Le Mitz

Le liquide noir commença à éclaircir pour finalement passer au rouge. C'était probablement un progrès. Fanaa ferma les yeux. Son repos ne dura pas, elle fronça les sourcils, gigota un peu puis se redressa d'un coup, les mains plaqués sur la bouche pour ravaler un cri.

*Dors, il a dit de dormir, dors.*

Les larmes montèrent noyer son oeil gauche, elle cacha son visage dans ses mains et se mit à pleurer sans bruit. Elle s'était pourtant promis de ne pas se laisser aller, de ne pas craquer. Mais elle ne tenait plus. Elle ne tenait ... plus ...

Earl avait fini par céder au sommeil. La journée avait été longue et la nuit précédente pas complètement réparatrice. Les coups discrets frappés à la porte par une des employées de l'auberge ne reçurent nulle réponse, et la jeune fille dut finalement abandonner le panier de vêtements propres au pied de la porte et remporter son plateau-repas.
Ce furent les gigotements de Fanaa qui le réveillèrent, faisant glisser la main qui était restée posée sur son front.
Il resta silencieux, à écouter les sanglots étouffés.

Il faisait nuit noire. Seuls les reflets de l'éclairage au dehors et les dernières braises rougeoyantes du brasero jetaient quelque lueur dans la pièce. Au milieu des cendres, le dragonnet émettait de petits sifflements, tout à son sommeil bienheureux.

Du bout des doigts, Earl essuya les quelques larmes roulaient sous les mains crispées de Fanaa.

- Désolé.

Ses entrailles étaient tellement nouées que c'en était douloureux. Et ce mal au coeur qui ne voulait pas passer et qui la tourmentait... Un premier spasme la fit bondir du lit et tituber jusqu'à l'une des petites portes. Coup de chance, ce furent bien les latrines de la chambrée qui se trouvaient derrière. Si elle s'était trompée, elle aurait pu se retrouver dans un placard. La suite de spasmes lui déchira le ventre et la bile lui brûla la gorge. N'ayant rien avalé depuis le dernier jour de la caravane, elle n'avait rien d'autre à rendre. Ces hauts le coeur étaient épuisants et risquaient de bouffer ses dernières forces. Et cet affreux goût acide et amer à la fois ... répugnant ... Earl lui aussi avait eu ce goût-là lorsqu'elle l'avait aidé à reprendre le contrôle de son elixia.
Quand les spasmes se calmèrent enfin, elle effleura un petit globe au-dessus duquel était dessiné une flèche et une vague d'eau parfumée vint nettoyer le fond des latrines et faire disparaître toute trace du méfait. Le Mitz était vraiment un établissement supérieur.

Fanaa se remit péniblement debout, se rinça les main, la bouche, le visage, puis ressortit en tâchant d'avoir l'air le plus stable possible. Elle jeta un coup d'oeil à la fenêtre, puis à Earl, et enfin à la porte.

- Je te rends ton lit.

Il valait mieux y aller maintenant car si -par miracle- elle réussisait à s'endormir, elle n'était pas sure de se réveiller assez tôt. Et comme elle n'avait prévenu personne qu'elle était là, on ne la retrouverait pas et les rattraper risquait de ne pas être simple.

Elle ouvrit la porte, faillit buter contre le panier de linge, le repoussa à l'intérieur de la chambre puis referma la porte et se mit en quête des escaliers puis de la sortie. Combien d'heures restait-il avant le lever du jour ?


=> les rues

Des coups à la porte, des coups insistants.

*Qui cela peut-il bien être ?*

Mellyna émergea lentement de son semi-coma, elle se sentait mieux, mais mit quelques secondes à se rappeler où elle était.

*Ah oui, le Mitz !*

Elle avait demandé à ce qu'on la réveille très tôt, elle avait bien fait.

-Oui, oui je suis réveillée.

Elle vint ouvrir la porte. Sa chemise ne couvrait que le minimum, ses longues jambes bien mises en valeur.
Le pauvre employé baissa les yeux par réflexe avant de les remonter en vitesse, rouge comme une tomate.

-Vous avez demandé à être réveillée ma dame.
-Oui, je vous remercie, excusez ma lenteur à répondre.
-Je vous en prie, bonne journée ma dame.
-Pouvez-vous me préparer deux brioches et la note pour ma chambre ?
-A votre service.

Le jeune homme repartit en s'inclinant.

