
La dédrane soupira et attaqua sa propre assiette avec propreté et efficacité. Elle jetait des coups d’œil inquiets à ses deux comparses de temps à autre, pour vérifier que l'un ne s'étouffait pas et que l'autre mangeait réellement.

- Arriver vivants en Ternaël ? Vous êtes bien optimiste. J'aurais plutôt dit "sortir vivants du Nolad", déjà...

Earl s'efforça de faire un sort à son assiette, faisant preuve d'une retenue en tout point opposée à la goinfrerie silencieuse du reptile posé sur la table. De toute manière il pouvait prendre son temps : les ventres à la table voisine commençaient tout juste à arroser leur repas et ne semblaient pas près de s'arrêter.
La serveuse haletante parvint malgré tout à faire un détour.

- Est-ce que... ah... le repas... vous convient ? Vous voudrez peut-être... pfff... autre chose ensuite ? Nous avons de très bons fromages qui...
- Non merci ! coupa Earl avec une précipitation horrifiée qui frisait l'impolitesse.

Des fromages ? Des fromages fédoriens ? Par Ael et les quatre vents...
Il reprit d'un ton moins abrupt :
- Ca... ca ira pour moi, merci, vraiment.

S'il fallait s'assurer que la viande était bien décédée dans l'assiette, c'était encore pire pour les fromages.

Mellyna leva les yeux de son assiette presque vide et haussa un sourcil interrogateur. Elle fit un signe de tête négatif à la serveuse et attendit qu'elle se fut éloignée suffisamment pour ne pas l'entendre.

- Les fromages fédoriens sont si particuliers ? Les desserts sont mangeables au moins ?
La pauvre, si c'est comme ça tous les midis, elle doit avoir une sacrée endurance.

Son visage se fit suppliant :

- J'aimerai bien manger quelque chose de plus si elle repasse par ici...


Le lézard avait fini d'ingurgiter son plat, en deux coups de langue, il nettoya le sang qui coulait de ses babines jusque sur la table. Il fit le tour des convives, la dédrane avait presque fini, pas intéressant.
Il s'approcha du lévitis et fit un va et vient de la tête entre son assiette et le jeune homme. Il termina son manège par de grands yeux suppliants.

- Disons qu'ils y a plus de risques de se faire manger par le fromage que l'inverse.

Earl baissa le nez vers le lézard puis dévisagea Mellyna.

- Bientôt vous allez vous mettre à baver par les yeux, là, tous les deux...

Il poussa son assiette et ce qui s'y trouvait encore vers le dragonnet.

- Les desserts sont très bons. Un peu lourds, mais à moins de s'étouffer avec on a peu de chances de décéder après les avoir ingurgités.

La dédrane suivit le regard du lévitis jusqu'au dragonnet, leurs regards suppliants se croisèrent un instant. Ce coup-ci, elle ne put s'empêcher de rire : un son cristallin se fit entendre dans la taverne. Les quelques hommes qui ne hurlaient pas, jetèrent des regards curieux dans la direction du couple, commentant à l'envie la scène.
En quelques secondes, Mellyna retrouva son sérieux et s'essuya le coin de l’œil d'un revers de la manche.

-Vraiment désolée. Ce doit être la fatigue.

Elle finit son plat et fit signe à la serveuse pour un dessert.

-Vous n'en voulez pas ? Le poussin, vous a mangé la moitié de votre plat.

- Franchement non. Je n'ai jamais vraiment eu un goût prononcé pour les douceurs.

Avec un soupir, le Lévitis se rencogna contre son dossier et croisa les bras.
Il décocha un regard assez peu bienveillant vers les joyeux fêtards qui menaçaient de tuer la serveuse à la tâche, et ce fut heureux qu'ils soient tous trop absorbés par ce qui se trouvait sur leur table pour le remarquer. En pays fédorien, pareille expression pouvait aisément passer pour une provocation. Les noceurs aux muscles saillants étaient suffisamment en forme pour sauter sur l'occasion d'une petite bagarre avant le dessert.
Earl le cachait bien, mais de légères sautes de ton dans sa voix et la crispation qui s'accentuait de minute en minute au coin de sa bouche trahissaient sa difficulté croissante à faire abstraction de sa cheville. Il rappela d'ailleurs la jeune fille pour qu'elle lui ramène un keffa corsé d'un trait d'eau de vie.

- Ou plutôt de l'eau de vie aromatisée au keffa.

La demoiselle parut surprise par cette demande.

- D'habitude ce sont les marins qui demandent ça.

Elle pencha la tête de côté, curieuse.

