Auberge de l'Or Béni

Syld laissa courir un regard indifférent sur les dentelles de bois sculpté qui s'étendaient en frises sous le rebord des toits d'azur et sur les créatures chimériques qui s'enroulaient autour des piliers des belles demeures pour tenir des lanternes de verre soufflé dans leur gueule.
Le jeune assassin ne semblait plus tirer la moindre émotion de ce qu'il pouvait voir. Ou, plus exactement, rien de ce qu'il avait sous les yeux ne parvenait à accrocher son attention, comme s'il attendait autre chose… des éléments plus familiers, peut-être.
Ses doigts pianotaient de plus en plus nerveusement contre les plis soyeux de son manteau et la petite moue au coin de ses lèvres s'accentuait dangereusement. L'indifférence n'était pas loin de céder le pas à la frustration, et il lui fallut un bel effort pour répondre à peu près aimablement :
- Soit. De toute façon ça ne coûte rien d'essayer.

Une rafale de vent frais cingla la surface du lac et s'engouffra dans la rue, faisant osciller l'enseigne de la taverne, ou plutôt de l'auberge qui faisait l'angle du pâté de maisons. Une grande enseigne fraîchement repeinte d'une chaude couleur dorée qui accrochait le soleil de midi, tellement brillante d'ailleurs qu'il fallait plisser les yeux pour pouvoir y lire -à condition de connaître son alphabet- le nom de l'Or Béni. Bien que n'ayant pu déchiffrer l'inscription, Syld émit un petit reniflement dédaigneux.

- Cette auberge refoule l'Ilymis à des kilomètres. Va pas falloir trop espérer de cette taule à part des informations, oui.

Rien qu'en saisissant au vol les conversations des passants, il avait réussi à repérer l'accent un peu chantant qui semblait l'apanage des Médioviens les plus aisés et éduqués, et le contrefaisait avec une aisance insolente. Une nouvelle rafale le fit se détourner à demi. Les délicates pendeloque accrochée à son foulard oscillaient follement dans le vent.

- Quelle idée de mettre des tables dehors avec un vent pareil. Même pas moyen de faire tenir une bouteille debout.

Soghann se contenta de répondre pas un sobre :

- Pas faux.

Avant d'ouvrir la porte de la taverne à Syld d'un air déférent.

- Après tout, je ne suis que votre garde du corps, seigneur.

Il s'était fondu dans le personnage avec facilité, même si ses dons étaient moindres que ceux de son compagnon. Autant donc le laisser donner la change et se tenir en retrait. La discrétion était souvent utile pour récolter des informations lâchée au hasard des discussions de taverne.

- Après vous.

Tout à son affaire de porte, il s'immobilisa un instant. Son regard s'était arrêté sur une l'une des convives, qui mangeait seule à une table de la dite terrasse.

- Tiens tiens... Que ne voila pas une compatriote.

Joli petit brin de femme qu'il avait eu la chance de connaître intimement. Lâchant la porte, il alla nonchalamment s'assoir à sa table, laissant le choix à son compagnon de le suivre ou d'entrer dans la Taverne. Sans lui, il serait d'autant plus discret.

Affectant de ne pas se préoccuper du vent qui balayait ses cheveux, il croisa les jambes et posa ses mains croisées sur ses genoux. Tout en observant les passant se démener avec leurs affaires menaçant de s'envoler, il fit :

- Le monde est petit, n'est ce pas ?

L'Auberge de L'Or Béni. La pauvre enseigne se balançait mollement dans le vent. Hakuren y entra sans regarder les clients et se dirigea vers le tavernier. D'abord suspicieux, Hakuren fut conduite à l'étage par la tenancière.

- Vous venez donc de "sa" part?
- Non, j'ai vu de la lumière, je suis entrée et comme je vous trouvais particulièrement sympathiques vous et votre mari, j'ai décidé de parler d'une amie a moi... Fit la mage exaspérée.

La tenancière accusa le coup et se renfrogna. Elle se retourna pour donner un sac de provision a la mage ainsi qu'un petit parchemin plié.

- C'est une manie chez vous les parchemins!
- Surement. répondit l'interlocutrice assez agacée Maintenant, allez à l'est. Il y a un homme qui vous fournira des montures. Il est au courent de votre arrivée. Montrez lui ça.
- Mais vous savez de quoi il retourne?
- Non
- Mais....
- Filez... Si Dame Adwel vous demande, c'est qu'elle aura besoin de vous. Enfin surement...

