Confins du Désert Rouge - les grottes de Leviathan

Il allait répliquer mais Fanaa avait trouvé une des seules techniques efficaces pour le couper en plein argumentaire.

Le Lévitis se raidit cependant, refusant de se laisser embobiner si aisément. Il l'attrapa par les épaules et l'obligea à reculer, autant qu'il dut se forcer à se séparer d'elle.

- Non. C'est trop facile.

Il lui pointa un index écailleux sur le nez pour maintenir sa tête à distance.

- On parle de se contrôler, et tu essayes de me prendre par les sentiments ?

Le doigt appuya plus fort, obligeant Fanaa à redresser le menton.

- Apprends à maîtriser tes propres peurs, et fais-le par toi-même. Débrouille-toi au moins pour qu'elles n'affectent pas les autres. Eux aussi ont leurs propres peurs à gérer. N'oublie jamais cela.

Il recula bien vite avant qu'elle ait pu tenter une autre attaque et tourna les talons pour rattraper ceux qui avaient commencé à prendre de l'avance.
A défaut de l'"embobiner", elle avait quand même réussi à couper court à ses reproches...

*J'ai gagné.*
*Il n'a pas dit qu'il ne voudrait plus jamais de moi.*
*Il n'a pas dit qu'il voulait de toi.*
*Tu n'es pas sensée pouvoir parler!*
*J'apprends beaucoup à ton contact.*
*Et ce n'est pas un jeu.*

Il n'y eut plus de réponse. Juste un mal de tête. Fanaa regarda l'endroit d'où ils étaient sortis. Ca la dérangeait de laisser quelque chose à elle là-dedans. Surtout quelque chose d'utile. Mais si elle faisait demi-tour maintenant, il y avait fort à parier que ce serait mal interprété. Mais une arme en moins ... zut ! Elle ne pouvait pas les créer. Seulement les cacher et les faire apparaître à volonté.
Elle décida qu'elle retournerait le chercher. Plus tard. Un autre jour. Accompagnée de préférence. Ou peut-être pas. Infliger à quiconque de retourner là-bas serait loin d'être charitable.

Avec pas mal de retard, elle reprit sa marche, toujours dans ses pensées. Elle se sentait aussi crasseuse que Sheyn et ce n'était pas peu dire. En y repensant, embrasser qui que ce soit alors qu'elle était si repoussante ... berk. Pauvre Earl. Ah non ! Elle n'allait pas le prendre en pitié. Il n'empêchait que ... ce n'était pas le bon moment. Mais il avait commencé, il fallait bien lui clouer le bec où ils seraient allés trop loin tous les deux. Atteignant un point de non-retour. Permettant à l'autre de "gagner". L'autre était comme une maladie. C'était l'idée générale même si c'était plus compliqué que ça. L'autre s'était pas mal développée là-dessous. C'était peut-être aussi à cause de l'eau.
Ce lac ... il n'y avait pas que l'eau. Il y avait le palais englouti. Dans cette caverne il restaient encore sûrement des traces d'ancienne magie ou de quelque chose de sacré. Ce qui expliquerait qu'elle ait pu "percevoir" si aisément. Un peu trop.

Toute à ses réflexions, elle ne vit pas une pierre sur le chemin et trébucha. Le temps de se demander ce qui se passait, elle avait roulé et se retrouvait sur le dos, la tête dans les étoiles. Il n'y avait que le ciel et elle. Ceux qui étaient morts en bas s'étaient-ils envolés vers la quatrième lune, la lune qui n'existait pas? Il n'y avait pas eu de cérémonie. Pas de mot. Juste des cocons de fleurs. Etait-ce assez ? Est-ce ce que ce serait suffisant pour leur apporter le repos ?

Elle devrait sérieusement songer à y retourner. Elle se remit debout et accéléra. A moins de pouvoir le faire de loin ? Ce n'était pas tant le corps qui comptait. C'était l'âme après tout. Altarielle avait été une sorte de prêtresse, elle tiendrait à ce que sa petite-fille achève le travail.
Quel dommage que nul n'ait proposé de dresser le camp dans le coin pour se reposer. Elle aurait pu faire l'aller-retour. Mais non. Ils voulaient s'éloigner le plus possible. Cela se comprenait.

Les jeunes filles semblaient vraiment égarées. Elles demandaient parfois ce qu'elle faisaient là, mais comment leur expliquer ? Et le manque de réponse ne les affolait que plus.

