Confins du désert - sanctuaire du Pas du Dragon

"Cet imbécile" ?

"Je me fiche complètement" ?

"Laisse les morts en paix" ?

"Laisse moi en paix, fiche lui la paix, fiche moi la paix et à toi-même" ?

"Regarde vers l'avant"

"Pas vers les souvenirs."

"Pathos". *C'est quoi un pathos ?*


Enfermée des des souvenirs. Fanaa avait toujours été enfermée quelque part. Dans un cachot, dans un bordel, dans une auberge, à Shalanos, même au Ringèm. Mais elle s'y était toujours crue en sécurité (sauf au cachot bien entendu) et elle avait toujours d'elle même chercher ces endroits avec des murs et un plafond. Avec des limites. Les espaces clos, même étendus la rassuraient. Les endroits sans limite l'impressionnaient et l'effrayaient. La liberté l'effrayait. Pour qu'elle en prenne conscience il aurait fallu faire une sacrée thérapie psychologique. C'était enfoui sous tellement de couches de cauchemar et de souvenirs hideux. Pour sortir cette idée du fond de son esprit il aurait fallu faire une plongée en eaux obscures qui en aurait rendu malade plus d'un ou d'une.
C'était l'un des effets des ces sortilèges tissés par Iskandar qui l'entouraient. Sauf qu'Iskandar étant mort, ils avaient quelque peu faibli et Earl en ayant supprimé un ...

Il faudrait du temps avant que sa nature ne change, avant qu'elle arrête d'avoir peur de tout et de craindre les réactions des autres à tout bout de chant. Il faudrait du temps avant que ne disparaissent complètement les cicatrices du passé. Si elles disparaissaient jamais. Il faudrait du temps et il faudrait oser aller voir de l'autre côtés de ces murs qu'elle cherche sans cesse, oser aller se promener sous le ciel trop haut et l'horizon si loin qu'il en est invisible.
Ce n'était pas impossible. Elle pourrait essayer. Pour voir. Et sauver ce qui restait. Essayer.


Fanaa le regardait. Elle fixait ses yeux d'or légèrement agrandis par les verres correcteurs, elle regardait son expression, le buvait du regard, apprenait tout, la crispation de sa bouche, le plissement de ses yeux, sa mâchoire inférieur très légèrement avancée, toute la peau de son visage tendue, son teint affadi à l'instant. Il était en colère.

Elle l'avait toujours connu en colère ou quasiment. L'autre nuit, il avait été merveilleux, il n'était pas lui-même mais il n'était pas non plus quelqu'un d'autre. Sûrement celui qu'il s'empêchait d'être et qu'il cachait derrière sa colère, sa raideur, son éducation levitis.

Sa colère la rendait triste mais pas seulement. A cet instant, elle la rassurait et même plus.


Fanaa rit. Quelque chose se fissurait en elle. Ce n'était pas un rire nerveux, non, c'était un autre rire. Un rire qui a du mal à croire ce qu'il entend. Un rire qui est soulagé et franchement amusé. Surpris.

Elle s'essuya les yeux avant que les larmes n'en tombent, se redressa, l'entoura de ses bras et lui vola ses lèvres pour l'empêcher de parler encore. Elle avait la tête qui tournait un peu. La fatigue.

Elle voulait, elle prenait. Car en regardant vers l'avant, elle voyait des yeux en colère et des reflets d'argent sur une peau dorée. Elle voulait tout cela.

Ce n'était pas vraiment la réaction attendue.
Pas du tout, en fait.

Habituellement ceux sur qui il laissait éclater sa fureur préféraient soit fuir, soit penser très fort qu'ils étaient ailleurs, soit fondre en larmes. Là, c'était une première.

- Hey...

Earl s'efforça de décoller Fanaa de sa personne.

- Quand j'ai dit "tu veux, tu prends", je n'étais pas inclus dedans.

Il ferma les yeux et prit une grande inspiration.

- Eeeet pisse de moo !

Sans autre forme de procès, il répondit au baiser volé, avec une fougue suffisante pour rebasculer Fanaa dans le fauteuil qui s'inclina dangereusement vers l'arrière.

- Tu es... complètement... indubitablement... absolument... folle. Et moi je suis le plus fou de tous.

Le regard bleu de Fanaa pétillait de malice lorsqu'elle lâcha tout de même :

- Là c'est toi qui parles trop ...

Ce furent ses derniers mots de la nuit. Ensuite il y eut des souffles, des caresses, de la peau et des écailles à nu, de la chaleur, et puis le sommeil bienvenu.

Quand Fanaa ferma les yeux, elle tomba d'épuisement autant qu'elle s'endormit. Elle n'eut même pas le temps de dire quelque chose de gentil avant de se laisser enlever par la profonde nuit.

Demain elle mangerait, demain elle boirait, demain elle irait voir Mellyna et Fynarine et serait gentille avec elles.

Demain n'était pas encore là.

Contrairement à la personne à son côté ...

A effacer s'il te plait !

- Bien dormi ?

Earl décocha un coup d'oeil vers son ex-second qui longeait la galerie extérieure afin de profiter des dernières heures de fraîcheur matinale. Il se contenta de répondre par un marmonnement qui n'engageait à rien.
Ridelgald s'accouda à la rambarde de pierre pour observer à son aise son ancien capitaine... ancien capitaine qui commença à se dire qu'il aurait mieux fait de chercher un autre endroit tranquille.

- Hum... je peux savoir pourquoi vous procédez à vos ablutions matinales dehors ?

Earl rattrapa de justesse la cuvette en équilibre précaire qui avait failli basculer du parapet. Il fronça les sourcils par dessus l'ourlet de sa serviette et grogna d'un ton qui n'incitait pas à poser d'autre question :

- Je peux faire ma toilette où bon me semble, non ?

Ridelgald ne se laissa guère impressionner. Il n'aurait pas pu suivre Earl pendant des années s'il avait fait profil bas à chaque fois que ce dernier commençait à gronder comme un chewgal affamé.

- C'est qui ?
- Je ne vois vraiment pas de quoi tu veux parler.
- Oh... vous vous êtes fait ce suçon dans le cou tout seul ?

Earl fit derechef un bond en arrière pour se soustraire à l'oeil un peu trop inquisiteur du soldat, tout en tiraillant sur son col qui, hélas, n'était pas aussi docile que ceux de ses uniformes habituels et refusait de couvrir la marque indiscrète.

- C-ce n'est pas...
- Mais si, mais si. Il doit bien s'agir du seul domaine où j'ai autant sinon plus d'expérience que vous. Le vent qui souffle dans votre dos me dit que vous sentez aussi un parfum assez inhabituel... je ne saurais dire de quelle fleur, mais...
- Heu...
- Ah, et aussi vous semblez beaucoup moins tendu que d'habitude. Disons que quand vous ne vous videz pas les... hum... la tête pendant trop longtemps, vous êtes proprement imbuvable.