La tenancière ouvrit la porte de la pièce et sorti. Laissée plantée, Hakuren soupira et sorti... un jeu de piste... pourquoi pas.

De la même manière qu'elle était entrée, Hakuren sorti de l'établissement et se dirigea vers l'Est de la ville

L'assassin sursauta en voyant une deuxième tête connue entrer dans la taverne d'un pas guindé.

- Par les Ombres, c'est une vraie réunion de famille ! se dit-il par devers lui. Syld allait-il la reconnaître ? Peu probable. Mais elle ? Non plus, certainement. Quelques secondes plus tard, elle ressorti du même pas. Estimant qu'elle avait plus de chances de savoir ou était Fanaa puisqu'elle faisait partie des gens avec qui elle était arrivée à Faelanir, il se lança à sa poursuite avec un mot d'excuse.

- Veuillez m'excuser, je reviens.

Si elle l'attendait, si même elle l'avait reconnu.
Quelques instants plus tard, il se plantait devant Hakuren avec un sourire mutin.

- Bonjour, charmante demoiselle.

Des bruits de course derrière elle. La mage se fit soudainement arrêté par un homme, Shalos d'après elle. L'air qu'il arborait était assez... désagréable.

- Je n'ai pas le temps et je ne suis pas intéressée.,. je ne suis pas une catin, vous n'êtes pas dans le bon quartier. Bonne journée.

Sans plus de cérémonie, Hakuren se décala et poursuivi sa route.

Avait-elle fait exprès de ne pas le reconnaître ? Ou pensait-elle vraiment, qu'aussi mignonne soit-elle, il était simplement un importun en manque de lutinage ? Sans se démonter, il se mit à marcher à côté d'elle, et sur un ton beaucoup plus sérieux, poursuivi :

- J'étais à la Taverne de Veis, avec Earl et les autres. J'étais à Faelanir pendant l'execution.

Espérant qu'il avait réussi à capter son attention, il conclu :

- Je cherche Fanaa.

La Mage s'arrêta et regarda le Shalos de manière plus appuyée.

- Ah! oui! vous! Et bien Fanaa est au Cottage. Mais je ne vois pas pourquoi vous voulez la voir. Depuis l'exécution, elle n'est plus vraiment elle même elle fit des petits cercles avec son doigt sur sa tempe droite Si vous voyez ce que je veux dire. On a bien essayé de la refaire parler mais je pense sincèrement que c'est peine perdue. Bon, vous permettez, j'ai a faire...

elle allait reprendre sa route quand elle de tourna de nouveau vers le Shalos.

- Le cottage appartient a Adweliwen la voleuse. Je ne l'ai pas vu depuis plus d'un mois. Je vais d'ailleurs la rencontrer. Des recherches a priori qui pourrait m'intéresser. Bref. La maison est dans le quartier ouest... Oh, attendez...Elle sorti un carnet abimé et son crayon de graphite et dessina un plan très clair Ce sera plus simple comme ça. fit-elle en tendant le papier Ya du monde la-bas. L'éperdue d'Earl et son frère, Mickael le fédorien et votre compatriote Kyara.

Elle allait de nouveau partir lorsqu'elle lança
- Je sais que vous êtes solide mais préparez vous quand même... la vu de Fanaa est étrange... Belle coquille abritant une enfant. Bonne journée et bonne chance!

Cette fois, elle reparti

Soghann eut néanmoins le temps de la remercier d'un large sourire, tout en plaçant soigneusement le plan à l'intérieur de sa veste.

- Très aimable à vous! Excellente journée.

Songeur, il retourna vers la taverne. Ainsi, Fanaa s'était renfermée sur elle même au point d'en devenir folle. Bonne nouvelle pour ce qui était de ses capacités d'autant mieux enfouies, mais certainement inquiétant sur ce qu'il risquait d'arriver si elle se "réveillait".

Une des choses qu'avait dite la mage le fit brusquement tiquer.

** "L'éperdue d'Earl" ?? Bah! Voilà qui est nouveau.**

Il arriva en vue de la taverne, entrebâilla la porte le temps de faire signe à Syld de sortir, et revint s'assoir en face de Kyara, l'air de rien. Qui était censée se trouver chez la voleuse, d'ailleurs.

- Où en étions-nous ?