Fanaa accéléra pour aller à la hauteur de Mellyna qui paraissait bien lasse. Il faudrait vraiment songer à faire une pause.

- Je suis désolée de ce qui t'est arrivé mais bravo. Tu as réussi. Tu les as libérées tu sais. Comment te sens-tu ? Est-ce que ça te fait mal ?

La dédrane regarda Fanaa avec surprise. Elle ne l'avait pas entendue arriver ! Elle était si concentrée à mettre un pied devant l'autre, à ne pas trébucher, à ne pas s'effondrer. Elle comptait sur le groupe pour la surveillance des alentours.
Eleïr'l dormait profondément et n'était pas plus utile. Avec mauvais son caractère, elle oubliait si facilement que ce n'était qu'un bébé !

-Merci... C'est le seigneur Earl qui a fini le travail tu sais, je n'ai aucun mérite... Bravo à toi aussi. Je me sens...

Mellyna ne voulait pas inquiéter ni culpabiliser la danseuse, mais il n'était aucunement envisageable de lui mentir.

-... fatigué.

*Pourvu qu'elle se contente de cette réponse, pas d'autres questions je t'en prie !
Gauche, droite, gauche, droite. *

-Et toi, tu tiens le coup ?

En baissant d'un ton :

-Tu t'es réconciliée avec le seigneur Earl ?

*Voila changer de sujet, bonne idée.*

- Je ...

Fanaa baissa la tête.

- Je ne sais pas. Je ne sais jamais vraiment avec lui. Mais au moins j'ai gagné un sursis.

Elle secoua la tête et sentit encore une fois la sensation du cerveau qui gonfle pour prendre toute la place. Ah non, ça n'allait pas recommencer !

Elle prit le bras de la Dedrane et le posa sur ses épaules.

- Je vais t'aider.

Elles avancèrent en silence durant quelques pas et Fanaa reprit :

- Ne dis jamais que tu n'as aucun mérite. Tu as foncé tête baissé sur l'ennemi sur aucune certitude et tu t'en es occupée. J'aurais pu me tromper. Sur le moment cela ne m'a pas effleurée mais j'aurais pu me tromper. D'ailleurs, vu ce qui s'est passé, j'ai en effet fait des erreurs. Je savais que ce serait dangereux mais je n'imaginais pas que tu serais à ce point ... touchée. Je n'ai pas vu le danger en entier. Je n'ai pu ni te protéger ni te mettre en garde. Et maintenant je n'ai que des mots à t'offrir. Les filles ...

Elle baissa la voix.

- Les filles n'ont rien de grave. Masha par contre ... je ne sais pas comment je vais pouvoir lui dire ...

-Tu as fait de ton mieux. Tu ne pouvais pas tout prévoir. On a sauvé les filles, il n'y aura pas d'autres enlèvements, l'objectif est atteint.
Moi aussi, j'aimerai pouvoir protéger tout le monde, mais c'est impossible...

En temps normal, la dédrane aurait décliné l'aide de la danseuse. Hélas, il lui aurait fallu une cane pour continuer et pas d'arbres à l'horizon pour s'en confectionner une. Aussi, elle accepta son épaule avec reconnaissance.

Mellyna faillit s'arrêter d'un coup au nom de Masha, l'inquiétude se lisait sur le visage de Fanaa.

-Qu'est-ce qu'elle a ?

Une des jeunes filles faillit tomber sur les genoux pour la troisième fois en vingt mètres. Ridelgald la rattrapa sans trop de mal et la remit d'aplomb comme il aurait reposé un chaton sur ses pattes. On se serait presque attendu à le voir prendre une fille sous chaque bras puis poursuivre son chemin comme si de rien n'était.

- Il faudrait peut-être faire une pause. Le village le plus proche est à...
- ... quatre bonnes heures de route, si on prend en compte que le passage des gorges est toujours encombré après l'orage. Personne n'est venu déblayer aussi loin, précisa Sheyn depuis le surplomb dur lequel il était perché.

Agacé par l'allure d'escargot du groupe, le garçon préférait prendre systématiquement des voies impossibles qui avaient l'avantage de l'occuper un moment, même s'il devait malgré tout faire de nombreux arrêts afin de ne pas distancer tout le monde.

Depuis qu'ils avaient quitté le palais englouti, il avait retrouvé sa mine boudeuse. Là-dessous, il avait au moins un simulacre de verdure pour s'amuser... en surface il n'y avait à nouveau que le roc et les débris charriés par la tempête. Toute l'eau qui s'écoulait en minces filets gargouillants la veille encore avait disparu.

