Confins du désert - sanctuaire du Pas du Dragon

Il venait, elle ne pouvait s'y tromper, la crispation de Earl, son souffle manquant, tout cela concordait! Elle chercha le bras qu'il avait passé autour d'elle, trouva la main au bout et entremêla ses doigts aux siens, afin qu'ils bondissent ensemble, se guidant l'un l'autre vers le sommet. Vers l'extase. Essoufflée, Fanaa resta d'abord sans faire un mouvement, couchée sur le torse du levitis, gardant l'oiseau maintenant fatigué encore un petit peu au chaud.
D'après, ses râles, ses bruits, ses battements de coeur, tout ce qu'il avait laissé entendre, elle avait atteint son but, elle avait réussi à le conduire à la félicité. Joyeuse et assez fière d'elle il fallait le dire, elle redressa le buste d'un coup, d'une cambrure de dos et d'un mouvement de cheveux tout à fait sensuels, mais dont l'effet fut gâché par un éblouissement provoqué par ce changement de position trop rapide, et le lit étant tout de même étroit, Fanaa perdit l'équilibre, emportée par son élan *Oouuuuuuuh!* et dégringola sur le côté...

Badaboum.

- Mais ouille !

Elle n'avait sûrement pas prévu que leur étreinte lui fasse autant d'effet au final. Mais c'était pas possible d'être maladroite comme ça ! Et avec Earl en plus, à qui elle voulait montrer qu'elle avait des bon côtés ! Heureusement que le ridicule ne tuait pas.

Earl, de la où il était put bientôt apercevoir deux mains se poser sur le rebord du matelas, puis une paire d'yeux à l'expression honteuse et tristouneette apparaître au-dessus de celle-ci.


- J'ai la tête qui tourne ... expliqua-t-elle sur un ton d'excuse.

Une main sur son front luisant de sueur, Earl rouvrit l'oeil juste à temps pour ne rien louper de la dégringolade de Fanaa. La bouche encore entrouverte sur un souffle haletant, il déglutit, prit le temps de lever un sourcil et de s'éclaircir la gorge, avant de lâcher un nouvel éclat de rire un peu enroué.

- Ca t'arrive souvent ou c'est moi qui te fait cet effet là ?

Honte à lui.
Pas la peine de chercher à qui il avait piqué pareille réplique.
Si jamais Syld apprenait ça, il aurait à supporter toute une nouvelle gamme de taquineries jusqu'à la fin de sa vie.
A la réflexion, que l'assassin n'apprenne jamais quoi que ce soit serait peut-être préférable...

Le Lévitis cessa bien vite de rire pour reprendre correctement sa respiration. Le regard perdu au plafond, il leva une main au jugé et tapota le sommet du crâne de Fanaa d'un index réprobateur.

- Il me semble t'avoir dit que je ne pouvais pas soigner les bosses, non ?

Avec un sourire fatigué, il se rencogna contre les oreillers. Ses yeux commençaient à se fermer bien malgré lui. La journée avait été longue et les effets de la boisson de l'abondance se faisaient sentir avec plus de force. A chaque inspiration, il avait l'impression que son esprit se troublait d'avantage, plongeant dans un flou agréable qui invitait au sommeil.
L'index glissa en douceur le long de la joue de la danseuse et toute la main retomba mollement dans le vide au bord du lit, l'extrémité des bandages un peu desserrés effleurant le sol dallé.

Hé, si lui avait été assez audacieux pour tenter de se lever, il se serait aussi retrouvé par terre. Pire, il se serait endormi tout de go sur le tapis...

Ca oui il y avait de grandes chances que ce soit lui qui lui ait fait cet effet. Car sinon elle ne se rappelait pas être spécialement maladroite ... enfin pas très souvent, quoi. Mais il était vrai que lorsqu'il y avait quelqu'un pour la voir elle devenait plus tendue et réussissait moins à avoir la classe. Dommage. c'était bien de se contenter d'être là et d'avoir un charisme incroyable rien qu'en respirant. Syld par exemple ... les faisait tous et toutes tomber, juste avec des oeillades. Où juste en étant quelque part. Syld.

*Je commence à me faire pardonner là ? Dis ... Tu as vu ? Je prends soin de lui. Pour toi. Et pour Nuada aussi mais pour toi. Tu vois, je me rachète.*

Elle attrapa doucement le bras qui pendouillait et s'occupa délicatement de défaire le bandage. Il ne serait spurement pas mauvais pour ses membres abîmés de respirer, pour sa peau, surtout. Se redressant, elle libéra ensuite l'autre bras, puis chercha le drap à tâtons. Elle n'allait tout de même pas le laisser attraper froid, il était tout nu !

Enfin, tout doucement, elle se fit une micro place dans le lit en se glissant à ses côtés. En équilibre un coude, elle observa tendrement le beau visage détendu, remit quelques mèches blanches en place et lui caressa la joue du bout du doigt.

- Bonne nuit Nereyn. lui murmura-t-elle avant de lui embrasser la pommette. Dors bien. Un bisou sur la tempe. Fais de jolis rêves. Un baiser plus appuyé sur le front. Protecteur, empli d'émotion et d'amour.

Pour finir elle installa confortablement sa tête dans le creux de l'épaule d'earl, remonta le drap bien haut puis ferma les yeux, pelotonnée contre lui. Elle avait encore le tournis, même les yeux clos, mais cette sensation d'ivresse n'était pas désagréable.

La lumière matinale se glissa à l'intérieur, jusqu'à atteindre les éclats de miroir incrustés entre les dalles ou dans les mosaïques des murs. Une myriade de taches claires s'allumèrent sur les parois, sur les voûtes, se démultipliant à l'infini.
Une de ses taches décida de se poser sur une des paupières d'Earl, paupière qui frémit et finit par se lever sur un oeil un peu brumeux.

Le Lévitis s'étira presque sans bouger. Il se sentait détendu. Pas vraiment reposé, mais détendu.
Il avait le sentiment d'avoir fait un rêve agréable, quoique particulièrement flou...
La mixture indéterminée des nomades remplissait bien son office. Une femme avait dû finir par le convaincre de la suivre, même s'il ne se souvenait pas qui...
Il tourna la tête.

Fanaa.

Earl resta figé quelques secondes, avant de bondir hors du lit. Il était complètement nu. Oh par Ael...
Il se saisit de la longue tunique blanche jetée sur le dessus d'un des paravents et la passa par dessus sa tête avec tant de précipitation que le col pourtant lâche émit un craquement.
Tout aurait dû lui revenir aussitôt en la voyant, mais ce qu'il s'était imprudemment amusé à fumer semblait avoir pour effet de freiner la remontée de ses souvenirs de la nuit.

- Qu'est-ce que j'ai fait ? Est-ce que j'ai...

Les boucles noires avaient glissé, découvrant la marque de la bosse sur la tempe de Fanaa. Elle avait aussi une trace de bleu sur la hanche. Le drap qu'il avait fait choir au sol dans sa hâte présentait quelques traces de sang.