Hakuren arriva près du quartier des maquignons. En regardant le sigle noté sur le petit parchemin, la mage se dirigea vers un homme dont la devanture présenter comme étant Magliano. Elle se planta devant lui alors qu'il observait une jument qui l'inquiétait

- Bonjour! Il parait que vous avez un cheval pour moi
- Bien entendu! j'ai des chevaux pour tous ceux qui en cherche des bons et endurants!
- Non mais passez moi votre discours, j'ai ça pour vous
- ... Oh! vous être celle qui... d'accord. Venez avec moi.

le marchand de chevaux avait visiblement reconnu le sigle et conduisit la mage vers un enclos où se trouvait deux chevaux.
- Le noir est pour vous.
- Noir? je préférais grandement le blanc la-bas.

L'animal était vif et plutôt ombrageux. L'étalon piaffait, oreilles parfois couchées en mimant une morsure.
- Il n'est pas...
- C'est celui la et pas un autre.
- Mais je vous dis que...
- Bon, je ne vais pas devoir me mettre en colère et faire un scandale ici!

La température ambiante avait déjà baissé de quelques degrés et le maquignon eu un frisson.
- Non non... il... est a vous...

Après l'avoir vérifié et équipé, le vendeur passa les rênes de l'étalon en soupirant.
- Bon, vous devez vous rendre a Ilymir. Prenez la route des caravanes. Elle est plus sure. Vous devriez rattraper la caravane d'ici ce soir. Ils seront au campement de la clairière. Bonne route a vous...

La mage n'entendit même pas les derniers mots de l'homme. La monture était déjà partie au trot et, une fois sortis de la ville, elle prit le galop sur la piste.

Kyara faillit s’étrangler en avalant sa gorgée quand Soghann apparut devant elle.

** qu’est ce que… ? … **

Elle n’eut pas le temps de dire quelque chose qu’il était déjà reparti

** bin voyons **

La shalos reconnu le dos d’Hakuren, qui à priori avait envoyé bouler l’assassin :

Soghann a écrit:

- Où en étions-nous ?

La musicienne fronça les sourcils

- Hum… Nul part ! Je déjeunais. Que me vaut le plaisir de te voir ici ?

L'assassin ne se formalisa pas de la surprise de Kyara, et lorgna son assiette. Lui aussi commençait à avoir faim.

- Pour tout dire, je cherche Fanaa. Tu vois de qui il s'agit ?

Lorsque Soghann lui fit signe de ressortir, Syld s'ébroua comme au sortir d'une transe. Il attrapa machinalement le verre qu'on lui avait servi avant même qu'il ne le demande puis se glissa dehors par la porte restée entrouverte. L'éclat du soleil après la relative pénombre de l'auberge lui fit plisser les paupières. Avec une grimace, le jeune homme se décala pour rester dans l'ombre d'un pan de mur et s'y adossa sans faire mine de vouloir se rapprocher des causeurs. Le point de vue qu'il avait sur Soghann et sur le dos de son interlocutrice semblait lui suffire.

Le vent se calmait peu à peu, et les rayons du soleil n'en semblaient que plus ardents. Les Médioviens commençaient à déserter les rues, pressés de rejoindre la fraîcheur de leurs demeures ou l'ombre d'une terrasse au dessus du lac.

Syld fit osciller le contenu de son verre et le renifla avec méfiance avant d'en avaler une gorgée. A en croire la grimace qu'il fit, il ne s'était guère trompé quant à la qualité de l'alcool qui pouvait être servi dans cette auberge. Tandis que les pavés finissaient de boire le contenu du verre, et que le verre lui-même repartait sur le plateau d'une serveuse de passage, le jeune assassin ne put réprimer une moue d'impatience en écoutant ce que les deux Shalos disaient.

- Perte de temps, perte de temps…

Il tourna la tête d'un côté et de l'autre, puis finit par s'engouffrer à nouveau à l'intérieur. Il ne lui fallut guère de temps pour ressortir avec une seule et unique assiette qu'il vint tout naturellement poser sur la table et qu'il attaqua aussitôt avec encore plus de désinvolture.

- Si leur bibine ne vaut pas tripette, la pitance semble valoir le coup, précisa-t-il à Soghann avec un sourire narquois.

Apparemment, le coup d'oeil affamé jeté à l'assiette de Kyara ne lui avait nullement échappé.