Sable et poussière.
Et aussi...

Sheyn se retourna vers le sud, du côté des falaises les plus hautes, les plus sombres. Un petit bruit de reniflement se fit entendre. Les longues plumes fauves de sa tignasse restaient couchées le long de sa colonne vertébrale. Quoi que la brise nocturne puisse lui dire, cela ne semblait pas le mettre très à l'aise.

Il s'aplatit d'avantage sur son rocher et prit un ton geignard :
- On ne peut vraiment pas continuer à avancer ?

- Il n'est donc jamais fatigué ? gémit une Masha épuisée.

Et elle n'était pas la seule. Pourquoi personne n'ordonnait une halte ? Quatre heures ! Ils ne tiendraient jamais quatre heures de plus ! Etant trop fatiguée pour porter ou supporter une des filles, elle portait le sac de Nandini tandis que celle-ci veillaitt la fille en rose, Faÿlis. Tarik portait Lunea, en jaune. Thani avait la demoiselle en Bordeaux, Saoya. Sabu portait Lahili bien entendu, de vert vêtue. Ridelgald avait la garde d'Erialis (orange) et Rekala (bleu). Enfin Fynarine soutenait une Ouvea vêtue de gris perle.

- On peut continuer bien sûr, si par exemple tu nous relayais ! lança Nandini à Sheyn.

- Tu te souviens de ce que tu m'as dit lorsque tu m'as exposé tout ça ? Toi et Tarik avaez parlé des filles enlevées, mais vous avez aussi évoqué des filles qui se seraient contentées de disparaître puis de rentrer chez elles quelques jours après ? Celles qui étaient habillés comme des princesses et qu'ils gardaient était pour leur futur. Ah ça m'énerve il me manque des données. Je sais que celui que tu as tué ne les as pas touchées. Il ne pouvait pas. Mais celles qui étaient renvoyées chez elles, par contre, je crains qu'ils n'aient décidé qu'elles n'étaient plus assez "pures" pour engendrer des enfants. Et si elles n'étaient plus pures, c'est, et je préfèrerais que ce soit faux, qu'ils étaient passés par là. Et Masha ... fait partie des filles qui ont été renvoyées. Je ne sais pas comment vérifier ça. J'espère que je me trompe, que c'est encore un demi-savoir, une erreur.

Elle se tint le front.

- C'est un sujet trop délicat. Et il faudra retrouver les autres... Tout ça n'est pas fini. Même si le plus gros a été fait.

- Ouep, et comme ça tout le monde sera fatigué. Magnifique idée !

Les plumes se hérissèrent, agressives.

- Si tu as la force de grogner aussi, c'est que tu n'as pas besoin d'être relayée !
- Par contre personne ne peut relayer ces jeunes filles pour marcher, remarqua Earl en rebouchant l'outre de peau dans laquelle il avait prélevé un peu d'eau pour finir de nettoyer son nez endolori. Soutenues ou non, elles ne pourront jamais parcourir toute cette distance d'une traite.

Sheyn lâcha une exclamation contenue.

- Oh, et puis faites comme vous voulez ! De toute façon j'ai la dalle, je vais aller attraper un truc de mon côté.

Sans attendre le moindre accord, il escalada la paroi qu'ils longeaient à mi hauteur, en suivant un sentier de bergers offrant l'avantage d'éviter les éboulis au fond des canyons. Il passa la crête dans un petit nuage de poussière qui prit des reflets argenté sous la lumière des lunes.

- Si ce sentier consent à s'élargir suffisamment, nous pourront toujours nous accorder quelques heures de repos. Nous ne sommes qu'à la moitié de la nuit...

Mellyna sentait la fatigue qui montait, la tête commençait à lui tourner. Pas question d'être un boulet, marche !

*Gauche, droite, gauche, droite.*

-Hum, c'est un sujet plus que sensible en effet. Si c'est le cas, que crains-tu exactement ?
Qu'ils les aient changées ? Qu'elles enfantent ?

Son cerveau tournait à toute allure.