Earl dut faire un effort monumental pour garder la face. Ce fut donc avec la plus grande raideur qu'il lâcha entre ses dents :
- Autant pour la retenue lévitis ! Maintenant j'ai une petite idée du tour que peuvent prendre les conversations dans les salles de repos des casernes.
- Ah, mon cap... seigneur, la "retenue" est surtout valable pour les aristocrates...

Enfin, à ce qu'on racontait, il s'en disait et il s'en passait de belles aussi dans certains des beaux salons. Ridelgald décida de ne pas s'engager d'avantage sur ce sujet épineux mais ne put s'empêcher de glisser un regard curieux vers les arcades qui menaient à la chambre. Earl se décala précipitamment pour lui bloquer la vue.

- Hé, ce n'est pas parce qu'on a déjà dû partager une tente que tu peux... gnn... te mêler de mes... affaires privées.

Un peu déçu mais pas vaincu -il en avait assez vu pendant les heures où Earl était inconscient, terrassé par la fièvre ou l'épuisement, pour avoir une idée précise de celle responsable de la petite marque rouge sous l'oreille du jeune homme -, Ridelgald consentit à reculer à "distance de sécurité" et à changer de sujet. Il n'avait pas l'habitude de poser de questions vraiment personnelles, aussi se contenta-t-il de couler un regard un peu hésitant vers les plaques d'écailles argentées qui étincelaient par intermittence sous les cheveux blancs.

- C'est un peuple étrange, ici.
- En effet...

Ridelgald passa une main dans ses cheveux coupés en brosse avec la même méticulosité qu'au départ de Lévitas, et grimaça en trouvant déjà des grains de sable de si bon matin.

- Je ne suis pas sûr d'avoir complètement compris toutes ces histoires d'Êtres Sacrés, d'elixia, de Nereyn ou que sais-je. Enfin bon, tant que...
- Je vais bien, Ridel.

Le soldat lâcha un soupir dubitatif.

- De toute façon vous dites ça même quand ça ne va pas. On a servi à manger dans la salle habituelle. Pensez à y faire un tour dès que vous aurez fini... hum... ce que vous avez à finir. Il vous reste de la mousse juste sous l'oreille.

Earl finit de s'essuyer la figure tandis que son ancien second allait flâner plus loin... peut-être à la recherche d'une Dédrane lève-tôt.
Le Lévitis secoua la tête tout en s'assurant dans un bout de miroir qu'il n'y avait plus trace de barbe ou de mousse nulle part. Ridelgald avait parfois tendance à le couver comme un père célibataire inquiet. Certes, il en avait l'âge, mais...

Il roula en boule la serviette dans la cuvette à présent vide puis repassa une des arcades menant à sa chambre.
Une nouvelle journée brûlante s'annonçait et des mirages fugaces ondoyaient déjà sur la crête des plateaux. Cette chaleur intense était épuisante, sans compter qu'il faisait de petites nuits. Peut-être qu'une sieste...
Ah mais non ! Il n'allait pas commencer à se comporter comme un grand-père lui aussi !

Earl reposa le récipient émaillé sur une table avant de jeter un coup d'oeil à son lit.
Tiens, Fanaa s'était levée.
Pour aller à la salle des vapeurs, peut-être ?

Il se massa les paupières afin de chasser les lucioles qui lui embrouillaient la vue, après être ainsi passé de la pleine lumière à la douce pénombre de l'intérieur.

Le drap ourlé de fil d'or et de passementeries multicolores avait lui aussi disparu, laissant à nu les quelques coussins plats bien chiffonnés et le mince matelas posé sur le sommier de nattes. Le jeune homme le chercha machinalement du regard, s'attendant à le voir traîner quelque part sur le dallage.
Ah oui, il était juste là, sous la fenê...

Earl se figea.

- Fanaa ?

Son souffle se bloqua un instant, mais il ne paniqua pas. Paniquer ne servait à rien, quelle que soit la situation. Cela, il se l'était répété pendant des années et des années, tout au long de son apprentissage de clerc, tout au long de son service dans l'armée de Lévitas. Il alla s'agenouiller auprès de la jeune femme et procéda à un examen rapide.
Elle semblait simplement inconsciente. La fatigue ? La déshydratation, peut-être ?
La frustration lui fit serrer les dents. Il ne pouvait pas s'autoriser d'examen plus précis tant que qu'il n'était pas certain de l'état de son elixia à lui. En cas de fausse manoeuvre, il pouvait aussi bien lui faire rompre une artère ou léser gravement un organe par inadvertance.

Laissant là ces considérations qui n'aidaient guère, Earl passa un bras derrière les épaules de Fanaa et un autre sous ses genoux puis la souleva sans difficulté. Il alla la déposer toute enveloppée du drap sur le lit encore tiède et la considéra avec un froncement de sourcils inquiet.
Elle était un peu pâle.

Mouillant un mouchoir dans d'une cuvette où scintillait un fond d'eau claire, il fit couler quelques gouttes sur les tempes et sur les lèvres entrouvertes de la jeune femme tout en lui tapotant les joues avec fermeté.

- Fanaa, réveille-toi.

Décidément, entre les bleus et les évanouissements, on ne pouvait pas dire qu'il ne lui faisait que du bien...

Fanaa cilla puis grimaça. Qui la tapait ? Ce n'était pas ce qu'elle appelait un réveil en douceur. Elle ouvrit les yeux, se souvint être tombée, croisa le regard doré, remonta sa main pour toucher celle d'Earl et lui offrit un sourire.

- C'est toi.

Elle était sincèrement ravie de le voir et son expression attendrie n'en cachait rien. Par contre elle ne se sentait pas beaucoup plus en forme. Que s'était-il passé déjà ? Ah oui. Elle n'avait mangé. Et après deux nuits blanches et deux jours de jeûne ... c'est ce qu'elle avait voulu faire mais maintenant que cela risquait de la faire passer pour une petite fleur fragile l'idée lui plaisait moins.

Tournant la tête, elle chercha du regard quelque chose, sinon à manger du moins à boire. La cuvette ? Non. Cela ne serait pas du plus bel effet. De plus, elle doutait de pouvoir la porter à ses lèvres sans la renverser. Ah ! Un verre d'eau sur la table de nuit. Voilà qui était mieux. Une de ses mains ne quittait pas celle du levitis tandis que l'autre se tendait pour attraper le petit récipient. Sa poigne n'était pas très assurée mais elle réussit à le ramener sans encombre et à en boire une gorgée. Par les lunes que c'était agréable ! Elle n'avait pas non plus assez bu la veille ...
Fanaa ferma les paupières pour mieux déguster le plus sain des breuvages et les rouvrit.

