Maison de Soghann & Syld

L'argumentaire de Soghann ne parvint qu'à lui tirer un faible "Je sais".

A vrai dire, Syld n'arrivait pas exactement à dire s'il en avait envie ou pas. Ou plutôt non, il n'en avait certainement pas envie, mais quelque chose l'empêchait confusément de protester d'avantage. Il avait l'impression qu'un fil invisible se resserrait autour de son cou pour bloquer ses cordes vocales à chaque fois qu'il tentait d'émettre une réserve.

Le jeune homme se décida enfin à lâcher le dossier du sofa qui menaçait de craquer tellement il s'y agrippait avec énergie.

- D'accord, allons-y.

Et, d'un pas un peu traînant, il suivit son compère.

"Réglée" ?
Ah, si seulement c'était juste la couleur de ses yeux ou ses difficultés avec son elixia qui l'avaient empêché de trouver le sommeil...

Ils tournèrent à un coin de mur et débouchèrent dans la rue familière.

- Ah, oui... Ca fait deux fois en peu de temps que ce problème se présente. Détruites ou perdues... je dois avoir une mauvaise aura en ce qui concerne la pérennité des armes que j'utilise. Gaffe de ne pas me prêter trop les tiennes, tu risquerais de n'en récupérer que des pièces détachées !

Le rire de Syld s'essouffla un peu et il dodelina de la tête. Ses yeux se fermaient tout seuls. Il était vraiment temps d'arriver.

- Et après, faudra qu'on aille se bâfrer et profiter de la vie ailleurs qu'à la Voratica. C'est presque trop tranquille pour une taverne de Shalanos, là bas... Jouer les discrets ne ferait que remettre les choses à plus tard et... et...

Le reste de sa tirade se perdit en un vague marmonnement : il avait suffi que Soghann marque un arrêt pour chercher la clef de la porte, et Syld capitula, s'endormant tout debout, la tête sur l'épaule du grand Shalos.

"Lorsque viendra le moment…"
Le moment ?
Le moment de quoi ?

Syld s'agita un peu. Il restait vaguement fiévreux : son organisme continuait à lutter contre ce qu'il considérait comme "étranger", même s'il l'avait accepté consciemment.
Une petite toux le secoua, et un mince filet de ce qui ressemblait à un liquide sombre et visqueux glissa à la commissure de ses lèvres. Le liquide s'écoula jusque sur les draps où il forma une petite tache inoffensive… une petite tache qui ne resta immobile que quelques instants, avant de frémir et de remonter en rampant vers la joue du dormeur pour se glisser entre les paupières closes, dans l'ombre soyeuse des cils.
Le jeune homme enfouit le nez dans l'oreiller le plus proche et se détendit à nouveau, plongeant enfin dans un sommeil sans rêves ni cauchemars.

De longues heures s'écoulèrent avant que le dormeur daigne remuer davantage : il chercha à se nicher encore un peu plus dans le coussin qu'il serrait passionnément contre sa joue, et l'oreiller maltraité parvint à lui échapper pour choir au sol, le laissant le museau sur les draps.

- Gnnn…

Syld rouvrit les yeux, cilla pour refaire la mise au point, et son regard tomba directement sur le miroir posé au-dessus d'une commode dont les tiroirs ouverts vomissaient à demi leur contenu dépareillé.
Le reflet de son visage, à la fois familier et étranger sans l'habituel foulard ou bandeau...
… et ces yeux complètement inconnus, si sombres qu'ils semblaient dévorer la lumière tels des gouffres sans fond.
Le jeune homme tenta un sourire, et réprima un frisson : ces yeux là refusaient de sourire. Pas de pétillement, aucune lueur… C'était réellement comme un couvercle d'ombre qui voilait imperturbablement tout le reste.

- Aaah, et puis mince, on s'en fout…

A tâtons, il repêcha l'oreiller fugueur et, roulant sur le dos, se le plaqua sur le visage tout en répétant dans un marmonnement étouffé :
- On s'en fout complètement...