-Voyons, d'un point de vue physique, avec les fêtes de l'abondance, il y a peu de chances qu'elles soient vierges... A partir de quel âge peut-on assister à ces fêtes en tant qu'"acteurs" ? Sinon on peut aller vérifier... Mais comment introduire la chose ?
D'un point de vue psychique, soit elles ont oublié, et il ne vaut mieux pas faire remonter les souvenirs pour leur santé mentale, soit elles ne veulent pas en parler. Et là encore, on est bloqué.
A moins que tu ne puisses sentir la trace de l'elixia corrompue ?
C'est vraiment dégoutant, il vaut mieux ne pas leur en parler avant d'avoir des pistes sérieuses. Il faudra vérifier ta théorie pour les filles arc-en-ciel aussi.
Nuada pourrait sentir ce genre de choses ? Ou Nuadi ?

*Il reste tant de choses à faire !*

Ce fut sa dernière pensée consciente, elle se sentit tomber puis plus rien, le noir complet.

- Et peut-être que je recommence à divaguer et que ... hey ? Hey Mellyna !

Fanaa se sentit déséqulibrée mais assura sa prise pour ne pas laisser la Dedrane tomber au sol.

- Fynarine, viens vite ! Elle est tombée !

La clerc s'approcha en trottinant, prit le pouls et vérifia la respiration de la pauvre évanouie. Elle secoua la tête.

- Ce n'est rien de grave, juste de la fatigue. Mais Mellyna n'est probablement que la première d'une longue suite de demoiselles qui vont tomber d'épuisement d'un instant à l'autre. Alors j'espère que l'endroit où vous comptez nos arrêter pour la nuit n'est pas trop loin d'ici.

Elle faillit demander à Thani de porter son amie mais il réagit avant qu'elle n'ait pu formuler sa requête.

- Et toi ça va Fanaa ?
- Oui oui.
- Je m'occuperai de ton dos et ton crâne plus tard. J'ai fait rapide sur les bras mais ça suffira pour le moment ?
- Oui oui.
- Tant mieux. Je dois aussi m'occuper des bras de Tarik et des poings de Sabu et...
- Oui oui Fynarine. Fais ce que tu as à faire.
- Bien.

La clerc partie, Fanaa serra le poing, le détendit, le ressera. Paume vers le haut, puis vers le bas. Ses sabres pouvaient se matérialiser sur une simple injonction de son esprit. Les griffes ... n'en faisaient qu'à leur tête. Fanaa soupira. Ce n'était pas si important.

Et l'on fit enfin halte.

Fanaa resta à côté de Mellyna pour l'observer. Le prix à payer était bien élevé pour avoir sauvé des inconnues. La Gardienne était une héroïne d'une incroyable générosité. Et courageuse. Elle ne méritait pas ce qui lui arrivait. Pas plus que les pauvres victimes arrachées à leur foyer. Pauvre Mellyna, que lui était-il arrivé ? Lorsque Fanaa avait voulu en parler, la Dedrane avait semblé vouloir changer de sujet. C'était compréhensible.
Et pourtant, tout garder à l'intérieur n'était pas bon. Tout garder pour soi seul c'était dangereux. Preuve en était la crise d'Earl avant le départ en mission.

Fanaa fit le tour des jeunes filles, recouvrit Nandini et Masha qui partageaient la même couverture -ce qui n'était pas aisé car la première remuait beaucoup- échangea un regard avec Tarik puis s'éloigna de quelques pas.

Elle leva son regard vers la voûte du ciel à la recherche de la quatrième lune, mais celle-ci ne se laissait pas apercevoir. Pas ce soir. En les tuant, elle avait su leurs noms et leurs visages. Elle devait maintenant s'en débarrasser afin qu'ils ne hantent pas ses nuits, que des souvenirs inconnus ne se mêlent pas aux siens. Pour, enfin, ne pas perdre la tête. Quels étaient les mots à prononcer ? Altarielle ne les lui avait pas enseignés, pour la bonne raison qu'elle était sensée se débarrasser des monstres pour protéger une part du Ringèm, pas s'en prendre à des humains.

- Viendront à toi ce qui le méritent, se perdront les autres. Je m'en remets à ton choix pour ces âmes perdues. Natea ...

Elle énuméra les noms des quatre filles de Fedoran, puis ceux des mages transformés. Elle n'absolvait personne, ce n'était pas en son pouvoir, mais il fallait les laisser partir bien loin pour qu'ils ne restent pas pour ... une forme de vengeance ... ou autre. Il ne fallait pas prendre de risque.

Mais le dernier ... quel était son nom à lui ? Qui était-il avant de voler son dernier visage ? Elle ne pourrait pas débarrasser son esprit de lui si elle l'ignorait.