- J'ai eu un petit vertige. Je crois que je me suis levée un peu vite.

Elle termina son verre et lorsqu'elle le reposa, son geste était déjà plus assuré. Ainsi elle tiendrait jusqu'à trouver la table du petite déjeuner. Elle sentait la peau dorée et les écailles argentées sous ses doigts. Elle allait sourire de nouveau lorsqu'une douleur partant de son ventre la traversa, la faisant tressaillir toute entière. Elle ne dura qu'un instant et s'en repartit aussitôt, laissant quelques tâches sombres voleter dans la vision de Fanaa. Celle-ci ferma les yeux, respira profondément et les rouvrit. Elle n'avait plus mal. Qu'était-ce ? Peut-être ne devrait-elle plus perdre de temps avant d'aller se sustenter. Le climat était plus rude dans le désert qu'ailleurs, on s'y fatiguait plus vite. Et elle ne tenait pas à être malade, fatiguée, diminuée. Non non non. Elle n'avait pas de temps à perdre avec ça. En plus cela donnerait une mauvaise image d'elle au levitis. Elle s'y refusait.
Croisant les doigts pour que son tressaillement soit passé inaperçu, après tout elle aurait bien été en peine d'expliquer ce qui s'était passé, elle commença de se redresser.

- Je crois que j'ai faim. Tu as déjà mangé ? Y a t il longtemps que tu t'es levé ? As tu bien dormi ?

Dormir. Elle sentait qu'elle pourrait se rendormir tout de suite si elle se laissait faire. Mais ce n'était pas le moment. Non. Elle devait vraiment se lever. En douceur elle lâcha la main d'Earl et se tourna sur le rebord du lit de façon à laisser ses pieds toucher le sol. Le contact du drap était doux, pourtant elle dut le laisser glisser sur le lit tandis qu'elle se levait pour récupérer ses vêtements de la veille et les renfiler à gestes mesurés.

Cela aurait été bien sous-estimer les facultés d'observation de l'ex-clerc que d'espérer faire passer inaperçu un tressaillement de douleur.
Il ouvrit la bouche, mais pinça presque aussitôt les lèvres pour se forcer à garder le silence et ravaler les grondements furieux qui lui remontaient à la gorge. Earl avait en sainte horreur les patients qui s'ingéniaient à taire leur mal... même s'il était le premier à faire comme si de rien n'était en cas de problème. Pourtant il attendit que Fanaa le lâche d'elle-même pour se redresser avec un soupir légèrement agacé.

- Bien sûr que tu dois avoir faim, avec le peu que je t'ai vu picorer aux repas !

Ah, il recommençait à prendre un ton sec alors qu'il n'était même pas midi. Au prix d'un bel effort, il parvint à poursuivre d'un ton à peine plus mesuré :
- Et je suis levé depuis...

Un bref coup d'oeil à la lueur du soleil à l'extérieure qui était doucement passé de l'écarlate de l'aube à un or pâle. La lumière encore tendre éclairait les vêtements de nuit impeccablement pliés et posés sur le dessus d'un des paravents. La plume posée à côté du livre de la veille marqué presque à la dernière page et d'un paquet de notes serré dans une pince d'argent prenait des reflets bleuâtres. Même la peau diaphane de Fanaa se parait de teintes fauves tandis qu'elle se rhabillait.

- Depuis un petit moment. Mais non, je n'ai pas encore été manger.

Dos à Earl, Fanaa s'immobilisa et écouta avec toute son attention les variations et modulations de la voix du Levitis. Par réflexe il commençait forcément par se fâcher. Grondant. Il montrait d'abord son agacement, puis tentait de le masquer. Mais il restait grognon.

*Grondant. Un dragon empêtré dans ton un tas d'entrave d'éducation levitis ?*

Elle imaginait bien, oui, ce dragon coléreux, pris dans des rêts et ne réussissant pas à dompter sa colère pour en sortir. La créature, plutôt que de se libérer de ses liens un par un, préférait tous les briser d'un coup. Mais sa fureur n'y suffisait pas. Les liens étaient fins mais nombreux et solide. Un seul était facile à rompre. Tous en même temps devenaient plus résistants.

Fanaa peigna ses cheveux avec ses doigts et les attacha en une grosse natte. Elle garda quelques instants le regard vissé sur les falaises avant de se retourner. La douleur ? Elle n'y pensait déjà plus. Pas plus qu'elle ne faisait le lien avec ses crampes lors de la fête de l'abondance. Elle n'avait pas assez de place dans son esprit pour songer à tout, alors elle triait par ordre d'importance.

S'approchant de lui, elle leva une main pour effleurer les cheveux blancs qui, avec le soleil prenaient des reflets qui seraient bientôt aveuglants.

- J'ai eu peur, Earl. Expliqua-t-elle. J'ai eu peur et j'ai agi bêtement. Mais c'est fini maintenant, tu m'as dit que mon elixia était encore là, que je n'avais pas à m'inquiéter. Tu es très intelligent, si tu le dis je ne peux que te croire, alors je ne ferai plus d'expérience idiote comme ça. Je connais mes limites maintenant.

Le bout de ses doigts suivit le contour de la joue, du cou, de l'épaule du jeune homme en une subtile caresse avant de se séparer de lui. Elle se recula vers l'arcade de sortie de la chambre et prit appui sur le mur.

- Tu viens ? On y va ?

- Donc quand tu as peur, tu te laisses mourir de faim ?

Earl considéra la jeune femme avec une profonde perplexité. Où était la logique dans tout ça, par Ael ?
Les bras croisés, il haussa les épaules.
S'il commençait à chercher une explication sensée sur Fanaa, il risquait surtout de perdre son temps inutilement et d'y gagner une belle migraine.

- C'est cela, on y va...

Sans décroiser les bras, il prit la direction de la salle d'où provenait un discret effluve de fleurs, de plantes et d'épices doux. A en juger par les corbeilles de fruit entamées, les tasses encore emperlées de tisane et les serviettes en bouchon, d'autres personnes avaient déjà fini leur déjeuner avant eux. Un jeune garçon tout juste vêtu d'un pagne de tissus délicats frangé de perles qui tintaient agréablement à l'oreille remportait un plateau chargé d'assiettes dégoulinantes de miel et de confitures aux parfums curieux.
Pas trace de Nuadi ou de Nuada, mais cela n'avait rien d'étonnant. Ils avaient leur propres occupations.
Donc, au final, il n'y avait que Fanaa et lui... en tête-à-tête ?