Tout sourire, le jeune homme agita sa fourchette vers Kyara en guise de salut.

- Fait beau aujourd'hui, non ?

- Tu disparais pendant des semaines, on met Fanaa à l’abri et toi tu reviens comme une fleur pour venir la … voir ?

La shalos avait parlé d’une voix calme, pourtant elle s’était retenue de justesse de dire « récupérer ». Que faire ? Cette sensation…

Soghann put voir la shalos les yeux perdu dans le vague pendant quelques secondes, puis à nouveau elle le regardait dans les yeux. Un mouvement, une assiette qu’on pose sur la table. Kyara s’étouffa en avalant ce qu’elle avait dans la bouche en entendant cette voix… Tout en toussant, elle se tourna vers le nouveau venu

** Syld ??!!! Mais… Comment… ?? **

La shalos se tourna brusquement vers Soghann :

- Tu n’as tout de même pas jouer les nécromanciens ???

Syld étouffa un rire tout en continuant à jouer avec sa fourchette.

- Lui, jouer les nécromanciens ? Il ne manquerait plus que ça rentre dans l'immeeeeeense champ de ses ex-tra-or-di-nai-res compétences...

Il souleva une cuisse de ce qui semblait être une quelconque volaille (difficile d'en être tout à fait sûr, les "Flaques d'eau" semblaient avoir une curieuse façon d'accommoder leurs plats) la secoua un peu pour en faire tomber l'excès de sauce - tiens, leurs poulets ont des écailles... amusant - et commença à la déguster avec application.

- Mmh, ce numéro-là a sans doute l'esprit tordu, mais il fallait le calibre supérieur pour ça.

Le jeune homme passa un bout de langue gourmand le long de l'os parfaitement nettoyé, avant de le laisser tomber dans l'assiette. En pleine lumière, la pâle iridescence de son oeil due à l'excès d'elixia qui lui brûlait encore les veines se faisait presque oublier, mais son regard vert restait toujours aussi étrangement ambigu.

- A part ça je vais très bien, merci.

Soghann s'amusa de la surprise de la jeune femme et ne prit même pas la peine de répondre à sa question, Syld s'en étant chargé de manière quelque peu dérisoire... Mais il avait autre chose à penser que défendre un quelconque honneur. C'était un Shalos, après tout.

Son regard et son air se durcirent brusquement, et il planta ses yeux dans ceux de la Shalos.

- Comme tu peux le voir, la situation a légèrement changé. Tu sais où se trouve le Cottage ?

La shalos plongea ses yeux vairons dans les yeux couleur glace de l’assassin :


- Le cottage ? Oui, il vaudrait mieux que je sache où il est, il appartient à Senryl… Si tu as faim, mange et je vous emmènerais là-bas après.

Kyara finit tranquillement son déjeuner en attendant Soghann.

L'assassin acquiesça.

- C'est une option qui me plaît.

Quelques secondes plus tard, il se retrouvait avec une énorme tranchoir devant le nez, qu'il attaqua avec appétit. Entre deux bouchées, il demanda :

- Et si tu nous expliquais un peu la situation, pendant ce temps ? Qu'à a voir Fanaa avec toi et Senryl ? Et qu'est ce que tu fais à Medievir ?

L'air à côté de Kyara changea, se brouilla et durant une demi-seconde, se distordit. Le Pianiste se tenait debout derrière la shalos.

- Kyara.

Sa voix grave semblait un feulement à ce moment.

Senril posa ses mains sur les épaules de la violoniste. Elle pencha la tête en arrière et il plongea ses yeux couleur de forêt sombre dans les iris vairon de Kyara. Son timbre se mua en grondement bas.

- J'aimerais que tu évites de te laisser distraire lorsque je t'envoie en mission.

Il ne la laissa ni répondre, ni réagir, ni même réaliser sa présence.

- Rentrons, maintenant.

Il lâcha Kyara, sortit deux parchemins, y inscrivit une destination de son écriture élégante, adressa un vague signe de tête aux shalos et "enleva" littéralement la jeune femme en disparaissant avec elle, sans la laisser terminer son petit déjeuner ni ... payer sa note !




Pour Kyara direction Shalanos.

Syld resta figé, un bras par dessus le dossier de sa chaise et le regard fixé sur celle à présent vide de la violoniste.
Un petit tremblement le secoua et il serra brusquement le poing tout en se mordant la lèvre.