Sa céphalée grandissant, elle retourna s'asseoir avec les autres. Dormir. Il fallait dormir. Elle avait envie de dormir, son corps était fatigué ... mais fermer les yeux ? C'était trop risqué. Il y avait beaucoup trop de monde. Elle secoua la tête. Trop de présences, trop de risques. On ne pouvait se reposer que si l'on se sentait en confiance, pas en danger.

Earl s'occupa des pieds un peu malmenés des demoiselles : elles ne portaient que des souliers brodés excessivement délicats qui n'avaient certes pas été prévus pour de longues heures de marche sur un chemin pierreux. L'une d'elles les avait même perdus lors de l'escalade vers la surface... et elle ne s'en portait pas tellement plus mal.
Il n'y avait guère qu'à nettoyer puis panser coupures et ampoules.
La dernière s'endormit avant même que l'ex-clerc n'ait terminé.

Lui-même finit par aller s'asseoir contre un rocher et ferma les yeux presque aussitôt. Sans doute n'avait-il pas trop eu à se battre, mais il avait dû encaisser pas mal de pression nerveuse.

Sheyn revint au bout d'un moment, encore plus poussiéreux que d'habitude et avec une belle coupure sous l'oeil droit. Il fureta du côté du Lévitis assoupi, hésita, puis finit par se glisser vers Thani avec une allure de valaë forcé de se déplacer à découvert.

- Pas plus de quelques heures. Il y a... des odeurs. Ce n'est pas plus net, mais ça se rapproche.

Thani dévisagea l'eyerash, il restait plus que mystérieux. Ses attitudes étaient étranges mais ses renseignements, quand il daignait se joindre à eux, plus qu'essentiels.

-C'est noté, si on lève le camp dans deux heures ça ira ?
Il continua en baissant encore d'un ton.
Vous pensez que ce sont des dilos d'en bas qui nous suivent pour se venger ? Ou alors un danger "classique" du désert ?

Ils avaient affronté pas mal de chose ces derniers temps et ce serait dur de faire marcher les filles plus vite. Ils devraient surement se frotter tôt ou tard à ces odeurs. Cette réflexion tira une grimace au soigneur, encore des ennuis en perspective.
Il ne pourrais pas se reposer, il n'était pas blessé de toute façon et habitué à veiller pendant des jours. Il ne fallait pas laisser ce groupe exténué sans surveillance.

-Si vous voulez vous reposer un peu, je monte la garde.

- Ca devrait aller. Enfin je crois.

Le garçon semblait incertain, et l'incertitude le rendait nerveux.

- Il n'y a plus de ces machins. Là ça sent...

Sa voix baissa d'un ton et les yeux à nouveau d'un brun un peu trouble se firent fuyant.

- Chair en décomposition. Maladie. Mort. Et la faim.

Sheyn se détourna en marmonnant :
- Pas fatigué. Comme si je pouvais fermer l'oeil quand ces odeurs là m'emplissent les narines, de toute façon.

Faisant tinter les breloques de ses bracelets et chuchoter les plumes de sa crinière en bataille, il fila se fondre dans l'ombre d'un surplomb, sans pour une fois s'éloigner trop à l'écart.

Fanaa huma l'air ambiant mais ne sentit rien. Elle se pelotonna à côté de Mellyna pour essayer de dormir un peu. Deux heures c'était peu, mais si elle pouvait en profiter, ce serait bien.

Sauf que lorsqu'elle fermait les yeux, elle voyait l'autre Earl.
Et il la regardait.

Elle ne dormirait pas. Pas cette nuit du moins.

Elle renversa sa tête en arrière et posa son poing sur son front brûlant, tandis qu'elle contemplait les étoiles.

*Tous des menteurs ...*

L'horizon s'éclaircissait mais le soleil ne paraîtrait pas avant une bonne heure, et ils auraient probablement atteint le village le plus proche avant que les gorges ne se changent en étuves.

Sheyn restait tendu comme un arc. S'il dédaignait le sentier de berger situé quelques mètres au dessus du chaos qu'était à présent le lit asséché, c'était moins par impatience mal réprimée que pour continuer à humer la brise. Mais celle-ci tourna avec l'arrivée du jour, lui revenant dans la figure au lieu de rebrousser ses plumes fauves.

Le garçon sentait un poids sur sa nuque, le picotement d'yeux invisibles qui les observaient.
Simple animal dissimulé hors de vue ? Il essayait de s'en convaincre, sans grand succès.