Non !

Earl recula en trébuchant, jusqu'à ce que son dos heurte une colonne, l'arrêtant brutalement. Il avait l'impression d'avoir reçu un coup de poing dans l'estomac et sentait monter une vague de nausée.

- Je l'ai violée... Oh, Ael...

- Hmgngng noooon ...

Avec un grand effort, Fanaa émergea du sommeil. Elle avait été bien jusque là, mais sa source de chaleur s'était arrachée d'elle d'un seul coup et avait en plus emmené le drap ! Ah bah bravo ! Et les autres alors ?

Repoussant ses boucles noires, elle laissa bientôt voir un regard fiévreux aux iris dorés qui se posa sur Earl avec difficulté, comme si elle avait du mal à se fixer sur un seul point. Elle se frotta un oeil et marmonna :

- Je ne te pensais pas si brusque au réveil. Tu aurais pu rester un peu, il n'y a personne.

Balançant ses jambes hors du lit, elle se dit que le sol lui semblait loin et peu stable. La sensation de tournis de la veille n'avait pas disparu, elle semblait même s'être accentuée, au contraire. Fanaa appuya ses paumes sur ses yeux mais cela ne fit que rajouter un éblouissement à sa sensation d'instabilité. Lorsqu'elle se décida à poser un pied sur le sol, ses jambes flageolèrent, mais elle se retint au lit et ne tomba pas. D'un pas peu assuré, elle fit le tour du lit pour aller chercher sa jupe qu'elle rattacha maladroitement et au moment d'enfiler son bustier elle réalisa qu'elle ne pouvait elle-même attacher le lien qui se trouvait dans le dos.

Elle jeta un coup d'oeil à Earl et le trouva étrange. mais peut-être était-ce son regard embrumé qui donnait cette impression? Elle alla à lui et se retourna lui présentant son dos mais se tordit le cou au maximum :

- Nereyn, tu peux m'aider s'il te plait ? Je n'y arrive pas.

Il lui fallu un moment pour parvenir à saisir ce que Fanaa lui disait.
Cela ne collait pas du tout.
"Rester" ? "Aider" ?

Avait-il perdu l'esprit et se mettait-il à avoir des hallucinations ? Ou bien il entendait clair mais c'était elle qu'il avait rendue folle. Après tout il l'avait déjà vue s'enfermer dans un monde imaginaire, adopter le comportement d'une toute petite fille, alors...

Earl releva la tête. Elle se tenait juste devant lui.
La gorge sèche, il fixa les ailes de chair. Là, il repérait un autre bleu, et encore un... comme si elle était tombée ou qu'on l'avait jetée à terre. Il esquissa un geste vers une de ces meurtrissures, avant de retirer brusquement sa main pour enfoncer les ongles dans le pillier de pierre contre lequel il se tenait.

- C'est moi qui t'ai fait cela ?

Le Lévitis se sentait incapable de la toucher ou simplement de la regarder d'avantage, comme si le simple poids de son regard n'avait été qu'une atteinte supplémentaire. Le coeur au bord des lèvres, il demanda d'une voix basse, altérée :
- Est-ce que je t'ai fait du mal ?

*Du mal ? Cela ? Mais que quoi parle-t-il ?*

Fanaa se tordit le cou pour tenter de voir ce qui bouleversait Earl de telle façon, mais de là où elle était ce n'était pas possible. Elle lui tournait le dos, alors logiquement il ne devait voir que ses ailes. Mais pourquoi lui feraient-elles un effet aussi atroce ? Et pourquoi parlait-il comme si il les avait lui-même tracées ? Devenait-il fou ? Comme elle ?

Un petit miaulement attira son attention. Tournant la tête, elle aperçu Lyrev sur le rebord de la fenêtre. Celui-ci lui jeta un regard triste.
*Pourquoi as tu fait cela Fanaa ? Tu n'aurais pas dû...*

Un nouvel éblouissement fit fermer ses yeux à la danseuse et lorsqu'elle les rouvrit, il n'y avait plus trace de chat sur la fenêtre. Avait-elle rêvé ? Le sol était redevenu plus stable et elle n'avait plus de bourdonnement désagréable à l'oreille pour l'empêcher de se concentrer. Bien.

Elle se focalisa sur ce qu'avait dit Earl et se retourna pour le regarder. Le pauvre avait l'air horriblement coupable. Etait-il en train de délirer ? Pensait-il réellement qu'il avait gravé dans sa chair ? Cela n'avait pas de sens ! Peut-être était-ce dû à son état ? Faisait-il une crise ?

- Earl voyons ... enfin ... Nereyn, calme toi ...

Elle voulut saisir sa main mais il la lui retira aussi sec. Ce geste lui fit mal, et aussi un peu peur, est-ce qu'elle le dégoûtait maintenant ? Non. Ne pas se laisser distraire. Ne pas trop penser.
Elle se força au calme avant de l'enlacer, en même temps que le pilier de pierre. Elle l'entoura avec douceur, comme un petit enfant fragile.

- Tu ne m'as rien fait. Regarde moi, c'est vrai ce que je te dis. Tu ne ferais jamais de mal.

Son regard cherchait à saisir celui fuyant du levitis. Un regard d'une teinte bleu myosotis...

- C'est... vrai ?

C'était une question naïve, presque enfantine. Mais ce ne fut qu'un éclair et Earl se reprit aussitôt.
De fait, elle semblait aller bien et sa façon de le toucher n'avait rien de forcé.
Alors il ne lui avait fait aucune violence ? Petit à petit, les bribes de souvenir se remboîtaient correctement.

Il posa les mains sur les épaules de Fanaa, non sans une infime hésitation, pour la faire se décoller de lui et pouvoir la regarder bien en face. Son ton avait retrouvé son calme lorsqu'il répéta :
- C'est vrai ?

Sans attendre de réponse, il lâcha un soupir et étouffa un petit rire nerveux.

- Pendant un instant j'ai cru que je t'avais forcée à... Oh, peu importe.

Il était temps qu'il mette un frein à sa consommation de drogues diverses. Jusqu'à l'incident de Faélanir il se contrôlait scrupuleusement sur ce point, mais depuis...
Cette mauvaise habitude allait finir par lui jouer de vraiment mauvais tours s'il ne rectifiait pas rapidement le tir.

Earl essuya le voile de sueur qui luisait sur son front d'un revers de manche.

- Et bien sûr que je pourrais faire du mal. Je t'en ai déjà fait, après tout.