Cette idée lui fit monter une nette rougeur aux oreilles et il fit brusquement demi-tour. Revenu presque aussitôt, il se laissa tomber sur un pouf aux motifs gracieux puis ouvrit posément son livre, apparemment déterminé à le finir dans la foulée. Ayant appuyé l'ouvrage contre une carafe, le Lévitis entreprit de se servir sans quitter les pages des yeux, et surtout sans risquer un seul regard supplémentaire du côté de Fanaa.
Un... tête-à-tête...
Ridicule !
Sans faire mine de remarquer qu'il avait mis dix fois trop de sucre de kessa dans son thé, il se mit en devoir d'avaler la boisson tout en poursuivant sa lecture, accoudé à la table basse. De sa main libre il agitait la pointe du couteau à tartines dans les airs, comme s'il prenait machinalement des notes sur un parchemin invisible. Sans ses lunettes, il devait plisser les paupières pour déchiffrer les caractères un peu pâlis du manuscrit, ce qui lui donnait une mine excessivement sévère qui n'incitait guère à la conversation.

Toute cette nourriture ... Rien qu'à la voir, Fanaa sentait son estomac se contracter et tenter de se cacher pour qu'on ne le retrouve pas. Elle devait manger, elle le savait mais elle n'avait pas faim. Pas du tout. Elle se sentit désolée d'avoir raté les jumeaux mais dans le même temps elle était rassurée pour Earl qui ne se trouverait donc pas embarrassé d'arriver ici en même temps qu'elle. Auquel cas il se serait sûrement emberlificoté dans des explications grognonnes ... ou bien alors il se serait contenté de son caractéristique "humpf" et se serait assis sans rien ajouter.

Grondant.

Mais si il y avait eu du monde, elle aurait pu discuter ou du moins écouter d'autres voix et grignoter en même temps. Si elle mangeait en pensant à autre chose, elle y réussirait plus facilement.

*Bon trêve de réflexions diverses. Tu t'assois et tu manges.*

Fanaa s'installa donc et voulut servir Earl mais elle le vit se débrouiller seul sans la regarder ... et sans regarder quoi que ce soit d'ailleurs. Il avait les sourcils tellement froncés que le livre lui-même devait souffrir des flèches décochées par le regard sombre. Il ne pouvait quand même pas être fâché ? Elle n'avait encore rien fait !? Non non. Mauvais raisonnement. Là elle se posait en victime et Earl n'aimait pas ça. Personne n'aimait ça d'ailleurs.

Reconsidérant ce qu'il y avait sur la table, elle se servit une tasse du thé et y fit fondre du miel. Elle goûta. C'était un pur délice ! Et elle se sentait déjà mieux. Maintenant, ingurgiter quelque chose de solide. Voyons ... elle attrapa un petit gâteau et en croqua un bout. Le goût était bon quoi que très sucré et dans son corps elle sentit ses muscles la remercier. En trois bouchées elle termina sa petite douceur. Et mais finalement, elle avait pu tout avaler sans se sentir mal ! Oserait-elle en dévorer un second ? Allez. Oui. C'était bon. Fanaa ne prenait pas souvent de plaisir à manger mais là, elle devait avouer que c'était agréable. Et puis elle se demanda comment, dans le désert, on pouvait manger aussi bien. La nourriture était sûrement aussi précieuse que l'eau, non ?

- Dis, Earl, dans les village des falaises, comment font-ils pour l'eau ? Et est-ce que tout le monde mange à sa faim ici ? Comment vivent-ils ? Et sais-tu à quoi servent les sirleks ? Et si ils ont d'autres bêtes ? Je ne me suis pas encore éloignée du temple et j'aimerais aller faire un tour au village de Thani, ne serait-ce que pour le remercier. Et aussi pour observer, tant qu'à être là je voudrais voir comment vit le peuple du désert. je voudrais apprendre ... mais en évitant de faire ou dire des bêtises. M'enseignerais tu ce que tu sais sur eux s'il te plait ?

Earl se tassa un peu sur son coussin. Cela faisait dix bonnes minutes qu'il restait à scruter le point final de son livre pour éviter de lever les yeux, et il commençait à avoir du mal à donner le change. Avec un soupir contenu, il referma l'ouvrage.

- Dans le désert, les plateaux sont à peu près le seul endroit où l'eau est aisément accessible. Enfin, quand je dis "aisément", c'est par rapport à chercher de l'eau dans le sable des dunes. Les rares orages génèrent peu de pluie, mais l'eau s'est infiltrée dans les fissures pendant des milliers d'années, formant des réserves naturelles accumulées au sein même de la roche. Il y a des endroits où les lacs cachés laissent échapper leur contenu. Ce ne sont souvent que d'infimes ruissellements le long de parois fracturées, mais les habitants du désert savent où les chercher. On ne peut pas récupérer beaucoup d'eau à la fois mais c'est aussi bien : avec la chaleur, hors de la gangue protectrice des hauts plateaux, elle s'évaporerait vite. En fait le principal soucis est la conservation. C'est le problème majeur que doivent affronter les nomades des dunes.

Il fit pensivement tournoyer le couteau à pain entre ses doigts. Son habileté à manier une lame n'avait pas grand chose à envier à celle d'un assassin de profession, même s'il les utilisait d'avantage pour sauver des vies que pour en prendre.

- La nourriture est en partie fournie par les caravanes qui traversent régulièrement le désert vers Fédoran. Cependant la plus grande part provient du désert lui-même. Les nomades sont des chasseurs d'une habileté remarquable et il y a plus de vie sur et sous le sable qu'on pourrait le croire. Les habitants des falaises parviennent aussi à faire pousser quelques plantes dans les grottes. Ils utilisent avantageusement les parois des cavernes qui condensent l'humidité qui remonte du sol la nuit. Évidemment, ils pratiquent l'élevage, même si les troupeaux doivent nécessairement rester réduits et mobiles d'un jour à l'autre pour la pâture. Les sirleks sont d'excellentes bêtes de bât, solides et peu exigeantes. Leur cuir est facile à travailler, leur chair un peu coriace mais mangeable. Il y a des sortes d'iguanes qui pondent des oeufs plutôt bons, des espèces de terataous fouisseurs dont la viande est particulièrement goûtée... Certains animaux sont aussi domestiqués pour la chasse : des montures rapides, des pisteurs au flair aiguisé ou certains grands rapaces.

Le Lévitis fit une pause pour vider son verre. Il se releva et épousseta ses vêtements pour en faire tomber les miettes.