Syld resta un long moment immobile, avant de rejeter l'oreiller sur le côté et de se redresser sur les coudes avec un énorme soupir. Apparemment il avait eu son content de sommeil et s'il restait à bâiller aux corneilles au milieu de ses draps froissés, son damné cerveau allait recommencer à "cogiter".
Il balança les jambes par-dessus le bord du lit et traîna des pieds jusqu'à la salle de bain, où l'eau froide acheva de le réveiller.

Vêtu en tout et pour tout d'une serviette nouée sur les reins, les cheveux détrempés gouttant dans le dos, il resta un long moment assis sur le rebord du bac, un miroir entre les mains. Ses yeux semblaient le fasciner. Qu'importe la façon dont on les regardait, ils avaient quelque chose d'artificiel : si froids, si inexpressifs...

Le jeune homme reposa le miroir puis se leva tout en se massant la tempe du bout des doigts. Il avait tellement pris l'habitude de ne voir que d'un oeil qu'il devait réellement se forcer pour faire le point avec deux... d'ailleurs il avait failli faire tomber le fragile miroir en le prenant. Son estimation des distances était à nouveau légèrement faussée. Il allait devoir se montrer prudent...

Un petit tintement d'acier lui fit dresser l'oreille.
Ah, Soghann était debout, bien sûr.

Syld ressortit. La porte voisine était restée entrouverte.
Il entra et, évitant de regarder vers les lames brillantes qui étaient comme autant de nouveaux miroirs, se glissa derrière Soghann pour poser les mains sur ses épaules. Enfouissant le visage dans les longs cheveux noirs, il murmura :
- Merci d'être là...

Sans quitter des yeux les reflets sauvages des flammes dans les lames, l'assassin tendis les mains en arrière et les posa doucement sur les hanches de son compagnon. Ses doigts nus courrirent à l'aveugle sur la peau chaude, encore humide. Tandis que ses mains sentaient le rebord de la serviette, fragile dernier rempart avant la nudité de Syld et promesse de plaisir futurs, il ferma les yeux et un sourire coquin vint se refléter dans les dagues. Sa voix se fit aussi caressante que ses doigts.

- Tout le plaisir est pour moi...

- Ca, on ne peut pas dire que tu n'en profites pas...

Syld se fendit d'un sourire tendre et moqueur. Une de ses mains glissa le long du torse de Soghann, se faufilant entre les pans de la veste dont les attaches s'ouvraient comme par magie. Il posa l'autre sur celle de son compère et, mêlant ses doigts aux siens, les guida dans les replis de la serviette.

Le jeune homme tressaillit à nouveau, comme lorsque les paumes de Soghann s'étaient posées sur ses hanches. C'était moins un frisson de plaisir qu'un sursaut, comme si les doigts pourtant si caressants n'avaient été que des tisonniers chauffés à blanc. Pourtant il ne chercha pas à s'écarter.

- Soghann... est-ce que tu pourrais...

Il hésita et enfouit davantage le visage dans les longs cheveux de jais avant de reprendre d'une voix étouffée :

- Est-ce que tu pourrais te montrer... brutal ? Je...

Il sentit les muscles de Soghann se tendre sous le coup de la surprise et avala péniblement sa salive pour continuer de façon à peu près intelligible :

- Quand nous avons couché ensemble dans la grange, c'était pour m'aider à me souvenir. Là j'ai... j'ai quelque chose à oublier. A Faelanir...

Les mots s'étranglèrent dans sa gorge et il finit par secouer la tête, les yeux toujours clos.

- Non, ne te préoccupe pas de ça. C'est simplement que... si c'est toi qui... Non, oublie.

Avec ce qui ressemblait à de la colère, il arracha plus qu'il n'enleva sa veste à Soghann et le repoussa assez brusquement dos au mur. Les lames de l'armoire voisine émirent un tintement musical et leurs reflets enflammés oscillèrent.