Il détacha un des bras de la jeune femme pour se glisser hors de son étreinte et s'éloigna du pilier. Avec des gestes un peu nerveux, il finit de s'habiller puis examina ses mains dépourvues de tout pansement.
De ce côté là, pas de changements notables, si ce n'est que les plages de peau entre deux plaies présentaient une teinte étrangement pâle, comme si les tissus étaient morts. Il n'y avait aucun signe d'infection au niveau des coupures, mais pas d'indices de cicatrisation non plus.
Le Lévitis ouvrit un coffret posé sur une table près du lit et y récupéra de nouveaux bandages. S'il continuait à bouger les doigts, rien d'étonnant à ce que les plaies se rouvrent ou aient du mal à cicatriser. Il devait restreindre ses mouvements et maintenir les tissus en place. Cela finirait bien par s'arranger... enfin normalement.

Earl referma le coffret et resta les deux mains appuyées sur le couvercle incrusté d'ivoire. Il semblait perdu dans ses pensées.

- Si je me souviens bien, quelqu'un s'occupait de ton valaë hier soir... tu ne devrais pas aller le voir ?

Atterrée, Fanaa l'avait suivie des yeux et entendu ce qu'il avait dit, ce qu'il avait déclaré sur un ton affreusement détaché comme si c'était une broutille sans importance. Quelque chose qui ne valait pas qu'on s'y arrête.

D'accord la nuit était terminée et on était au lendemain mais ... quand même ... Sa façon de ne plus lui accorder d'attention ni d'intérêt, de la congédier froidement et poliment lui donnaient l'impression qu'il la traitait une putain avec qui il en avait fini et dont il avait hâte de se débarrasser. Mais étant un noble Levitis, il y mettait un minimum les formes. Enfin ... il ne se contentait pas d'un "allez c'est bon, barre toi."
Peut-être devait-elle lui être reconnaissante de cela au moins ?
Non.

Elle avait une énorme boule dans la gorge et ne put répliquer que :

- Khamsin. Il s'appelle Khamsin.

Ensuite elle alla récupérer ses bracelets. Pour cela elle dut passer devant Earl et se força à ne pas le regarder. Elle savait que lui n'avait aucune difficulté à faire mine d'ignorer sa présence. Comment faisait-il et surtout ... pourquoi ?

Sortir de la pièce sans courir, sans se retourner une dernière fois avide d'un regard, sans le toucher, sans lui dire des mots gentils, ne fut vraiment pas facile. Pourtant elle tint bon. Elle se forçait à être fière mais ne se sentait pas en accord avec l'image qu'elle tentait de donner. La tristesse étreignait son coeur.

Dans le couloir, elle tenta de "toucher" l'esprit de Khamsin pour avoir une idée de son état ... mais ne perçut rien du tout. Alors, soudainement prise de panique, elle parcourut les couloirs au pas de course jusqu'à "sa" chambre. Il n'y trouva ni Fynarine ni Ridelgald, par contre, dans un coin de la pièce elle repéra Khamsin, inerte, avec Thani et Mellyna à ses côtés. Elle allait appeler le nom du valaë quand Thani, qui n'avait manqué son arrivée leva sa main vers elle pour la couper dans son élan.

- Bonjour Mademoiselle. L'opération s'est bien déroulée, il a été soigné et recousu. Mellyna s'occupe de faire baisser sa fièvre et de le réveiller. Ensuite il lui faudra beaucoup, beaucoup de repos. Et de calme. Mais tout va bien aller, rassurez vous.
- Oh merci ! Merci merci merci merci !!!

Elle avait dû passer la nuit ailleurs pour ne pas penser à Khamsin, et maintenant elle se remplir l'esprit de Khamsin pour s'empêcher de songer à la nuit passée.

Fanaa alla caresser la tête du loup, lui glissa des mots affectueux à l'oreille, sourit à Mellyna qui ne put la voir puisqu'elle était en ce moment même dans un rêve destiné à sauver le valaë, puis décida d'aller se rafraîchir et se changer en attendant.

Elle alla dans la salle des vapeurs, se força à ne penser à rien ... et y échoua lamentablement.

Earl attendit que Fanaa quitte la pièce pour relâcher la tension qui faisait trembler ses mains sur le couvercle du coffret. Ses paumes dérapèrent et heurtèrent avec bruit la surface de la table de chaque côté de la boîte.
La tête basse, le Lévitis reprit une pénible inspiration.

Il avait commis une erreur monumentale.

Par Ael, mais qu'est-ce qui lui était passé par la tête ?

Il serra les poings, ses ongles laissant des griffures teintées de sang sur la surface de la table.

- Mais quel con !

Le coffret alla s'écraser contre un des murs et vola en morceaux.

Que n'avait-il suivi une des nomades, plutôt que Fanaa !
Contrairement à ce qu'elle semblait croire, il n'avait jamais eu de griefs à son égard. Il ne pouvait pas dire qu'il l’appréciait énormément, mais...

Une fille fragile, prompte à s'attacher.
Une fille qui semblait décidée à sans cesse recroiser sa route.
Et lui qui... avait aimé la sentir dans ses bras.
Lui qui aurait voulu l'embrasser encore, envers et contre tout raisonnement logique.

Mais quel con.

Avec des gestes nerveux, il acheva la confection de ses pansements et rabattit ses manches. Il quitta la pièce au pas de charge. Il lui fallait un endroit isolé, un endroit où il pourrait passer sa rage sans que...

- Nereyn !

La voix de Nuadi.
Earl fit volte face et répondit avec beaucoup plus de colère qu'il ne l'aurait voulu :
- QUOI ?

Nuadi le considéra avec perplexité, avant d'indiquer un couloir d'un signe du pouce.

- Nuada aurait bien aimé qu'on prenne le petit-déjeuner tous ensemble, comme hier...

Khamsin arrêta d'observer les nuages pour mieux regarder Mellyna. La pauvre avait l'air soucieuse. Comme elle le disait, elle faisait de son mieux, il devait l'aider et ne pas l'inquiéter. Il lui lécha la joue et dit :

*D'accord. Je te suis. Je te fais confiance.*

Et docilement, il rentra dans l'eau. C'était froid, mais c'était agréable. A vrai dire, c'est à ce moment seulement qu'il se rendit compte qu'il avait chaud. Trop chaud même. La fièvre ? Oui sûrement. Alors Mellyna avait raison.

Comme elle semblait encore soucieuse, et qu'il s'en voulait de lui avoir fait de la peine, il alla nager près d'elle et mit son museau juste sous son nez.

*Je me sens déjà mieux, tu vas me sauver, j'en suis sure je le sais. Je le sens aussi. Tu as le parfum de la forêt, c'est le parfum de la vie. Tu es un ange Mellyna, je te reconnais. Je t'aime beaucoup Mellyna.*

Il ferma les yeux, en communion avec elle, en totale confiance, se laissant guider ...