- Si le village de l'eyerash est bien le plus proche du sanctuaire, il doit s'agir du village troglodyte qu'on peut atteindre en remontant les gorges vers le sud-ouest. A cette heure-ci le soigneur est sans doute en train de faire la tournée des troupeaux. Ils réservent habituellement les heures chaudes de l'après-midi aux soins délicats, quand les bêtes sont plus calmes. C'est surtout à ce moment-là qu'on a des chances de les trouver vraiment aux villages sans avoir à courir partout. Ceci dit, si tu tiens à y aller, tu devrais chercher un guide et partir de suite, avant que le soleil ne commence à donner au fond des défilés...

Méfiant, il restait sur ses gardes. Il répondait mais en évitant de la regarder. Il ne semblait pas à son aise. Ou peut-être que cela le travaillait d'avoir traité Syld d'imbécile ? On n'insulte pas les morts. Pour reprendre les mots d'Earl, on les "laissait en paix".

*Il ne le pensait pas Syld. Il t'aime. Et puis il vit des choses pas faciles.*

Elle devait lever le nez pour continuer de le regarder. Il s'était levé, elle sentait tous ses muscles tendus, il était prêt à quitter la pièce. Voilà venu le moment de se quitter. Quel dommage de le mettre si mal à l'aise ... mais la confiance ne se gagnait pas en une nuit. Apprivoiser prenait du temps. Surtout un garçon comme cela. Au moins, il ne mordait plus et parlait plutôt calmement, ce qui était un immense progrès.
Bien. Il avait profité de ses explication pour la congédier sans faire mine de le faire, il avait besoin de réintégrer sa grotte, d'être seul. Elle devait le laisser en paix maintenant.

Elle se mit doucement debout et hocha la tête.

- Oui, je vais faire ça.

Le serviteur réapparut bien vite comme par magie pour débarrasser de nouveau. Fanaa tiqua, se faire servir lui paraissait toujours autant anormal mais c'était le travail de ces gens, leur habitudes. Elle n'avait pas à interférer.

- C'est gentil d'avoir bien voulu déjeuner avec moi, merci.

D'accord il n'avait pas été très ... enfin bon peut-être que l'ambiance aurait pu être moins silencieuse, moins tendue. Mais au moins n'avait il pas fait demi-tour dès leur arrivée dans la pièce. Il aurait pu la laisser seule, il ne l'avait pas fait. Grondant mais généreux. Sauf qu'il avait du mal à se laisser aller. Elle le trouvait touchant et n'avait qu'une envie, le prendre dans ses bras. Mais il se raidirait et aurait probablement du mal à apprécier. Il fallait respecter cet aspect de son caractère. Elle n'en fit donc rien.

- Passe une bonne journée, Earl.

Sous le coup d'une impulsion elle lui piqua un bisou sur la joue et recula instantanément, le cœur battant, un sourire un peu gêné sur les lèvres. En atteignant la sortie de la pièce elle le regarda une dernière fois et souffla.

- A ce soir ...

Ensuite elle se détourna et accéléra le pas jusqu'à son dortoir. Fynarine n'y était pas. Etait-elle avec Ridelgald ? Probablement. Khamsin, lui était là, il leva la tête à l'arrivée de Fanaa et eu l'air content-content. Elle alla l'entourer de ses bras et enfouir son visage dans la fourrure. Fourrure qu'elle devrait lui couper car le pauvre devait souffrir par cette chaleur, même en restant à l'intérieur.

- Tu sais Khamsin, je crois qu'il a raison et que je suis un peu folle. Tout va bien pour toi ?

Ne plus pouvoir l'entendre était triste. Fanaa avait l'impression d'être devenue sourde. Elle lui caressa la tête, inspecta la blessure, puis alla se laver et se changer. Ensuite elle vérifia que le loup avait à boire et à manger et se dirigea vers la sortie du temple. Earl avait dit les gorges du sud ouest. Bien. Se refusant à déranger quelqu'un en demandant un guide, elle se dit qu'elle pourrait sûrement y parvenir seule et commença à s'éloigner. Il faisait chaud, très chaud. Mais sortir, quitter les limites serait sûrement une expérience intéressante.

*Bon. Comme je ne sais pas à quelle distance c'est et que je n'ai pas envie de me perdre, et bien pour éviter tout risque je vais avancer tout droit. Toujours tout droit. Comme ça, quand ce sera le moment de revenir sur mes pas je ne pourrai pas me tromper !*

Forte de cette idée, Fanaa avança tout droit. Enfin, plus ou moins tout droit. Heureusement, cette fois elle avait été assez prévisible pour enfiler, par-dessus son bustier et sa courte jupette, une grande robe ample qui la couvrait bien, ce qui lui éviterait les coups de soleil. Par contre, elle n'avait emporté avec elle ni eau, ni nourriture, comptant en trouver au village si elle en avait besoin.

*Je me demande si les enfants à qui j'avais raconté une histoire sont du même village que Thani ou s'ils viennent de différents villages. Earl leur avait promis une histoire, l'ont-ils eue ? Si c'est le cas, ça voudrait dire que j' l'aurais ratée. Ce serait triste. Enfin dommage. Parce que j'avais bien envie de l'écouter, moi.*

Il y eut un chuintement et une flèche noie descendit du ciel pour se poser sur son épaule.

- Kraa ! Mais tu ne devrais pas rester là, il fait trop chaud pour toi.

*Mais le vent chaud me porte.*

- Oui ça doit être super pour planer mais je ne voudrais pas que ça te fasse du mal. Tu as retrouvé Lyrev?

*Non. Toujours aucune trace du griffu. Et je vais rester avec toi.*

- D'accord mais n'en fais pas trop hein ? Si je ramène de nouveau un animal blessé, Thani va encore tempêter. Je n'aime pas quand les gens crient de colère. Ca me fait toujours un peu peur. Enfin sauf Earl. Enfin si mais c'est pas pareil.

*L'écailleux ?*

- C'est un dragon Kraa.

*C'est bien ce que je dis.*

- Je me demande de quoi il aurait l'air si il le devenait totalement. C'est vrai, le dragon du lac je sais qu'il est immense parce que je l'ai vu en statue et je l'imagine blanc, mais Earl ne peut pas être le même. Déjà, il n'est pas un dragon d'eau. Enfin. Les autres ne te manquent pas Kraa ?

*Ils savent que je suis avec toi. Je les retrouverai en temps voulu.*

- Kraa ...

*Parle.*

- Viens sous ma capuche.

Le rapace eut l'air surpris de la demande et se récria. Il était un oiseau, les oiseaux ne mettent pas de vêtements ! Seulement Fanaa fut intraitable. Le soleil était au plus haut, elle voulait prendre le moins de risque possible. Et finalement elle eut le dernier mot. Ce n'était pas des plus confortable vu qu'il avait ses serres à même la peau de sa fille sans-plumes, mais elle avait l'habitude. Le col était grand, elle réussit à l'arranger de façon à ce que ça ne le gêne lui ni ne l'étrangle elle.