Posté sur une petite corniche, il guettait de tous ses yeux, tendait désespérément l'oreille. Le cliquetis d'un cailloux qui rebondit sur son surplomb avant de rouler sur le sentier en contrebas le fit se figer tout net.
Et alors l'odeur lui emplit brusquement les narines.
Pourriture, maladie, mort.

Le souffle bloqué quelque part dans la gorge, Sheyn leva lentement la tête pour regarder la paroi rocheuse au dessus de lui.
Un visage le regardait, penché à quelques centimètres du sien.

Pétrifié, fasciné par l'horreur, il ne battit pas un cil. Chaque détail qu'il découvrait lui soulevait le coeur.

Un visage, oui.
Indubitablement humain. A en juger par l'ossature délicate des pommettes, cela avait dû être une femme, plutôt jeune.
A la place des yeux, il n'y avait plus que des orbites vides, deux puits sombres. Mais ses narines se dilataient sur des reniflements rapides. Elle "goûtait" l'odeur de l'eyerash immobile.
Ses lèvres craquelées se retroussèrent sur des dents curieusement blanches et régulières. Un filet de salive descendit sur son menton.

Sheyn vit la bouche s'ouvrir. Grand, encore plus grand...
Les joues se déchiraient, dévoilant des muscles et des tendons puissants qui n'auraient pas dû se trouver là. Cette gueule de cauchemar exhalait une puissante odeur de pourriture.

Le filet de salive hésita, tremblotant, puis se posa sur la joue de Sheyn.
Ce fut comme si ce contact écoeurant l'avait brusquement réveillé et il dégringola plus qu'il ne descendit sur le sentier.
La chose fut à peine moins rapide et se reçut sur le chemin derrière le groupe avec une souplesse inattendue.

- Neega !

Curieusement, le timbre d'urgence dans la voix de Sheyn fit qu'il n'y eut pas besoin de traduction pour les étrangers pour comprendre le sens de ce simple mot.

Fuyez.

Ceux qui connaissaient ne demandèrent pas leur reste et se mirent à courir sans demander leurs restes. Envolés la fatigue, la lassitude, les pieds douloureux. Envolés pour quelques temps. Ils ne pourraient être rapide sur une trop longue distance. Pas dans leur état. Mais en attendant ils ne perdraient pas de temps.

Fanaa tourna la tête. C'était un réflexe, elle voulait juste savoir ce qu'il fallait fuir.

Quelqu'un. Quelqu'un qui faisait froid dans le dos.

- Mais enfin, cours !

Tarik. Il la tira par le bras et ses jambes se mirent enfin en mouvement. Elle tenait son arme à la main, au cas où. Elle sentait confusément que la présence avait un rapport avec les bêtes dévoreuses d'elixia dont avait parlé Earl. Mais il n'avait pas précisé que c'était des gens !

Bon. Avoir peur c'était une chose, mais il fallait surveiller que les plus faibles du groupe ne tombent pas. Les jeunes filles, et Mellyna sur le dos de Thani. Et Fynarine bien sûr, la seule soigneuse ...

L'une trébucha et Fanaa se précipita pour la relever. Celle qui avait perdu un soulier s'était blessé le pied et ralentissait. Tarik et Masha la prirent chacun par un bras pour la faire accélérer.

Est-ce qu'on ne pouvait pas les arrêter ? Les ralentir ? Et si on leur jetait des pierres ? Fanaa s'arrêta. Des caillasses, ce n'était pas ce qui manquait dans le coin. Elle se baissa pour en ramasser et reprit sa course. Se retournant, elle en jeta vers les poursuivants, mais dur de viser en pleine course ! Comment est-ce qu'on pouvait blesser ce genre de chose ?

- Arrête de jouer ! Comme si tu pouvais simplement les égratigner en balançant de petits cailloux tout en courant !

Si les graviers la touchaient, leur poursuivante ne semblait nullement s'en ressentir. Elle courait à une allure invraisemblable, pliée en deux, accélérant par bonds obliques comme un grand fauve.

Le sentier à flanc de falaise marquait un tournant.
Et, dans un nuage de poussière qui semblait argentée à la lueur pâlissante des lunes, un second être pâle se laissa tomber devant le groupe. Celui-là avait dû être un vrai géant, mais il n'avait plus grand chose d'humain dans son allure ou dans ce qui lui tenait lieu de face : son organisme pris de folie semblait avoir voulu faire croître de nouvelles structures sur tout le côté droit, formant un chaos indescriptible.