Comme elle aurait voulu plonger dans une grande étendue d'eau là tout de suite ... Mais il n'y avait pas d'eau ici. La vapeur, c'était ce qui s'en rapprochait le plus, et cela détendait déjà. Pas autant qu'un massage mais ... ah mais tiens où était Lyrev ? Elle pourrait lui en demander un à lui, il le faisait bien. Peut-être même trop bien à la réflexion vu que la veille il avait réussi à l'endormir.
Mais tout de même. Comme d'habitude, elle focalisa ses pensées sur lui pour l'appeler. Il l'entendait toujours et arrivait rapidement. Enfin à bien y réfléchir elle ne l'avait pas appelé tant de fois mais il aparraissait toujours lorsqu'il avait le pressentiment qu'elle avait besoin de lui.
Fanaa avait accepté ce fait sans se poser de question. Après tout Kraa, faisait le même genre de chose. Mais il n'y avait toujours pas de miaulement, ni de voix humaine pour lui dire bonjour d'une voix chaude. Etrange ... peut-être était-il occupé ? Voyons ça s'occupe à quoi un chat ? A se prélasser, à dormir. Bon alors côté occupation, il ne devait pas être si pris que ça. Et Kraa ? Où était Kraa ? Elle pensa à lui, l'appela, attendit, mais aucun battement d'ailes. Enfin cela était moins surprenant étant donné que le pauvre ne serait pas très confortable dans la salle des vapeurs.

Une fois propre, elle se vêtit de bleu clair et alla appeler Kraa et Lyrev à la fenêtre. Si le rapace arriva bientôt, il ne fut pas accompagné. Il avait trouvé des rongeurs des sables la nuit passée et était rassasié. Il se sentait plutôt bien mais cherchait un endroit à l'ombre car dans ce pays le soleil tapait, tapait, tapait. Fanaa lui caressa les plumes du crâne, lui donna des nouvelles de Khamsin et le chargea de demander à Lyrev de venir si il le croisait.

Pour terminer, elle retourna dans la chambre et s'installa auprès de Khamsin. Thani se mit debout à ce moment.

- J'ai le plaisir de vous annoncer que tout va pour le mieux. Mellyna va bientôt le réveiller et vous pourrez enfin être rassurée de son état.
- Je vous remercie encore, vous avez été fantastique. Oh, est-ce que vous souhaitez une compensation pour vos services ? Je ne sais pas comment ça se passe ici, vous ...
- Je vous en prie. Vous m'offenseriez. Je ne fais que ce pourquoi le désert m'a offert un don. Je ne le fais pas pour ... il fit une grimace et eut un geste dédaigneux de la main ça.
- Oh. Excusez moi. Et bien encore merci alors. Oh, dites est-ce que ... est-ce que vous auriez vu un chat ? Blanc tacheté de noir, un oeil doré et un oeil bleu-vert ?
- Oh oui, très bel animal. Je l'ai aperçu hier soir ensuite je n'y ai pas fait attention il a dpu faire son petit tour. Vous savez les chats font leur petite vie et n'ont besoin de personne. Il reviendra quand il en aura envie !
- Oh oui. D'accord. Merci. Peut-être souhaitez vous dormir ici maintenant ? Installez vous où bon vous semble , dépliez un voile et hop ça vous fera une chambre.
- Je vous remercie mais je ne voudrais pas abuser de l'hospitalité des Ilahi. Je vais m'en retourner au village.
- Mais vous pouvez rester ! Nuada est d'accord. Et puis cela ferait plaisir à Mellyna !
- Nuade'Ilha est vraiment généreuse. Mais j'ai d'autres animaux à m'occuper au village, je ne peux me permettre une trop longue absence. Pour Mellyna, veillez à ce qu'elle se repose. Ce qu'elle fait prend beaucoup d'énergie. Bien. Passez une bonne journée.

Fanaa le remercia une dernière fois puis Thani quitta la pièce.

La jeune fille s'installa alors allongée à côté de Khamsin, un bras sur son flanc, attendant son réveil. Quelques instants plus tard, elle enfouissait sa tête dans la fourure du loup et pleurait à chaudes larmes, mais en essayant de ne pas faire de bruit.

Se frottant l'arrière du crâne avec la mine de quelqu'un qui tient une belle gueule de bois, Ridelgald s'encadra à l'entrée de la pièce. Il avait un air un peu froissé et portait toujours sa tenue de la veille. Une main malicieuse avait de toute évidence profité de son sommeil pour lui faire des "peintures de guerre" sur le visage à l'aide d'un bout de charbon.

Avec un large bâillement, il entreprit de traverser la pièce sur la pointe des pieds, se dirigeant vers le coin où il avait posé ses affaires.

Le soldat aperçut bien Mellyna et Fanaa, mais se dit qu'elles dormaient.
Jusqu'à se que son oreille fine ne saisisse au vol un tout petit reniflement étouffé.
Un pantalon un peu moins "festif" à la main, il se redressa pour regarder du côté de Fanaa. Ses épaules frémissaient, se soulevant par saccades. Elle pleurait. Est-ce que son... heu... ami à fourrure était... ?

De sa démarche faussement pataude, le Lévitis se rapprocha et s'assit sur ses talons, un peu embarrassé. Il avait trop de mal à cerner cette fille pour savoir exactement quel ton prendre.

- Est-ce que... il a eu un problème ?

En entendant la voix, Fanaa eut un sursaut puis s'immibilisa, comme si en restant sans bouger elle allait pouvoir devenir invisible et se faire oublier. Puis elle releva doucement la tête pour vérifier de qui provenait ces mots et aperçut Ridelgald pas loin d'elle. Pas loin tout près en fait. Elle se redressa vite sur les genoux, essuya ses yeux et sourit.

- Oh Monsieur Ridel ! Bonjour ! Excusez moi je ne vous avais pas entendu, je ... vous avez bien dormi ?

Trouver quelque chose à dire, trouver quelque chose à dire ! Vite ! Trouver quelque chose, ne pas rester bêtement là sans savoir quoi faire, vite ! Vite ! Et mais ... il avait demandé des nouvelles du blessé, non ?

Elle ouvrit de grands yeux bleu clair surpris.

- Khamsin ?

Sa main caressa la fourrure du crâne du patient.

- Le soigneur est venu hier soir et il s'en est occupé toute la nuit avec elle. Expliqua-t-elle en montrant la Dedrane. Il va bientôt se réveiller, dès qu'elle aura réussi à faire tomber sa fièvre.

Prenant appuis sur un bras, elle passa l'autre au-dessus du valaë pour aller lui tâter la truffe. Elle sourit tristement.

- Il est déjà moins chaud. Tout va aller bien maintenant, il va bientôt revenir à lui, je pourrait vous le présenter. C'est très gentil à vous de vous inquiéter pour lui. Sur ces derniers mots, de nouvelles larmes lui montèrent aux yeux et elle se dépêcha de les essuyer. Elle était émue que cet homme, qui ne la rassurait pas, qui lui faisait même carrément peur au début, porte de l'intérêt à l'état de Khamsin. c'était si inattendu !