*Bah, les hommes sont prudes ici.*

La dédrane se débarbouilla, laissa ses anglaises prendre leurs aises sur ses épaules, s'habilla un peu plus chaudement, et prit son sac. La décision n'avait pas immergé pendant la nuit. Elle était tiraillée entre son devoir et son affection pour la danseuse. Il fallait déjà voir où Fanaa voulait aller et pourquoi.
Elle frappa à la porte du lévitis.

-Sei... Euh, Earl, c'est Mellyna.

Elle était décidément mal réveillée...

Un pic tapait du bec contre un tronc creux, traquant les insectes qui se croyaient à l'abri sous l'écorce moussue.
Il tapait : toc toc toc...
*toc*

Earl rouvrit péniblement les yeux. Le fauteuil était plutôt confortable mais son sommeil n'avait pas été très reposant. De surcroit il ne faisait même pas encore jour.

Mais quand même, lui d'habitude si matinal et alerte au lever... pas de doute, il devait se reprendre en main.

Le jeune homme traîna donc des pieds jusqu'à la porte, contournant sans vraiment les voir le bac plein d'eau froide et grisâtre et le panier de vêtements rentré par Fanaa. D'ailleurs il ne songea pas non plus à se couvrir les cheveux avant d'ouvrir.
... pas plus qu'il ne songea à se couvrir lui-même avec d'avantage que la serviette qui avait eu l'intelligence de rester en place.

- Qui... Ah, oui, c'est vrai.

Il se passa une main sur les paupières.

- Gn'jour...

Le petit lézard était le seul à être vraiment réveillé. Il fila du brasero sur le bras tendu de Mellyna et lui donna un coup de tête amical.
Elle lui rendit sa salutation en lui grattant doucement la tête.

-Bonjour mon petit poussin.

Relevant les yeux, elle sourit devant la tenue du lévitis et sa tête. Elle avait dû donner un spectacle similaire à l'employé.

-Bonjour Earl, je dois déduire de votre tenue que vous ne venez pas avec moi ?

- Je vous demande pard...

Earl baissa les yeux sur sa mise minimaliste, parut perplexe, releva la tête... puis le déclic se fit. Il en resta pétrifié et bouche bée quelques secondes, avant de faire un bond en arrière et de claquer la porte au nez de Mellyna. Heureusement que celle-ci ne s'était pas avancée sur le seuil.

Quelques instants et froissements de tissu plus tard, il rouvrit dans une tenue plus décente mais un peu chiffonnée.

- Je crois que je n'étais pas tout à fait réveillé. Oui donc, vous disiez ?

Il avait bien failli lui casser le nez avec la porte. Elle sourit brièvement quand il reparut plus vêtu. Tant que les parties stratégiques étaient couvertes, la nudité ne dérangeait pas la dédrane, mais ce n'était visiblement pas le cas de tout le monde.

-Je crois que c'est un problème que nous avons en commun ce matin.
Bref, je vais voir Fanaa, vous venez ou pas ? Je continue de croire que vous devriez parler tous les deux avant qu'elle ne parte...

- A vrai dire...

Earl hésita. Il prit le temps de fermer sa chemise jusqu'au col et d'en lisser les faux plis avant de reprendre :
- Elle est déjà passée cette nuit.

D'ailleurs il faudrait qu'il pense à rembourser le carreau cassé avant de partir.
Ce n'était pas la meilleure période pour les objets fragiles.

- Elle voulait parler, oui, mais elle s'est sauvée avant d'avoir pu être en état de soutenir la moindre discussion lucide. Et apparemment ce qu'elle a à faire ailleurs est plus urgent.

Il haussa les épaules.

- J'ignore ce que je pourrais lui dire de plus.

Appuyé contre le chambranle, il garda le silence un moment avant d'ajouter avec hésitation :
- Sincèrement je n'ai plus aucune certitude sur ce que je suis censé ressentir en l'état des choses. Mais elle n'avait pas l'air très bien, alors... juste prendre des nouvelles, peut-être...

Mellyna ne savait pas trop quoi en déduire, elle décida d'être positive.

-Vous ne vous êtes pas disputés, c'est déjà pas mal, fit-elle avec un sourire encourageant. En revanche ça m'inquiète qu'elle n'entreprenne ce voyage alors qu'elle ne va pas bien...
Je suis sûre que ça lui fera plaisir. Allons-y ensemble alors.

Ils descendirent à la réception. Elle régla sa chambre "Juste au cas où...". L'aubergiste ne fit aucun commentaire sur leurs mines fatiguées, c'était bien un établissement de bonne qualité.
Il lui remit les deux brioches encore toutes chaudes.
La dédrane le remercia et en tendit une à Earl.

-Vous en voulez ?

Ils quittèrent le Mitz pour rejoindre la danseuse à la taverne.