- Maintenant utilise tes supers yeux. On cherche.

*On chasse quoi ?*

- Le Rayé.

*Un gros graou ? C'est dangereux.*

- Oui mais je l'aime bien. Et j'aimerais bien le revoir.

*Sans voler je ne le verrai pas.*

- Raté. Tu restes ici. Et tu m'aides. A nous deux on le repèrera forcément.

L'oiseau était sceptique. Fanaa avait quelques fois des lubies étranges. Chercher une bête qui pourrait les dévorer tous deux ? Pourtant il accepta sa demande. Elle restait l'oisillon qu'il avait trouvé dans une forêt avec le reste du clan. Un oisillon qui n'avait encore jamais vraiment volé seul. Dépité, il se mit à scruter autour d'eux, sans réel espoir de trouver qui que ce fut. Il n'était pas assez haut et nul ne chassait aux heures les plus chaudes. Nul bête sensée du moins.

Lever les yeux, voilà quelque chose que Kraa n'avait pas le réflexe de faire, tut simplement car étant plus haut que tout, c'était une zone qu'il n'avait jamais eue à surveiller ! Et le danger venait du ciel ! Il se dépêtra de la capuche, qui était une mauvaise idée vraiment, mais cela il l'avait dit et monta, monta pour veiller à ce que le gros plumeau ne rattaque pas. Il avait vu la bête et savait qu'entre eux deux l'autre était plus gros, plus fort et qu'en plus il avait l'habitude de l'air d'ici, du climat. Mais Kraa était plus petit, peut-être plus rapide ... plus vieux aussi, mais si il le fallait, il défendrait Fille. Il ne connaissait pas la peur.

A son grand damn, Fille non plus apparemment. Elle avait peur de beaucoup de sans-plumes mais dès qu'il s'agissait d'une bête, elle n'avait aucune mesure du danger. Sur ce plan-là, il avait mal réussi son éducation. Fanaa était le nez en l'air à la recherche du gros oiseau qui s'en était reparti.

- Hey ! savahati panalé ?!

Fanaa tourna le tête, surprise, et vit émerger de derrière une pierre rouge, une fille vêtue de la même teinte qui lui criait dessus de sa jolie voix. La fille, arc en main se rapprocha et cria un peu plus. Fanaa ouvrit de grands yeux et ouvrit ses mains.

- Je suis désolée je ne comprends pas.

La fille fronça les sourcils.

- Ces étrangers ! Toi la fille qu'est-ce que tu fais ici ?
- Je cherche le village des falaises.
- Ah oui ? Té ! Et lequel ? Et comment les connais tu ?
- Je suis désolée je cherchais le village des falaises de Thani et ensuite j'ai cherché le Rayé.
- Ahé ? Ké Rayé ?
- Mais si le Rayé ! Il est beauuuuuuuuuuuuuuuuuu !!! Et gentil !

La fille plissa les yeux. Ca n'avait pas de sens. Mais elle n'avait pas le temps d'en chercher un.

- Tu m'as fait rater Zehel Ituu !
- Le gros oiseau ?
- Il allait attraper ton volant. Et à ce moment là je n'aurais pu le manquer.
- Kraa ? Vous vouliez utiliser Kraa comme appât ?
- Ton volant ou toi. Et j'aurais touché ma cible ! J'aurai eu Zehel Ituu !
- Mais c'est méchant !

La voix devint grondement. Le regard se fit froid.

- Méchant ? L'étrangère n'a pas à juger le peuple du désert. L'étrangère n'y connait rien.
- Mais si ! Si je connais un peu ! un tout petit peu ! Et je suis venue apprendre. Mais si on ne m'explique pas je ne peux pas deviner. Je ne voulais pas faire de bêtise seulement ...
- L'étrangère parle beaucoup.
- Je m'appelle Fanaa.
- Pfff. Ce n'est pas un nom du désert.

La fille se détourna soudainement et avança sans plus de considération pour Fanaa. Cette dernière commença à trottiner derrière l'inconnue.

- Et toi, comment t'appelles tu ?
- Je n'ai pas besoin de m'appeler, je sais toujours où je suis.
- Oh ... en effet c'est logique.

La fille secoua la tête et continua à avancer, suivie par l'inconnue mais déjà envahissante étrangère.

- La faim te rend imprudent, décidément.

Le grand rapace tourna ses yeux d'or vers un surplomb juste à côté de lui.
Un pied nu encrassé de poussière rouge dépassait de l'ombre projetée par le piton de pierre. Le propriétaire du pied remua ses orteils brûlés par le sable ardent des dunes. Avoir des cloques sous la semelle était éminemment désagréable...

L'oiseau émit un glatissement dédaigneux. Il ne se serait pas laissé toucher, même s'il n'avait pas repéré la lanceuse de bâtonnets pointus. Il avait suffisamment observé les deux-pattes chasseurs pour apprendre à ne pas ralentir son vol au moment de saisir une proie. C'était son seul instant de vulnérabilité et il le savait parfaitement !

Ses serres blanches se resserrèrent sur la pierre qui se fissura. Le vieux plumeux noir le narguait-il, à s'élever dans son ciel ?
Les longues ailes se déployèrent. Chaque rémige était parfaite, brillante, aux reflets de métal. Elles étaient taillées pour la vitesse pure, leur manœuvrabilité restait sans égale.
Il allait broyer l'intrus en plein vol pour calmer sa colère et sa faim, à présent que la menace des bâtonnets volants n'était plus à craindre...

Un nouveau sifflet jaillit de l'ombre du piton, moins aigu mais tout aussi impérieux.

Les plumes piquetées de blanc sur la tête de zehel se hérissèrent en crête, mais les ailes se replièrent. Lorsque deux prédateurs s'intéressaient à la même proie, il valait mieux laisser le champ au plus fort.

- S'il vient vraiment t'ennuyer, tu pourras l'attraper. En attendant...

Des perles de bois tintèrent dans la pénombre du surplomb et une minuscule plume fauve zébrée de noir se détacha, voletant dans les remous de l'atmosphère surchauffée.

- Continuons à observer la danse des fourmis. Avec de la chance il y aura peut-être quelque chose d'intéressant...

Un bâillement formidable s'éleva.

- Ou peut-être pas.

Fanaa observait sa compagne. Celle-ci avait autour de la tête un tissu couleur de rouille qui laissait dépasser assez peu de cheveux. Son corps pas très grand était sec et nerveux, elle était vêtue d'une sorte de chemise et d'un pantalon lui arrivant aux genoux. Ses pieds étaient chaussés de sandales de corde.