- Oh est-ce que vous auriez besoin de quelque chose ? Que j'aille vous chercher du thé ou que je vous aide à ... à quoi ?? euh ... quelque chose ? Et est-ce que vous auriez vu Lyrev par hasard ? C'est un chat, il est blanc tâché ocellé de noir, il a les yeux vairons. Il doit se prélasser quelque part dans le temps mais à tout hasard je me demandais où il pouvait bien être. Non. Bon, merci.

Elle le regarda un peu mieux et battit des cils de surprise.

- Oh vous ... très joli maquillage Monsieur Ridel.

- Maquillage ?

Le Lévitis considéra Fanaa avec perplexité. Mais de quoi parlait-elle ?
Bon, de toute façon il avait un peu trop mal au crâne pour réfléchir. Il se releva et commença :
- Vous avez croisé le ca...

L'apparition d'une petite servante aux cheveux mêlés de perles multicolores le coupa au milieu de sa question. S'inclinant, les mains croisées sur le coeur, la fillette parla d'une voix claire à l'accent chantant :
- La Nuade'illah vous convie à prendre un repas en sa compagnie.

Ridelgald considéra tour à tour la gamine et le pantalon qu'il avait à la main.
Oh, et puis autant se laver avant de se changer. Il n'était pas très frais mais ça pouvait encore aller.

La fillette leva brièvement les yeux vers les personnes qui avaient l'honneur d'être demandées ainsi par Nuada. Elle regretta presqu'aussitôt cette imprudence et du se mordre la langue pour ne pas pouffer en découvrant les décorations de Ridelgald.
Abandonnant son pantalon de rechange sur un coin de coussin, le Lévitis se décida à emboîter le pas de la gamine, non sans se demander pourquoi elle laissait échapper des gloussements en dépit des deux mains qu'elle plaquait sur sa bouche.
Par Ael, qu'est-ce qui leur prenait à toutes ce matin ?

En entrant dans la belle salle claire où on avait servi de quoi se restaurer, il put découvrir un spectacle qui le laissa encore plus perplexe : Nuada était installée au centre et sirotait un verre de thé avec une concentration extrême, tout en fronçant les sourcils. De chaque côté, Nuadi et Earl s'efforçaient de regarder chacun dans une direction opposée. Ils avaient tous deux une oreille écarlate, comme si quelqu'un les leur avait tirées bien fort.
Les nouveaux arrivants leur fournirent un prétexte pour regarder autre chose que les murs.
La vue de la tête de Ridelgald fit ouvrir de grands yeux à Nuadi qui rattrapa de justesse le verre qu'il avait laissé échapper et Earl s'étrangla à demi, dans un effort suprême pour ne pas recracher ce qu'il allait avaler.
Nuada releva les cils à son tour, et resta bouche bée quelques secondes avant de se reprendre.

- Oh heu... bienvenue. Installez-vous. Nous avions déjà commencé. Bien... mmh... bien dormi ?

Fanaa avait poliment décliné l'invitation. La petite servante avait froncé les sourcils. Comment ? Avoir l'honneur d'une invitation à la table de l'Illahi et la refuser ? C'était impensable ! Fanaa demanda gentiment à "Monsieur Ridel" de bien vouloir l'excuser auprès de Nuada et lui expliquer qu'elle restait au chvet de Khamsin. "Nuada comprendra." assura-t-elle à la fillette. De fait, la belle jeune fille Sacrée et son grand coeur ne se vexerait sûrement pas de la non venue de Fanaa. Elle connaissait l'état critique de l'animal.

Et de plus, Fanaa se dit qu'elle n'avait rien à faire dans une réunion "de famille".

Lorsqu'ils eurent quitté la pièce, la jeune fille, assise en tailleur s'occupa de tresser ses cheveux. Ils étaient restés libre suffisamment longtemps, voire même trop. Elle ressentait à nouveau ce besoin de "changer de tête". Elle détachait ses cheveux lorsqu'elle était elle-même, les tressait serrés lorsqu'elle voulait s'intimer plus de retenue.

Ses yeux, qui étaient restés myosotis, regardaient tant le vide tandis qu'elle réfléchissait dans tous les sens. Elle avait hâte que Khamsin se réveille. Khamsin était d'excellent composition et de bonne compagnie. Un compagnon des plus agréables qui remplirait bientôt la tête de Fanaa de mots joyeux, tant et plus qu'elle n'arriverait plus à se soucier de quoi que ce soit. Khamsin était vraiment mignon !

Mais en attendant, dans le silence, le calme, Fanaa essayait de remettre ses idées en ordre.

*Bon. Il est fâché. D'accord. Enfin non, il n'est pas fâché, il est juste ... enfin comme d'habitude. Voilà. Mais en fait, c'était normal, c'était le marché. Le lendemain, tout devait reprendre comme avant, comme si de rien n'était. Je le lui ai dit moi-même. La nuit passée ensemble ne devait avoir aucun incident sur notre relat ... enfin sur notre non-relation, quoi. Si on se croise on se salue, enfin si il est d'humeur, lorsqu'on est au même endroit on s'ignore poliment, et voilà. Je n'ai jamais de vilains mots pour lui, lui de temps en temps il tempête un peu ou il me menace de mort ensuite ça le calme et tout reprend. Alors pourquoi est-ce que la simple idée de le croiser maintenant me semble mauvaise et ... pas possible ? Je dois redevenir neutre. Je dois redevenir neutre. Comme c'était prévu.*

Elle laissa passer un silence puis baissa les cils.

*Mais quand même ... il aurait juste pu être gentil une dernière fois ce matin, me dire bonjour, bon peut-être pas me remercier mais me raconter qu'il a bien dormi, qu'il était bien ... peut-être pas m'embrasser encore mais ... ah non stop stop stop. Le charme est rompu. La chute, plus violente que prévu. Nereyn est aussi changeant que son nom l'indique. Nereyn ...*

Elle se rappelait le contact de ses bras, le confort de son étreinte, la magie de son rire... un tendre sourire adoucit son visage chagrin.

Ridelgald s'installa à une des places libres, retenant de justesse un grognement au sujet d'un peuple qui semblait ignorer l'existence de la chaise au profit d'une multitude de coussins. Il commençait sérieusement à regretter Lévitas. Rien de tel qu'un bon ragoût fumant dans un endroit bien sec d'où on pouvait regarder tomber la pluie et écouter mugir l'océan.

Nuadi se détourna pour enfouir le visage dans les plis d'une tenture de velours et rire plus à son aise.

Le soldat le considéra un moment, intrigué, puis glissa un regard interrogateur du côté de son ex-supérieur. Ce dernier sembla brusquement particulièrement absorbé par la contemplation d'un bol de fruits secs à l'autre bout de la table.

- Nereyn ?

Earl se figea, son verre à quelques centimètres des lèvres.
Nuadi cessa brusquement de rire et sortit un peu la tête des rideaux pour regarder sa soeur, dont le ton paraissait exagérément léger.