- Visez les membres ! A défaut de les tuer, cela les empêchera de nous courir après !

Plus prompt à réagir dans l'urgence, Earl ne se le fit pas dire deux fois : presque sans ralentir tandis qu'il se dérobait sur le côté pour éviter de grandes mains aux ongles jaunes, il dégaina ses sabres. Le monstre vacilla sur la jambe qui lui restait et s'effondra. Cela ne l'empêcha pas de tenter de se traîner au sol et de saisir quelques chevilles au passage.

A présent, tous pouvaient sentir la puanteur qui avait rendu Sheyn si nerveux.
Filant au sommet des falaises, d'autres ombres gagnaient du terrain. Trois, quatre... ou d'avantage ?

Les filles crièrent et reculèrent pour échapper aux mains. Elles étaient paniquées, elle n'avaient rien pour se défendre et se retrouvaient encerclées. Tarik, Nandini, Sabu et même Masha se tenaient sur l'extérieur du cercle, armes à la main. Leur seule chance était de perdre assez de temps pour permettre au soleil de se lever. Leurs assaillants fuiraient à la lumière du jour.

La poursuivante avait trop de souplesse et trop de détente pour sa condition. Elle ne semblait pas vivante, comment pouvait-elle se mouvoir si aisément ? Il fallait donc se méfier. Ces créatures étaient bien plus capables que ce qu'elles pouvaient laisser croire.

Fanaa s'accroupit, fixa la femme du regard, se ramassa et bondit. Elle se jeta dans les jambes de la femme au moment où celle-ci allait sauter aussi. Elle tomba. Fanaa se redressa aussitôt et bondit sur le dos de la femme. Celle-ci, plus forte qu'elle ne le semblait, se redressait déjà. La Danseuse raffermit ses deux mains sur son sabres et le planta de toutes ses forces dans le cou de la femme sous elle, tranchant la moelle épinière, tout lien avec le cerveau. Le corps trembla.

- Ney'la. Pardon.

Fanaa escalada la paroi et courut vers les autres formes. Ils semblaient humains et en même temps non. Qu'est-ce que Earl avait dit déjà ? L'elixia. Ces gens cherchaient l'elixia vitale. Que jouer avec l'elixia pouvait les attirer. Mais il n'avait pas précisé comment ils mangeaient l'elixia.

La jeune fille sauta sur les épaule d'un des hommes, serra ses genoux pour ne pas se laisser jeter à terre, lui agripa les cheveux et passa sa lame sur la gorge, tranchant la peau, la trachée, la jugulaire. Ces créatures mouraient-elles, vidées de leur sang ?

Ce qui avait été un homme émit un gargouillement écoeurant, et se retourna avec assez de violence pour la faire bouler au sol. Son mouvement fut tellement brutal, d'ailleurs, que les muscles et les tendons endommagés de son cou ne purent le supporter : un craquement sec se fit entendre et le crâne bascula mollement sur le côté, à peine retenu par quelques lambeaux de chair.
L'être resta figé un instant, semblable à une poupée grotesque. Puis il se jeta en avant, droit vers Fanaa, les mains tendues.

Une chose pâle fila soudain devant les yeux de la jeune femme. Dans un grand fracas, l'homme au cou brisé s'écrasa contre un grand rocher, une des branches dures comme la pierre d'un des troncs pris dans les éboulis en contrebas piqué dans le torse. La branche démesurément étirée frémit et s'enfonça d'avantage, insensible aux gesticulations du monstre prisonnier.

Les autres créatures s'immobilisèrent dans un bel ensemble pour se tourner vers Sheyn qui avait encore une main levée et un filet de sueur à la tempe.

- Oh, chiotte...

Il attrapa Fanaa par le bras pour la relever avec une force surprenante.

- Certains n'ont même plus de cerveau, ou alors plus dans la tête... Si l'un d'eux arrive à t'immobiliser, tête ou pas, les autres en profiteront. Cours !

Plus bas, les fugitifs avaient réussi à se dégager un passage. Rester sur place et assurer la défense aurait pu être une bonne idée, si les êtres n'avaient cessé d'arriver. A ce rythme, ils seraient épuisés et submergés avant le lever du soleil.

Quelle poisse.
Il avait fallu qu'ils passent à portée de flair d'un groupe entier.
Les solitaires étaient plus hardis, plus imprévisibles, souvent plus puissants. Mais ceux qui se déplaçaient à plusieurs chassaient de même.