- Dire que je voulais tenir ma langue, pour une fois. J'ai encore foiré.

La réaction de Soghann fut si brusque qu'elle prit réellement Syld par surprise.
Il émit une exclamation étranglée et, la joue écrasée contre les draps, tenta de reprendre sa respiration. Soghann n'avait pas fait semblant et sa poigne lui avait coupé net le souffle.

Même s'il l'avait lui-même demandée, son corps se rebiffait presque automatiquement face à cette "agression". Un instant roidis par un frisson de panique, ses muscles se tendaient, sa main libre un moment coincée sous lui s'extirpait et venait repousser Soghann. Son mouvement était fait pour repousser, oui, mais ses doigts restaient crispés sur l'épaule du Shalos, si fort que les jointures de ses phalanges blanchissaient et que ses ongles s'enfonçaient dans la peau si blanche.

- Non, lâche-moi, ça suffit...

Il prononçait les mots, mais ses doigts continuaient à retenir Soghann. Il voulait, et en même temps il ne voulait pas. Une partie de lui désirait arrêter, l'autre préférait continuer.

C'était pour balayer cette incertitude d'une façon ou d'une autre qu'il avait demandé ça. Il ne voulait pas que son corps ou son esprit continue à faire remonter ce qui c'était produit à Faélanir à la surface à chaque fois qu'une étreinte se faisait un peu fougueuse, à chaque main qui se posait sur lui, à chaque regard empreint de désir qu'il sentait glisser sur sa peau.
Ces événements étaient trop frais. Ils étaient restés comme imprimés au fer rouge, gravés jusqu'au sang dans sa mémoire de l'heure précédant sa... eh bien, sa mort. Même en y mettant toute sa volonté, seul, il ne parvenait pas à en faire abstraction comme il l'avait fait pour le reste.

- Arrête ça !

Cette fois-ci, le jeune homme se débattit avec plus d'énergie, tenta de se glisser, de lui faire lâcher prise... Mais son compère le connaissait trop bien. Il connaissait par coeur ses feintes, sa façon de bouger, et surtout, même en pareille situation, il gardait trop de présence d'esprit pour se laisser aller à être distrait ou négligent.

Syld se débattit tant et si bien qu'il se retrouva plaqué sur le lit avec encore plus de force, les bras coincé dans le dos, les jambes entremêlées à celles de Soghann. Le tissu des draps collait à ses omoplates moites de sueur.
Haletant, il renversa la tête en arrière dans une tentative dérisoire pour fuir le contact de Soghann.

- Arrête ça...

Syld était resté tel que Soghann avait fini par le laisser : étendu sur le flanc, une des mains crispée sur l'oreiller dans lequel il avait hurlé son plaisir, l'autre abandonnée dans le vide au bord du lit, inerte.
Un frémissement lui parcourut l'échine, comme s'il avait senti le regard posé sur lui. Il hésita, puis roula sur le dos et le côté afin de refaire face à son compère. Le jeune homme se mordit la lèvre, le regard obstinément fuyant, comme s'il ne savait trop quelle attitude adopter après ça.

Les cils à demi baissés, les cheveux à présent secs qui retombaient librement en mèches folâtres un peu désordonnées devant son visage sans la contrainte d'un bandeau ou d'un foulard, il semblait beaucoup plus jeune. On aurait dit qu'il venait tout juste de sortir de la guilde.

Finalement il se décida à fixer Soghann bien en face. Le noir de ses yeux semblait plus riche, plus profond. Il accrochait enfin les reflets des flammes des torches au dehors.