- La soigneuse qui est passée te voir hier a dit que tes blessures ne se refermaient pas correctement.
- Ce n'est...

D'un geste royal, Nuada l'interrompit.

- Tu devrais prendre un bain.

Il la considéra avec étonnement. L'eau était trop précieuse pour se permettre ce genre de luxe dans le désert. Avant qu'il ait pu ouvrir la bouche pour protester, la jeune fille se pencha et un doigt cuivré vint lui sceller les lèvres.

- C'est très sérieux. Le climat sec est généralement sain pour les blessures, mais même en changeant les bandages régulièrement, il y a souvent de la poussière qui vient se loger dans les plaies. Les tiennes sont trop étendues, trop dispersées pour qu'un nettoyage simple suffise. Donc tu vas prendre un bain, et ensuite tu iras t'allonger, te reposer. La soigneuse repassera un peu plus tard pour compléter les soins et panser à nouveau les plaies si elle l'estime nécessaire. Un point c'est tout.

Quand Nuada prenait son ton d'être sacré, il n'y avait pas à discuter.
Earl soupira et reposa son verre.

- J'ai compris. J'y vais tout de suite, comme ça tu me ficheras peut-être la paix pour le reste de la journée.

Il jeta sa serviette sur la table et se leva. Décidément, quand Nuada avait une idée en tête...

Le Lévitis franchit le seuil de la pièce où se trouvait l'entrée de la salle des vapeurs. Il se figea si brusquement que la petite servante aux perles, qui arrivait en face, les bras chargés de serviettes à laver, manqua le heurter. Totalement indifférent à ses excuses et à sa fuite précipitée hors de la pièce, Earl prit une inspiration. D'une démarche qui se voulait ferme, il se dirigea droit vers les escaliers étroits, se gardant bien de risquer le moindre coup d'oeil du côté de Fanaa. Il avait complètement oublié qu'elle devait se trouver là.

Dans un cliquetis, le rideau de perles retomba dans son dos. Earl s'autorisa enfin à respirer puis desendit les dernières marches.
Le creuset de braises et les pierres chaudes avaient été retirés de leur logement au centre de la pièce. Actionnées par des mécanismes anciens, des pierres formant le dernier gradin avant l'espace circulaire tout en bas s'étaient retirées, dégageant des conduits d'où de l'eau s'écoulait. Le fond se remplissait comme une piscine. Le niveau cesserait de monter dès qu'il atteindrait la sortie des conduits de pierre.
L'eau n'était pas exactement chaude, mais sa tiédeur semblait indiquer qu'elle était stockée quelque part juste sous la surface brûlante des plateaux. Des herbes au parfum piquant avaient été rajoutées, pour assainir les blessures et accélérer la cicatrisation.
Earl inspira l'odeur puissante de ces remèdes puis hocha la tête. Sans plus hésiter -de toute façon le bain était déjà prêt, autant en profiter-, il ôta sa tunique claire et entreprit de défaire ses bandages, ré enroulant le tissu encore propre au fur et à mesure.

Quelle idée de lui faire utiliser l'équivalent d'une semaine de réserve d'eau rien que pour des égratignures, quand même...

Des voix. Ouvrant les yeux, Fanaa eut tout juste le temps de deviner la fuite de la fillette et ne put rater la démarche droite de l'être rigide et froid qui traversait la pièce comme si le reste du monde n'était que poussière sous ses pieds. Elle avait décidé de l'ignorer, ainsi qu'il le souhaitait, mes ses yeux ne purent le quitter les quelques secondes qu'il fut là. Lorsqu'il eut disparu au tournant du petit escalier, se détendit à peine.
Fanaa se tourna vers le tout petit dragon.

- Qu'en penses tu toi ?

Le petit animal ne répondit pas. Du moins, elle ne put pas l'entendre comme elle avait l'habitude d'entendre Khamsin, Kraa, Lyrev et même Syrven.

- Tu as raison, il n'y a rien à en penser. Je reviens.

Fanaa se leva, marcha vers l'entrée de la chambre où avaient chu quelques serviettes -pauvre petite, encore une à qui il avait fait peur!- se baissa pour les ramasser, les replia et jeta un oeil vers l'arche menant à la salle de bain avec un petit soupir. Alors quoi ? Bouder ou rendre service ? Faire sa mauvaise tête ou mettre de côté les caprices pour se rendre utile ? Fanaa secoua la tête. Laisser là les serviettes, penser à Earl qui, ne pouvant se sécher pourrait attraper mal ... bon oui c'était le désert et il faisait chaud. Trop chaud même. Mais vu son état, il était sûrement capable d'attraper un vilain rhume en pleine canicule. Ou autre chose. Et si Fanaa voulait bien accepter de l'éviter le plus possible, autant pour lui que pour elle-même, elle se refusait par contre à agir activement contre lui. Ce n'était pas non plus la guerre.

Elle se répétait encore que lui avait agi comme il le fallait, comme c'était écrit tandis qu'elle n'avait pas réussi à faire la part des choses. Elle était en tort et devait l'accepter. Voilà. Rien n'avait changé. Tout allait bien. Enfin pas plus mal qu'avant la veille toujours. Un peu calmée par ces pensées, elle n'eut pas de mal à franchir la distance qui la séparait de l'autre pièce, ni même à descendre silencieusement les quelques marches.

Par contre, lorsqu'elle le vit, lui tournant le dos, prêt à entrer dans l'eau -de l'eau ! de l'eau!- elle s'immobilisa en serrnt les serviettes contre elle et retint son souffle. Elle savait qu'elle devait baisser le regard et faire demi-tour ... mais son corps ne lui obéissait pas.

Les mains de Fanaa se crispèrent sur la serviette lorsqu'Earl exprima sa souffrance passagère et se relâchèrent quand il sembla se calmer. Elle n'osait bouger un cil, profitant de l'instant, caressant du regard le tableau que formait le levitis à demi-assoupi. De là où elle était, Fanaa voyait les cheveux blancs étalés en auréole autour de sa tête, et son visage apaisé aux paupières baissées. La lumière ici était différente de celle de la nuit passée. Un rayon de soleil passant au travers de verre rouge et se reflétant sur les parois de pierre rousse installait presque une lueur tamisée rappelant celle des bougies. Sauf qu'il n'y avait pas de bougie. Dans le désert on savait qu'il était dangereux de jouer avec l'élément qui pouvait lutter contre était rare.

L'eau ... où les gens du désert trouvaient-ils de l'eau ? Comment réussissaient-ils à en rassembler autant ? Les yeux de Fanaa, couleur d'un ciel de beau jour autour du lac Ryma, avaient glissé du Levitis à l'étendue liquide dans laquelle il baignait. Qu'allait devenir cette eau après ? On ne pourrait pas la boire, mais peut-être qu'elle servirait à arroser des plantes ? Il serait bon qu'elle resserve à autre chose. Un bain ce n'était pas un besoin vital mais ... oh se plonger dans l'eau ... s'y immerger totalement ... nager ... flotter en apesanteur ... faire partie d'un tout ... s'y fondre et avoir l'impression de disparaitre ...