- Et bah voyons...

Ses belles dents blanches accentuèrent leur pression, presque à en percer la peau.

- Alors c'est comme ça ? "Quoi, il est vivant ?" dans le meilleur des cas... et puis c'est tout ?

Il tremblait de plus en plus, mais c'était la colère qui le secouait. Son regard vert s'emplissait d'une rage qui le rendait presque hideux.

- Personne... pas un seul, pas un ne m'a seulement demandé "comme te sens-tu ?". Pas un ! Comme si le fait d'être "vivant" suffisait !

Le jeune homme reposa le verre qu'il avait à la main sur la table avec tant de brusquerie que la moitié du contenu se renversa avant de darder son regard venimeux vers Soghann.

- Même toi, même sa seigneurie. Vous prétendez être... non, avoir été les plus proches de moi, mais tout ce qui vous intéresse, c'est que je respire et que je me souvienne

Il se leva.

- Va, bel oiseau. Continue donc à chercher tout seul. Je n'en ai rien à foutre si je m'attire des ennuis rien parce que je ne bénéficie par de ton auguste présence à mes côtés. Et au final, personne n'en aura rien à foutre.

Syld se détourna et partit à grands pas, sans prêter la moindre attention aux protestations des gens qu'il bousculait pour se frayer un passage.

Cette garce qui ne lui avait même pas adressé la parole, tapant la discute avec Soghann comme s'il n'était qu'un élément du décor.

"Tu te souviens ? Tu te souviens ? ... souviens... souviens..."
Il eut un geste dérisoire pour se boucher les oreilles, afin de faire taire ces échos qui le pourchassait. Un désir de destruction l'étouffa presque. Il voulait se détruire lui, avoir la paix, enfin... mais ils ne le laisseraient pas faire. Tant qu'il en resterait un, tant qu'il resterait un humain vivant, il essayerait de le ramener. Encore, et encore, et encore. Alors il n'avait qu'à...

Le jeune homme se mordit le doigt en secouant la tête puis quitta brusquement la foule, fuyant l'envie de sang qui lui remontait dans la gorge comme de la bile. Mais il ne put retenir un haut-le-coeur, et ce fut le repas qu'il venait d'avaler qui termina au pied du mur contre lequel il s'appuyait d'une main tremblante.
Pourquoi, pourquoi est-ce que ça faisait aussi mal ? Pourquoi est-ce qu'il devait avoir mal ? Pourquoi ?

- Pourquoi...

- J'aimerais bien le savoir, aussi.

Soghann avait posé la main sur l'épaule de son compagnon. Il avait l'impression de répéter le geste tant de fois fait les nuits de beuverie, quand un énième repas venait alimenter les pavés de Shalanos.

- Dis moi si tu as besoin de temps, ou d'autre chose. On fera ce qu'il faudra pour que tu te sente mieux... Mais s'il te plait, ne me fuit pas.

C'était prononcé d'un ton emprunt d'émotion, loin du registre habituel de Soghann qui oscillait entre la nonchalance et la dureté de la glace.

- Fanaa n'est rien pour moi. Si je pouvais la laisser où elle est, je le ferais volontiers. C'est pour toi que je la cherche.

Il marqua une pause, sans que sa main ne quitte l'épaule secouée de spasme de Syld.

- On est peut-être partis trop vite, sans te laisser le temps de récupérer. La faute à l'enthousiasme de te retrouver vivant, la hâte de retrouver le Syld que je connais, ton dégoût de ta prison, ta rage contre Earl. Je ne sais pas. Mais ce dont je suis sûr, c'est que je veux t'aider. C'est mon seul objectif.

- M'aider ?

Toujours la tête basse, Syld déglutit péniblement avant de s'essuyer la bouche d'un revers de main. Son front était moite de sueur.

- Si seulement je savais ce dont j'ai besoin...

Il tenta de se redresser, vacilla un peu, et eut juste le temps de s'asseoir sur une vielle caisse abandonnée dans la ruelle. Il porta la main à sa tempe avant de renverser la tête en arrière contre le mur. Haletant, il ferma l'oeil avec une grimace comme si l'éclat du soleil lui était insupportable. Une minuscule goutte de sang perlait de son nez et glissa paresseusement vers la commissure de ses lèvres.