Le lit de la rivière tournait à nouveau. Et, au détour du chemin, les fuyards durent marquer un nouvel arrêt.
Pas de nouvel être monstrueux pour leur barrer le passage, mais un éboulis énorme qui avait emporté tout un pan de falaise et le sentier de berger avec. Ils se trouvaient acculés à un chaos de rocs énormes et instables. Impossible de traverser cela rapidement. Inutile aussi de songer à descendre les quelques mètres jusqu'au fond de la gorge : le passage était à peine plus praticable avec les vestiges abandonnés par l'orage.

Ils étaient acculés. Comme s'ils l'avaient deviné, les poursuivants les plus lestes avaient ralenti et stoppèrent à distance prudente pour attendre que leurs comparses moins agiles les rejoignent.

- Sheyn ! Tu cours vite, non ? Attirons-les loin du groupe !

Les faire venir sur les plateaux, les éloigner de ceux qui avaient du mal à se défendre pour laisser à ces derniers le temps de se mettre à l'abri, ce devait bien être possible, non ?

Sous les pieds de Fanaa, ses empreintes luisaient doucement. Elixia. Il fallait la leur montrer afin qu'ils la sentent, qu'ils décident si elle serait à leur goût.



Bloqué, ils étaient bloqués. Les passages par le chemin et par en bas était impossibles. Plus haut ? Non, la moitié du groupe se trouverait incapable d'escalader les parois. Rageant, Tarik resserra sa prise sur son couteau. Il en avait charcuté un déjà et recommencerait autant de fois qu'il le faudrait. Leur malédiction. Ces gens étaient leur malédiction. Le plus dur avait toujours été d'arrêter de les considérer comme des amis ou de la famille, de ne surtout pas hésiter en songeant à qui ils étaient ... avant. Car du jour où ils avaient muté, ils avaient été considérés comme passés de l'autre côté. Comme morts ...


- Est-ce qu'on peut faire ça ? Les attirer chacun d'un côté, pour diviser leur nombre, on gagnerait du temps, non ?

Nerveuse, elle était sur ses gardes, prête à bondir et rebondir. c'était une chasse aux monstres. Encore. Seulement ces monstres là, elle ne les connaissait pas.

- Ca ne marchera pas. Ils ne se détourneront pas d'une proie facile parce que celle d'à côté sent meilleur.

Il courait vite, oui, mais ceux qui se trouvaient au sommet des plateaux semblaient également les plus rapides... ceux qui devaient à l'origine dépasser les proies et leur barrer la route. Les plus lourds avaient déjà rompu la poursuite, se rabattant vers le bord de la falaise. Ils allaient descendre.

- Ils sont comme les fauves qui chassent en groupe. Forcer les proies à fuir, abattre rapidement les traînards, les affaiblis. Et s'ils se sentent assez nombreux et qu'ils ont encore faim, s'attaquer tous ensemble aux survivants. Ces "fauves" là ont toujours faim. Mais s'ils s'obstinent, c'est bien qu'ils pensent avoir une chance de l'emporter sur les plus forts.

Sheyn passa d'un bond une large faille béante. L'être qui tendait déjà ses mains pour le saisir freina des deux pieds avec un sifflement de dépit avant de dévier sa course pour contourner le précipice.

- Ils ont senti la fatigue, les blessures.

Ce n'était plus la peine de chercher à se retenir.
A moins de les réduire en pièce pour avoir une chance de trouver un point vital, ils n'avaient qu'une option efficace : les immobiliser.

Le garçon s'arrêta à son tour dans un nuage de poussière et posa les deux mains sur le sol rocheux.

- Allez, allez !

La pierre se fissura devant les pieds de l'être le plus proche et de longues tiges ligneuses jaillirent pour s'enrouler autour de ses chevilles. Fouettant les airs comme les bras d'un monstre marin, elles se resserrèrent autour des membres de la créature. Le bruit des os brisés résonna, clair et sec, une seconde avant que les tiges racornies ne retombent en poussière.
C'étaient là des plantes des temps anciens dont les graines avaient été emportées par les vents violents et enfouies dans les innombrables fractures des plateaux. Sans eau, sans terre nourricière, on ne pouvait au mieux leur accorder que quelques instants de vie.

D'autres arrivaient déjà.
Seulement il avait déjà dépensé tant d'énergie pour établir une connexion avec les plantes si dénaturées de la cavernes...