Si Fanaa avait été de l'eau, elle aurait pu se trouver là dans le bassin auprès d'Earl et il n'aurait rien eu à y redire. Au contraire d'ailleurs, il aurait aimé son contact. Oui. Il n'aurait pas été méchant. Ni gentil d'ailleurs. Elle n'aurait été que de l'eau après tout.

*Voilà que je souhaite être de l'eau maintenant. Juste pour lui ! Serait-il devenu une obsession ? Si vite ? Non ce n'est pas cela. C'est juste que ... je ne sais pas en fait ...*

Tourner les talons. Elle n'avait qu'à poser les serviettes sur une marche et s'en retourner. Il ne saurait jamais qu'elle s'était approchée et l'avait observé à son insu. Ce serait sûrement mieux. Du moins pour lui. Oui. Il suffisait de tourner les talons. Rien de plus simple. Oui.

Ou alors ...

Son coeur se mit à battre plus fort.

Sa respiration s'accéléra.

Elle pouvait aussi se rapprocher.

Oui elle pouvait s'avancer, s'asseoir tout près de sa tête, passer sa main dans ses cheveux, lui faire un massage de crâne, lui laver les cheveux, prendre un linge et lui nettoyer tout le corps, le passer partout sans oublier un seul carré de peau, prendre mille précautions au moment de passer à côté des nombreuses blessures ...
Oh si elle pouvait prendre soin de lui ! Si seulement il l'acceptait !

Mais non. Si il l'entendait approcher ... et même s'il ne l'entendait pas, au premier contact tout l'apaisement de cette pièce volerait en éclat. Il bondirait, comme brûlé par le bout des doigts de Fanaa et la regarderait avec son air dégoûté.

Elle imaginait exactement le mouvement de recul immédiat qu'il aurait.

Endormi ainsi, beau parce que détendu, dans cette pièce aux allures de lieu saint, il était une image touchante. Il ne portait pas de masque, il n'était le levitis, ni le fedorien, il n'était rien de plus que lui-même.

*Et si en ouvrant les yeux il me reconnaissait et me souriait ? Et si il passait alors sa main derrière pour m'arrêter à lui et ... m'embrasser ... ?*

Non ! Non ! Danger ! Ne pas tourner ses pensées ainsi ! Ne pas prendre ses rêves pour des réalités ! Ne pas avoir de souhaits de voeux. Non.

Il avait été si gentil ...

Non !

Il avait ri ...

On a dit non !

Il m'a prise dans ses bras ...

Arrête ça !

J'y étais bien ...

Arrête toi je t'assure ! Mauvaise idée !

Je le regrette ...

Non pitié stop !

Et si ...

Surtout pas !



Elle ne pouvait détourner les yeux de cette peinture d'une extrême beauté. La scène était simple, presque dépouillée, mais Fanaa captait les tons de rouge, elle savait où elle rajouterait du flou, un rayon qui tombait directement sur lui, illuminant son visage. Elle n'avait pas la matériel nécessaire ici, et pas non plus au Ringèm mais elle se promit que dès qu'elle le pourrait, elle s'occuperait de représenter l'image qui se trouvait devant ses yeux sur la toile.

Elle observa encore, cherchant à capter les détails et à tout enregistrer dans sa mémoire.

Puis son corps agissant plus vite et à l'encontre de toutes ses réflexions, elle posa les serviettes sans bruit, s'approcha à pas de loups, s'agenouilla derrière lui, observa son visage à l'envers, sentit son coeur marteler de plus en plus fort, regarda ses lèvres, sentit une nouvelle accélération du rythme cardiaque, se dit qu'elle risquait de perdre connaissance si elle osait ne serait-ce que penser à lui offrir un baiser. A gestes terriblement lents, la peur au ventre, Fanaa approcha ses mains tremblantes du visage d'Earl, et les posa avec mille précautions sur ses tempes avant de poser son front sur le sien.

Elle ne prononça aucun mot. Elle n'en trouvait pas. Et ne se sentait pas de parler, une boule dans la gorge.

Elle était entrée dans le tableau.

Earl ne sursauta pas. Peut-être avait-il sentit qu'il n'était pas seul, ou peut-être s'attendait-il à ce que Fanaa ne puisse faire comme si elle ne l'avait pas vu passer.
Il se contenta de rouvrir les yeux et de fixer avec calme les boucles brunes qui ruisselaient sur son front.
Le Lévitis parut sur le point de dire quelque chose, mais une soudaine sensation de brûlure le fit tressaillir si fort que son crâne alla heurter assez durement celui de la jeune fille.

- Ouch !

Une larme à l'oeil, il se décala sur le côté et porta une main à son front. Nom d'un blizzard, il allait lui aussi se promener avec une bosse bien visible. Et puis qu'est-ce que c'était que ça ? Cette douleur aiguë au niveau d'une des minces balafres qui lui traversaient la joue ? Il y porta la main. Quelque chose de tiède et visqueux s'écoulait sur sa peau.
Earl ramena ses doigts dans son champ de vision. Ils étaient poisseux de sang.
Mais pas seulement.
Le souffle bloqué quelque part dans la gorge, l'ex-clerc regarda une épaisse bande de peau se détacher de son avant-bras, amollie par le bref séjour dans l'eau. Avant qu'il ait pu réagir, il y eut un bruit de déchirure. Ce fut comme la lanière d'un fouet lui avait balayé le dos de haut en bas, comme si des griffes ardentes fouillaient les chairs dans l'espoir de lui arracher la colonne vertébrale du corps.
La tête du Lévitis secoué par un spasme violent porta assez durement contre le rebord de pierre, puis ses pieds dérapèrent sur le fond et il s'engloutit tout la surface qui ne devait plus sa teinte écarlate qu'aux seuls reflets de la lumière ambiante.

- Va le chercher !
- Mais je sais !

Passant à côté de Fanaa comme une flèche, Nuadi sauta dans l'eau et, non sans peine, parvint à maîtriser Earl.

- Cara ? Mais qu'est-ce que tu fais là ?

Sans attendre de réponse, Nuada passa les bras autour de Fanaa et la força à reculer.
Complètement détrempé, haletant, Nuadi décocha un regard furieux vers sa soeur.

- Tu aurais pu le prévenir, au moins !
- Et ça aurait changé quoi ?
- Rah, passe-moi une de ces serviettes, que je le sorte de là.

Il y eut un instant de calme et Fanaa remercia intérieurement le temps de s'être arrêté à ce moment là.

Puis tout s'enchaîna trop vite.

Il y eut d'abord le coup qui lui fit voir mille étoiles. Au travers son éblouissement elle vit le sang sur la main d'Earl, et la peau de son dos se déchirer, elle l'entendit crier, tendit les bras vers lui et se sentit retenue fermement. En un éclair, les êtres sacrés étaient apparus, Nuadi sautant dans l'eau et Nuada entrainant Fanaa en arrière.