- Tu ne te couvres pas plus ? Le soleil va te brûler la peau non ?
- Notre peau n'est pas aussi fragile que celle des étrangers. Et c'est notre soleil.
- Mais non, c'est le même soleil pour tout le monde.
- Aucun autre peuple ne peut se dire peuple du soleil sans mentir.
- Pas même les fédoriens ?

La fille cracha par terre.

- Eux sont peuple du feu. Ils sont autant étrangers que toi. Ils ont abandonné leurs racines pour vivre dans la facilité.
- Oh. Vous ne vous entendez pas alors ?

La chasseuse se retourna. Son regard lançait des éclairs.

- Tous les étrangers sont stupides.

Les lèvres de Fanaa s'avancèrent en une petite moue. Sa compagne avait l'esprit un peu trop fermé, les idées un peu trop tranchées. Les enfants n'avaient pas été choqués par sa présence, eux. Les nomades l'avaient acceptée dans leur caravane. Bon c'était parce qu'Earl en avait pris la responsabilité mais tout de même.

- Tu exagères. Je suis sure que tu n'as jamais pris la peine d'essayer de connaître un de ces étrangers.
- Je n'en ai pas envie. Et tu ne me diras pas comment penser.
- Mais ...
- Tais toi !

Surprise, Fanaa ferma la bouche tandis que la fille commença à avancer sur elle.

- Zehel Ituu a plongé sur toi dans le but de manger ton volant ou de te dévorer toi. Et toi, non seulement tu n'as pas su le retenir le temps que je l'abatte, mais en plus tu n'as pas eu le réflexe de te baisser, de te protéger ou de te jeter au sol ?! Qu'y a t il donc dans ton esprit stupide !?
- Mais ...
- Silence ! Je t'ai vue tu as levé le museau. Au lieu de te protéger, tu as levé les yeux pour le chercher pour le ...
- Mais il était joli ! Et puis il n'a pas attaqué.
- Il allait le faire ! Les étrangers n'écoutent pas quand on leur parle ? Tu as moins d'instinct qu'une souris des sable. Elles au moins se cachent lorsque que l'ombre de Zehel obscurcit leur ciel.

Pourquoi tant de colère ? Pourquoi se faisait-elle disputer par cette inconnue ? Elle n'avait fait que se promener, ce n'était rien de grave ! Kraa choisit ce moment pour revenir se poser sur l'épaule de Fanaa. Cette dernière observa l'inconnue reculer de trois pas et bander son arc.

- Quel goût a ton volant ?
- Mais arrête ! Kraa ne se mange pas !

Sur son épaule, le rapace se gonfla et émit un chuintement de mauvais augure avant de s'élever.

- Non Kraa, n'attaque pas non plus ! Oh mais zut ! Ca suffit !!!

De mauvaise grâce, l'arc fut baissé.

- Les étrangers sont stupides. Nous ne tuons pas les animaux do ... do ...
- Domestiques ?

Fanaa eut droit à un regard agressif.

- Sauf ceux réservés à cela. Bon maintenant araït eral !

Les mots n'éveillaient rien chez Fanaa mais le doigt impérieux au bout du bras signifiait plus que probablement qu'on lui intimait de déguerpir.

- Mais le gros oiseau, quelqu'un l'a sifflé non ? Tu n'as donc pas le droit de le chasser ... si ?

L'inconnue leva la main, plus qu'exaspérée par le comportement de cette ... cette ...

- Nandini ! On ne brutalise pas les gens sans raison !

Fanaa qui avait fermé les yeux et levé un bras en protection souleva une paupière. Il y avait un homme. Il sortit lui aussi de derrière un rocher. C'était fou ! Elle n'avait rien remarqué ! Aucun des deux ! Y en avait-il d'autres aussi bien cachés ?

Posté sur la dent de pierre, Zehel darda un regard féroce vers la silhouette falote du volatile noir qui était retourné sous la protection des deux pattes. Puis les yeux jaunes se tournèrent vers l'aval des gorges. D'en haut, il voyait clairement ce que, du sol, on ne pouvait deviner : une ondulation soulevait le lit de la rivière asséchée. La chose glissait entre les pierres, de plus en plus nette à mesure que l'épaisseur de sable diminuait. Là où le fond était de roc, on ne craignait rien, mais la tempête avait fait retomber beaucoup de sable et de poussière, loin à l'intérieur des plateaux...

Le rapace pencha la tête, tendu vers la forme mouvante.

- Va.

En un éclair, ouvrant à peine ses ailes, l'oiseau plongea. Il atteignit sa cible à l'instant précis où, ne trouvant plus de sable meuble pour dissimuler son approche, le fouisseur des dunes jaillissait du sol.

Enorme, blanchâtre, le corps boursouflé et tendu d'une peau lisse sous laquelle on devinait l'ombre rosâtre des entrailles, il devait faire quatre ou cinq mètres de long. Un jeune. Moins grand, mais plus rapide que les adultes à la peau durcie en plaques plus résistantes que le plus épais des cuirs. Dépourvu d'yeux, le ver se dirigeait grâce aux vibrations. Sa gueule béante, ses mâchoires oblongues ouvertes comme les pétales d'une fleur hideuse, il dardait déjà un bouquet de langues étroites et rugueuses autant destinées à attirer la proie vers la bouche qu'à râper la chair sur les os.
Une dizaine de mètres le séparait encore de ses cibles, mais son corps puissant pouvait se tordre, se détendre comme un siarpen pour franchir d'un seul coup ces quelques mètres de roche solide qui lacéraient sa peau encore tendre.
Celui-là devait être affamé et le temps passé dans les profondeurs du sol à attendre que la tempête se calme n'avait pas arrangé les choses. Il allait engloutir sa pitance, la garder toute entière dans son estomac, puis rouler lourdement sur le sol jusqu'à atteindre à nouveau le sable. Le soleil ne donnait pas encore au fond, sa peau n'aurait pas le temps de brûler. Une fois qu'il aurait regagné le refuge des dunes, il pourrait régurgiter à demi ses proies encore tièdes et les "lécher" pour en détacher de longues bandes de viande tendre. Son appétit serait assouvi pour quelques semaines, et il resterait à somnoler dans la fraîcheur du sable humide, très loin du soleil impitoyable.

Le choc fut terrible. Dévié dans sa course, le ver alla heurter avec violence une des parois. Le rapace s'envola à nouveau pour éviter la chute des pierrailles, avant de s'abattre une seconde fois, déchirant l'épaisse peau molle et fouaillant les organes visqueux.
Les longues langues râpeuses fouettèrent l'air, sans pouvoir saisir quoi que ce soit. Hors du sable, le monstre était aveugle. Avec l'énergie du désespoir, il se tordit, parvint à reculer et disparut, s'engloutissant dans le sable comme dans de l'eau.