- Vous naviguez ?
- Je... Ca m'arrive.

Le tapotement un peu nerveux des doigts du Lévitis sur la table convainquit la serveuse de ravaler ses interrogations et d'aller chercher ce qu'on lui demandait sans plus tarder.

- Hum, je ne vais pas tarder à céder à la tentation d'assommer trois ou quatre gouelles pour leur faire passer l'envie de lancer une nouvelle tournée, gronda-t-il entre ses dents tout en continuant à surveiller la tablée rotante et tonitruante.

Mellyna fut surprise par la remarque de la serveuse. Au regard du lévitis, elle ravala, elle aussi, sa curiosité et entreprit de se concentrer sur son dessert dont elle céda la moitié au dragonnet gourmand.

-Je croyais que l'objectif était d'éviter de faire des morts ? Finit-elle par lâcher d'un air innocent. Il me reste quelques herbes contre la douleur, l'alcool devrait en décupler l'effet.

Elle fouilla dans sa ceinture et en sorti un petit paquet tout plat.

-Quand je pense que j'en avais trop il n'y a pas si longtemps.

Elle en renversa le contenu dans un verre propre, les broya avec le dos de son couteau, rajouta un fond d'eau et le tendit à Earl.

-Allez, cul sec ! Avant de passer vos nerfs sur le premier idiot venu...

- Oh, moi je ne les aurais pas tués. Pas volontairement. Par contre peut-être qu'eux n'auraient pas eu cette même délicatesse à mon égard, en effet.

Il fronça un peu le nez en considérant le verre tendu par Mellyna mais finit par l'accepter. Ce serait peut-être moins délassant qu'une rixe, mais ce serait aussi moins stupide.

De l'index, il tapota le verre vide qu'il venait de reposer.

- Je ne sais quelles plantes vont vous manquer, mais vous pourriez toujours en profiter pour demander si quelqu'un en a des réserves et serait prêt à les monnayer à un prix raisonnable. La majorité des clients des auberges sont des marchands ou...

Un rot qui s'étala sur d'interminables secondes lui tira un léger grincement de dents. Il acheva entre deux tintements de chopes :

- ... ou les mercenaires engagés pour veiller sur leur chargement. Même s'ils ne font pas le commerce de remède, ils peuvent en avoir sous la main pour parer à un imprévu. Les routes et les voyages sont longs, par ici.

Il remercia la serveuse d'un signe de tête lorsqu'elle lui apporta sa commande et vida une longue rasade avec un petit frisson. La vive amertume du keffa avait l'avantage de dissuader le buveur le plus aguerri de finir sa boisson d'un trait. De l'index, le jeune homme essuya une larme qui lui montait à l'oeil.

- En fait vous pourrez commencer par demander à la demoiselle. Si cette auberge a le bonheur d'avoir un soigneur à demeure, ils ont peut-être le nécessaire aussi.

Voyant qu'il n'y avait plus rien pour lui sur la table, le petit dragon se traina jusque sous la main de la dédrane. Elle se mit à caresser en rythme le corps écailleux comme elle l'aurait fait pour un chat. Un son, moitié ronflement, moitié ronronnement, ne tarda pas à s'échapper du lézard. Un sourire maternel s’épanouit sur le visage de Mellyna.

-Bonne idée. J'attendrai qu'elle ait fini son service et qu'elle se soit occupée de votre cheville. Ma réserve peut attendre.

Elle quitta son poussin du regard et considéra le lévitis sans se départir de son sourire bête et aimant.

-Comment pouvez-vous avaler cette horreur ?

- Mmh ?

Earl haussa un sourcil étonné par dessus le rebord de son verre.

- Ne me dites pas que vous y avez déjà goûté ?

Mellyna passa au rouge cerise en un instant.

-Une fois... Mon frère avait des amis marins et a trouvé bon de m'amener avec lui à une fête sur les bords du lac de Médievir. Ils refusaient de boire autre chose et voulaient m'en faire goûter, j'ai refusé, ils ont trouvé amusant d'en verser dans mon verre de jus de fruit. Je ne me souviens de rien après ma première gorgée. Je crois que j'ai blessé une dizaine de marins avant de m'endormir... Mon frère n'a pas voulu m'avouer le compte exact des dégâts. Je n'étais même pas armée. Autant dire que les fêtes des cinquante années suivantes se sont faites sans moi.

Elle se passa sa main libre dans les cheveux, mal à l'aise. Ses yeux s'attardèrent sur la tablée voisine. Les hommes trinquaient et semblaient bien s'amuser, le dessert arrivait à sa fin, la serveuse passerait bientôt le relai au patron.