- Noooooooon! Hurla-t-elle. Nereyn !!!

Elle se débattait mais Nuada était bien plus forte qu'elle ne paraissait et Fanaa, ayant conscience de sa présence ne voulait pas lui faire mal. Si ça avait été quelqu'un d'autre, même Nuadi d'ailleurs, elle aurait griffé, mordu, donné des coups de coude. Mais il y avait le bébé, elle ne pouvait pas. Fanaa fondit en larmes et poussa un nouveau hurlement de détresse.

- Nereyn !!!

Quelque chose ! L'empêcher de se vider de son sang ! Arrêter la souffrance le temps de trouver quelqu'un pour le sauver ! La cage d'elixia ! Elle devait l'enfermer dedans, comme Syld, comme Khamsin ! Elle tendit la main mais rien ne se passa. Au bord de la panique, elle se concentra encore une fois mais toujours rien ! Est-ce qu'elle ne l'aimait pas assez ? N'allait-elle rien pouvoir faire ? Est-ce que ses presque derniers mots seraient "bien sûr que je peux te faire du mal, je t'en ai déjà fait" ? Et à ce moment il le lui prouvait. Il recommençait.

- Nereyn ! Sauvez-le par pitié !!!

Il y eut encore plus de larmes. Elle était impuissante. Elle se détestait.

- Cara, ça suffit, calme-toi !

Déséquilibrée, Nuada se retrouva assise dans les escaliers, Fanaa sur les genoux.
Ouille. Les marches étaient un peu dures, quoi que puisse dire Nuadi au sujet des capacités d'amortissement accrues du derrière de sa soeur.

La jeune fille regarda son jumeau tirer Earl hors de l'eau. Difficile de dire lequel des deux avait l'air le plus noyé.
Elle se saisit d'une des serviettes qui se trouvaient sur les marches et la lança à Nuadi qui s'empressa d'en couvrir le Lévitis qui avait l'air plus mort que vif.

- Sans rire, Nuada, tu aurais pu...
- Ce qui est fait est fait, ça ne sert à rien d'en discuter à n'en plus finir.

Earl roula sur le côté pour recracher l'eau teintée de rouge qui lui encombrait la gorge. A quatre pattes dans les flaques qui détrempaient le bord, Nuadi lui essuya la figure avec un coin de la serviette.

- On dirait que c'est fini.
- Vas-y doucement. Elles n'ont pas encore durci, elles doivent être frag...
- Mais je sais !

Le jeune homme suivit du bout des doigts la mince ligne argentée qui scintillait faiblement sur la joue d'Earl, reflétant par éclairs la lumière qui dansait à la surface de l'eau.

- Il aurait fait un guide magnifique, quand même...

Nuada s'autorisa un sourire fatigué.

- Ca c'est certain.

Fanaa aurait pu se dire qu'elle n'avait pas à s'en vouloir. Elle savait qu'elle ne maîtrisait pas ses pouvoirs et ne pouvait pas toujours les utiliser comme bon lui semblait. Ce n'était pas vraiment sa faute. Pourtant, pour Earl, dans la panique de la situation, elle aurait dû en être capable. Cela elle le savait car elle avait ressenti la même urgence que lorsque Valnor était apparu dans l'auberge et qu'il avait fallu l'empêcher de repérer Syld. Les gestes s'étaient fait tout seuls, sans qu'elle y réfléchisse et elle avait tissé le bris-lame. Elle avait fait les gestes ici aussi, mais rien n'était apparu. Quelque chose n'allait pas.

Et maintenant il gisait inerte et il avait craché du sang. Il respirait encore mais allait-il bien pour autant ? Elle avait envie de se précipiter vers lui pour le toucher, vérifier qu'il allait mieux mais comment faire ? Elle ne savait même pas ce qu'il avait.

Nuada et Nuadi savaient. Ils restaient calmes, eux. Ils avaient bien de la chance.

Fanaa s'essuya les yeux mais le geste était inutile vu que les larmes ne s'arrêtaient pas. Elles ne se tariraient que lorsqu'elle serait rassurée sur son état. Sanglotant, elle lâcha :

- Mais il est déjà magnifique ... entrecoupé de hoquets. Il faut le sauver ...

Le sang qu'il avait craché, celui qui souillait le bassin de pierre rouge, celui qui tachait la serviette, tout ce rouge ... Fanaa eut un haut-le coeur et mit sa main devant sa bouche. Du rouge partout. Comme Syld. Allait-elle perdre Earl aussi ? Elle ferma les yeux, la salle commençait à tourner et elle ne voulait pas perdre connaissance. Evanouie elle ne servirait à rien. ce n'était pas le moment d'avoir un accès de faiblesse.

Earl, lui au moins, respirait, même au milieu du rouge.

Il respirait, lui.

Pour le moment.

Fanaa s'agrippa à Nuada et fit de grandes inspiration saccadée pour arrêter ce début de malaise.

Reste là. Reste là pour Earl.

Pour lui tu seras là jusqu'au bout.

- Il va bien, cara. C'est juste...
- ... que le choc a été un peu violent, acheva Nuadi d'un ton un peu accusateur. S'il avait su ce qui risquait de se passer au contact de l'eau, il aurait peut-être...
- Nuadi !
- Ca va, ça va. Ma divine soeur a toujours raison.

Le jeune homme finit d'envelopper Earl dans la serviette et passa un de ses bras aoutour de son cou.

- Re-yn, accroche-toi. Juste un effort, on va sortir d'ici mais tu pèses plus lourd que moi, alors...

Il sentit un léger signe de tête contre son épaule. Le Lévitis était conscient, même s'il semblait complètement dans la brume.
Ahanant sous la charge, Nuadi l'aida à grimper les quelques marches qui menaient à la salle tendue de cuivre et d'or. S'arrêtant auprès d'un moelleux assemblage de coussins et de couvertures, il détacha le bras qui pesait sur ses épaules. La main d'Earl jetait les mêmes reflets métalliques que la cicatrice sur son visage. Avec précautions, le jeune homme étendit le Lévitis sur la couche improvisée. Le tissu brillant des oreillers s'assombrit aussitôt au contact des cheveux détrempés.

- Re-yn, tu vas devoir dormir un moment. Au réveil tout ira beaucoup mieux, d'accord ?

Dans les escaliers, Nuada se tortilla pour desserrer un peu l'étreinte de Fanaa.

- Cara, tu m'étrangles... Ah. Écoute, ça va aller maintenant. Son corps va être beaucoup mieux. La dernière étape est toujours un peu... brutale, mais tout s'est bien passé.

D'accord, Fanaa était inquiète, mais à ce point... N'était-ce pas un peu exagéré pour un compagnon de route aussi désagréable à vivre que Nereyn ?