Le rapace reprit de la hauteur, soulevant un nuage de poussière rouge. Du sang noirâtre moucheta les rochers tandis qu'il emportait un long chapelet d'entrailles avec lui, vers le sommet des falaises. Ce serait moins bon qu'un plumeux aux chairs moelleuses, mais au moins cela calmerait sa faim.

Tout c'était passé en l'espace de quelques secondes, et déjà il n'y avait plus que le grésillement des pierres éclaboussées de bile acide pour rompre le silence.

Tout était allé si vite ! A l'apparition du ver, le jeune homme avait plongé sur sa compagne pour la protéger et Fanaa s'était pétrifiée. Kraa avait plongé mais il était trop haut et l'autre, le gros l'avait devancé. Cela, Fanaa ne risquait pas de l'avoir raté.

- Il nous a sauvés ! Tu vois, il ne fallait pas le tuer il nous a aidés !

*N'oublie pas qu'il m'a chassé, Fille.*

- Mais il s'est bien rattrapé. Je suis sure qu'il ne le fera plus. Viens Kraa, rattrapons le !

*Il nous prend encore pour des proies, il est un danger !*

- Mais non ! Viens Kraa.

Le krobeau chuinta de dépit.

*Je ne vais pas m'offrir moi-même. Il me chasse, je ne l'aiderai pas. Fais ce que tu veux, j'irai m'occuper de sa proie.*

- Pffff. Tu es grognon. Mais d'accord.

Tandis que le rapace se posait sur le corps flasque de l'immonde ver pour trouver des abats mangeables, tout en surveillant que l'autre ne réapparaisse pas, Fanaa entama l'ascension du roc. Au sol, les deux chasseurs levèrent la tête.

- Hey ! Mais où vas-tu ?
- Laisse la Tarik, c'est une étrangère.
- J'avais remarqué merci, mais elle pourrait tomber !
- Et alors ? Dans ce cas elle nourrira Zehel Ituu. Et quand il sera occupé à la dépecer, je l'abattrai.

Il leva le poing et l'abattit assez gentiment sur le crâne de l'adolescente.

- Anach'tche Nandini. Ne parle pas de jouer avec la mort des autres. Qu'elle touche les autres ou nous, c'est toujours quelque chose de sérieux.
- Sans compter que son sale sang d'étrangère empoisonnerait le sable du désert. Nandini cracha par terre pour appuyer sa déclaration.
- Nandi ... Mamée a mis de bien vilaines idées dans ta petite tête on dirait.

La chasseuse ne desserrait pas les dents. Qu'elle tombe l'étrangère. Qu'elle tombe seulement.

Mais elle ne tomba pas. Elle avait ôté sa large robe pour éviter de s'empêtrer dedans et s'était déchaussée au bas de la falaise afin que ses semelles ne la fassent pas glisser. Nus pieds, ele montait, montait. Elle trouvait les prises et ne dérapa pas une fois. Ce qui la motivait à continuer. Elle n'avait plus son elixia et réussissait à ne pas tomber, c'était encourageant ! C'était signe que tout ce qu'elle avait appris avant l'éveil de la Source, elle l'avait gardé. C'était grisant de s'élever, de sentir le contact de la pierre rouge sous ses pieds et ses mains. Il faisait chaud, très chaud, et il n'y avait plus d'ombre, le soleil était à la verticale dans le ciel. Atteignant le sommet, elle essuya la sueur qui menaçait de lui couler dans les yeux et aperçut quelqu'un.

- Ah je savais bien que j'avais entendu un sifflement ! Bonjour !

Elle finit de se hisser puis se pencha vers le bas pour faire signe aux chasseurs que tout allait bien. Il y avait fort à parier que ça ne les intéressait pas mais elle le fit quand même. Ensuite elle s'éloigna un peu du bord. Ne pas prendre de risque. Enfin, pas trop.

- Le monde est petit.

Le garçon aux pieds poussiéreux croisa les jambes en tailleur et s'accouda sur ses genoux. Ses cheveux bruns prenaient des reflets fauves sous l'éclat du soleil.
Il n'avait guère changé depuis le Ringem, si ce n'est qu'il n'avait pas l'air particulièrement enthousiaste et que des marques de teinture ocre traçaient deux lignes claires sous ses yeux. Ses iris avaient d'ailleurs la nuance terreuse un peu trouble annoncée par Nuada.

Il observa un instant le zehel qui avait finalement décidé de se poser sur un piton voisin pour pouvoir déchiqueter son trophée à sa guise. Les fluides gastriques avaient fini de s'échapper hors des chairs visqueuses et figeaient en de longues traînée pâles le long de la paroi, creusant des cicatrices indélébiles dans la pierre.

- Tu t'es donc décidée à sortir de ta coquille ?

Le jeune homme s'étira avant de se carrer contre le rocher dans son dos, les bras croisés.

- De là à imaginer que tu viendrais ici... Bah, il me semblait bien avoir flairé une odeur familière la dernière fois mais...

- Oh.

Cela semblait peut-être un "oh" de déception. Elle ne s'était pas attendue à croiser celui-là par ici. Peut-être souhaitait elle une ou un inconnu plus sympathique que ceux qu'elle avait laissés en bas ? Un nouveau visage ... Mais même si il n'était pas très gentil, il était le frère de lait des Illahi, et les Illahi étaient ses amis ... du moins Nuada l'était, elle. Et puis même si il n'était pas très gentil, elle avait apprécié recevoir de la visite au Ringèm, qui restait un lieu où les rencontres se faisaient rares.

Elle jeta un coup d'oeil au zehel et décida ne ne pas aller le caresser. Du moins pas tout de suite. Il était en plein repas et risquait de ne pas apprécier l'intrusion.

- Bonjour Sheyn. Oui tu vois je suis sortie, je suis partie de là-bas. Toute seule finalement. Donc tu vois, je ne suis ni un jouet, ni une petite fille. Tu t'es trompé. Je ne pensais pas non plus te croiser là, mais ça me fait plaisir. Cela était vrai. Du moins en partie. J'ai entendu parler de toi. Oh dis, tu as tant de flair que ça, tu m'avais déjà fait le coup au Ringèm ... comment fais-tu ?

Elle fronça un sourcil, se remémorant un détail.

- Dis moi que tu n'as pas envoyé ton oiseau sur Kraa exprès ... c'était une erreur de trajectoire et il visait le ... le gros truc moche hein ?