-J'aimerais bien pouvoir perdre le contrôle de temps en temps, sans que ça tourne à la catastrophe.

- Tiens tiens.

Le jeune homme prit une autre gorgée avant de reposer son verre. De fait, les herbes mêlées à l'alcool avaient un effet presque foudroyant et il se sentait un peu somnolent en dépit des propriétés stimulantes du keffa. Au moins il en oubliait complètement sa cheville.

- J'ai eu quasiment la même approche de cette boisson, à ceci près que c'est en pleine mer qu'on m'a forcé à en avaler la première fois.

Ah, il se sentait beaucoup mieux. L'entorse était toujours là, bien sûr, et son corps en souffrait, mais son esprit s'était temporairement déconnecté de ce problème.
Earl se renversa donc contre le dossier avec un soupir de contentement et un petit rire.

- L'ennui, c'est que j'aurais... heu... incidemment mis le feu au navire. Pour ma part je n'en garde nul souvenir. Toujours est-il qu'on ne m'a plus jamais taquiné avec l'alcool, si doux fusse-t-il, que ce soit en mer ou à terre. En vérité cela ne fait que quelques mois que je peux expérimenter ce vice sans laisser ruines et dévastation derrière moi.

Il considéra Mellyna avec un rien d'ironie.

- Maintenant je saurais que si d'aventure vous vous trompez de verre, je n'aurais plus qu'à filer le plus vite possible pour admirer le spectacle de loin. Toute information est bonne à prendre.

Mellyna soupira et posa sa tête entre ses bras sur la table. C'est d'une voix étouffée qu'elle répondit :

-C'est ce qui résume le mieux la conduite à tenir à mon égard : garder ses distances et courir vite si je perds le contrôle ou si j'avale la moindre goutte d'alcool.

Elle releva la tête, posa un coude sur la table et la teint appuyée sur sa main.

-Vous aviez dit au guérisseur de Fédoran que vous étiez clerc militaire...
Vous avez perdu votre pouvoir ? Entièrement ?

L'autre main reposait sur le corps du dragon endormi comme une couverture. Elle enchaina avant que le jeune homme n'ait eu le temps de répondre.

-Je comprendrais tout à fait que vous n'ayez pas envie d'en parler.

- Vous pensez que j'aurais pu profiter d'une vulgaire entorse pour me faire chouchouter, tout en étant en mesure d'y remédier ? Ou autoriser une linotte à filer au vent avec une blessure à la cuisse, alors qu'elle peut aussi bien tomber dans les pommes qu'aggraver les choses et finir par se rompre une artère ?

Détendu ou pas, son caractère restait toujours aussi électrique, mais probablement était-ce parce qu'il ne cessait de ressasser ces mêmes questions encore et encore.
Earl cilla puis se laissa aller contre le dossier.

- Désolé. C'est en effet un sujet un peu sensible.

Se mordant la lèvre, il se passa une main lasse sur le visage.

- Pour faire simple, il existe une différence fondamentale entre un soigneur et un mage. C'est comme comparer une rivière en plaine et un torrent de montagne. Ce sont deux cours d'eau, ils peuvent en charrier la même quantité, mais là s'arrêtent les similitudes. Le travail d'un soigneur est délicat, il requiert un contrôle absolu.

Il laissa retomber sa main sur la table et la contempla comme si elle lui était totalement étrangère.

- Pour je ne sais quelle raison, les berges du canal que j'avais tant peiné à bâtir se sont brisées, le sol s'est trouvé bouleversé, soulevé par des falaises là où se trouvaient autrefois des rives bien ordonnées. C'est bien simple : je suis incapable de maîtriser ce flot de quelque façon que ce soit, si ce n'est en le laissant s'échapper tel qu'il est. Et encore ai-je les plus grandes difficultés à colmater la moindre brèche après l'avoir ouverte.

Le jeune homme haussa les épaules.

- Je comptais réfléchir à ce problème tranquillement, tout en tâchant de me remettre physiquement en forme au Sanctuaire dès que j'aurais... réglé les affaires urgentes qui m'avaient mené à Fédoran, mais...

Mellyna ne s’offusqua même pas de la réaction d'Earl : elle commençait à s'habituer à ce qu'il soit systématiquement sur la défensive. Et puis c'était vrai que cela ne la regardait absolument pas.

-Venant de vous ça ne m'a même pas effleuré l'esprit. Vous n'avez pas l'air de chercher ni aide ni compassion, alors vous faire chouchouter... Ma question était plutôt, est-ce réversible ?