- Je sais... qu'il y a des évènements dont je dois me rappeler. Je les sens, ces souvenirs qui m'écrasent, qui m'étouffent, qui m'empêchent de réfléchir. Et je sens aussi que s'ils me revenaient tous d'un seul coup... ah, soit j'en crèverai sur le champ, soit je deviendrais encore plus fou que je ne le suis déjà.

Syld émit un petit rire mal assuré avant de reprendre un ton moins léger :
- Un être humain peut supporter beaucoup de souffrance. Il peut vivre avec les souvenirs de cette souffrance, s'il prend le temps de s'habituer à chacun de ces souvenir un par un. Mais si... affronter tout en une seule fois... C'est trop, c'est beaucoup trop. Même moi je...

Il secoua la tête avec amertume.

- Je souhaiterais pouvoir m'ouvrir le crâne... encore... pour que ça sorte, que tout ça sorte. Je ferais n'importe quoi pour que cette torture s'arrête. N'importe quoi.

Soghann se placa entre le soleil et son compagnon, puis s'accroupi pour se mettre à sa hauteur. D'un geste doux, il vint caresser la joue de son compagnon. Lorsqu'il reprit la parole, son ton était inquiet.

- J'aimerais savoir quoi faire... Mais si tous les efforts d'Earl ont été inefficaces, je ne vois que très peu d'être ayant la puissance nécessaire pour t'aider. Valnor n'a aucune raison de t'aider. Ael, si elle n'est pas une légende, sera certainement trop difficile à atteindre. A moins que l'on utilise Earl.

Cette solution, qu'il n'avait pas envisagé auparavant, le frappa brusquement. Il ignorait si le clerc pourrait les aider, ni s'il était suffisamment proche d'Ael. Il y aurait sans doute pensé lui-même, à moins que... Ael n'existe pas, ou qu'elle dorme encore, ou qu'il veuille lui cacher l'existence de Syld. Peut-être n'y avait-il simplement pas pensé, la solution devant son nez.

Il s'était interrompu quelque secondes, mais poursuivi :

Sentence ne nous laissera pas rentrer sans Fanaa. Et Fanaa... ne maîtrise pas son pouvoir, qui est d'ailleurs actuellement scellé.

Il marqua une pause, vérifiant que personne ne les écoutait tout en réfléchissant à d'autres options. Non, ils était tranquilles, dans une ruelle à l'écart des grands axes.

- Si tes souvenirs reviennent seuls, ce qui est possible à n'importe quel moment, au détour d'un endroit connu ou pendant une rencontre avec une personne déjà vue... Je ferais de mon mieux pour t'aider à le surmonter. J'ai tenté ce que j'ai pu pour ouvrir une brêche dans le mur de ta mémoire, mais j'ai l'impression que le reste n'est pas en mon pouvoir.

Syld pâlit de deux tons supplémentaires lorsque Soghann énuméra ceux qui selon lui avaient les capacités nécessaires pour lui venir en aide, sans qu'on puisse dire quel nom l'avait d'avantage ému que les autres.
Il prit la main que l'assassin avait posée sur sa joue et l'écarta sans brusquerie. Il l'observa quelques instants d'un regard un peu absent, comme s'il pensait à tout autre chose.

- Aucun de vous ne peut envisager de me laisser me construire une nouvelle vie, c'est bien ça ? Pourtant je sais… j'ai le sentiment de l'avoir déjà fait par le passé. Il y a longtemps.

Le jeune homme laissa glisser les doigts de Soghann entre les siens, lentement, comme s'il cherchait à bien en mémoriser la forme.

- Qu'est-ce que ces souvenirs ont de si important ? Qu'est-ce que ma personnalité d'avant avait de si spécial pour que vous vous acharniez à ce point ?

Soghann pencha la tête sur le côté, ses yeux habités d'une inhabituelle tendresse.

- Tu étais mon compagnon, mon âme soeur, ma moitié. Tu comprends qu'il est difficile de laisser partir quelqu'un qu'on a autant chéri, surtout après l'avoir vu "mourir".

Il lâcha un soupir, tout en haussant les épaules.

- Mais si tu veux recommencer, tout oublier pour repartir de zéro... C'est ton choix. Malheureusement, je crains que tu n'aies des ennemis un peu partout et que eux, n'oublient pas. Plus grave, si tu te reconstruis une vie et qu'un jour tes souvenirs reviennent, que se passera-t-il ? Quelle vie choisiras-tu ?