Elle le laissa expliquer son problème, attentive elle essaya de tout saisir, même si l'elixia restait quelque chose de très théorique pour elle. La dédrane avait toujours soif d'apprendre de nouvelles choses, en cela elle était très proche de Fanaa.

-... mais vous vous êtes retrouvé embrigadé dans cette histoire. Conclut-elle.
C'est déjà bien s'il vous reste de l'elixia, vous pourrez certainement la recontrôler un jour.

Un éclat de rire tonitruant partit de la table voisine, quand ils purent de nouveau s'entendre, elle ajouta :

-Qu'allez-vous faire maintenant ? Suivre Fanaa, si elle retrouve Adweliwen et qu'elle avait de bonnes raisons de partir, ou la convaincre de retourner dans le désert avec vous ?

- Maintenant...

Il fit osciller le liquide dans son verre, pensif.

- Concernant Fanaa, tenter de la convaincre ne serait qu'une perte de temps et d'énergie. Même quand elle demande si on est d'accord ou non à propos ce qu'elle décide, elle n'en fait qu'à sa tête.

Le menton calé dans la paume, il poursuivit plus lentement :
- Quant à la suivre... en vérité l'objectif final de cette équipée m'importe assez peu. Cela me gène d'avantage pour le reste du groupe qui pourrait être amené à prendre des risques parfaitement inutiles. A chaque fois que j'y réfléchis sans être... perturbé par... l'aspect charnel d'une telle relation, je me demande juste "pourquoi ?". Et j'ai aussi la désagréable impression qu'à chaque sottise supplémentaire, je pourrais en venir à ne plus ressentir que du dégoût. Je ne sais quel genre d'être humain de telles pensées peuvent faire de moi, mais il n'empêche qu'elles sont là.

Earl termina sa boisson d'un trait et réprima un petit frisson.

- Pour faire court, plus le temps passe et moins je sais quelle décision prendre. Alors dans l'immédiat, autant attendre de voir si elles vont venir ici, à combien, dans quel état, et avec quels projets en tête. J'espère simplement que j'aurai d'avantage de certitudes à ce moment-là.

Des tintements provinrent de la table des voraces tandis qu'il raclaient leurs poches à la recherche de quoi payer leur festin. Le plus lettré de la bande -qui se trouvait être le plus aviné- tentait vaille que vaille de déterminer la part de chacun et, comme il arrive souvent, chacun commençait à s'indigner du nombre d'assiettes ou de verres consommés par le voisin. Le ton n'allait pas tarder à monter et l'aubergiste reposa son torchon sur le comptoir, inquiet.
La serveuse décida qu'il valait mieux s'occuper ailleurs et s'empressa d'aller reposer son plateau.

- Ah, il me semble que la demoiselle vient par ici. On va peut-être enfin pouvoir se pencher sur cette foutue cheville...

Mellyna se redressa un peu sur sa banquette. Le mot "dégoût" l'avait faite plisser le nez mais elle se garda de juger.

-Je ne comprends pas pourquoi vous vous sentez si concerné par les conséquences de ses actes. Je pense que vous tenez tout simplement à elle. Pas pour ses prises de décisions clairvoyantes mais pour ses autres qualités.
Enfin les relations sont souvent des choses compliquées... C'est certain qu'il ne sert à rien de se prendre la tête par avance.

La dédrane laissa les considérations philosophiques quand la serveuse commença à être à portée de voix. Elle se dirigeait en effet vers eux.

- C'est vous qui avez besoin de soins ?

La question était rhétorique et Earl se contenta de repousser le tabouret pour se lever. Se remettre debout fut une véritable épreuve mais il serra les dents.

- J'ai une chambre. Mieux vaudrait y monter pour...

A la tablée voisine, deux des convives se levèrent brusquement eux aussi. L'aubergiste courut à la porte de la pièce où le mercenaire s'était enfermé avec le voleur.

La serveuse parut se tasser sur elle-même.

- Oui. Vite.

N'attendant nulle approbation, elle fila à son tour vers les escaliers. Ce n'était qu'une question de secondes avant que la vaisselle ne commence à voler, et elle ne tenait nullement à prendre une assiette perdue dans la figure.

Mellyna enroula le petit endormi autour de son cou et se saisit des bagages.
La salle commençait à s'animer dangereusement et elle trouva plus sage de suivre la serveuse.

-Appuyez-vous sur moi, il va falloir mettre les voiles en vitesse. Proposa-t-elle au lévitis en se mettant à son côté. Taquine, elle ne put s'empêcher d'ajouter : A moins que vous ne préféreriez que je vous porte pour aller plus vite ?