Syld se redressa un peu et glissa une main derrière la nuque du Shalos avant de se pencher pour l'embrasser d'un baiser passionnel mais sans hâte, un baiser qui prenait le temps de goûter les lèvres, la langue, d'apprécier toutes les sensations, les textures et les parfums de la bouche. Il retint un instant la lèvre inférieure de Soghann entre ses dents, avec une délicatesse totalement opposée à ce qui avait précédé, avant de la laisser glisser. Appuyé sur ses bras tendus, il resta front contre front avec son amant, le fixant droit dans les yeux comme s'il avait cherché à se noyer dans les prunelles pâles.

- Merci de ne pas t'être arrêté.

Soghann accepta le baiser et le rendit, en appréciant la sincérité et la douceur après ces ébats presque violents. Il ferma les yeux et abandonna sa bouche, et ses lèvres à son compagnon, tandis que sa langue caressait voluptueusement celle de Syld.

Lorsqu'il s'éloigna -si peu-, sa bouche encore légèrement entrouverte émis un soupir de bien être tandis que ses yeux restaient clos, comme s'il voulait conserver la sensation du baiser encore quelques précieux instants.

Enfin il ouvrit les paupières, et tomba aussitôt sur les prunelles noires de son vis-à-vis. L'obscurité froide et infinie semblait s'être teintée d'un peu de vie, comme si une flamme s'y était allumée, éclairant l'ombre d'une chaleur bienvenue. Il sourit, ravi de ce changement qui ramenait un peu de vie dans ce si beau visage. Sa voix était douce et encore chargée de volupté.

- Mais je t'en prie.

Il fit une pause, continuant de s'abîmer dans les nouveaux yeux de son amant.

- Peut-être en avais-je besoin, moi aussi. Mais je suis toujours à ta disposition pour ce genre de service, conclut-il d'un ton coquin et s'étirant les épaules.

Syld laissa fuser un rire franc quoique encore un peu enroué. Ah, même s'il avait mordu le coussin à l'en déchirer, on avait bien dû l'entendre jusque dans la rue, aussi épais que puissent être les murs. Il toussota une ou deux fois pour s'éclaircir un peu la voix.

- A ma disposition ? Pour ce genre de service ? Ca ne m'étonne pas, tiens...

Il se laissa couler sur le côté et, appuyant le menton dans sa paume, tira un bout de langue aussi voluptueux que moqueur vers son compère. Ses doigts pianotaient sur le torse de Soghann, rejouant une quelconque mélodie de taverne.

- Hum, n'empêche...

Le jeune homme interrompit son pianotement pour lever le bras à hauteur d'oeil. Sa peau sombre ne marquait pas facilement, mais une trace plus sombre encerclait son poignet.

- ... il faudra vraiment que je fasse attention à ce que je te demanderai à l'avenir : on ne va pas dire que tu fais semblant d'être enthousiaste.

Avec un sourire, il fit jouer son poignet endolori. Il cueillit une des plumes que vomissait l'oreiller éventré et s'amusa à la faire glisser entre les muscles sur le torse de Soghann.

- Tu avais prévu quelque chose pour le reste de la journée ? Ou de la nuit ? Je n'ai pas la moindre idée de l'heure qu'il peut être mais...

Frissonnant sous la caresse facétieuse de la plume, Soghann laissa fuser un petit rire.

- Je pensais aller voir Seronn. Peut-être qu'on te trouvera de quoi t'armer... S'il ne t'as pas tué en apprenant que tu as "perdu" tes griffes ! J'aimerais assez voir comment il s'est remis, depuis la dernière fois. Et il va falloir qu'on refasse nos stocks vitaux, il ne reste plus suffisamment de nourriture ici pour caler une dent creuse... Et je ne parle même pas du stock d'alcool.

Il roula brusquement sur le côté afin d'échapper aux chatouilles, s'enroulant à moitié dans la couette et faisant ainsi à moitié choir du lit son compagnon. Sur le ventre, son visage sur l'un des oreillers, il toisa Syld, une lueur malicieuse dans l'oeil.

- Mais si tu préfère rester au lit...

- Bah, "j'étais mort", ça ne passe pas comme excuse pour avoir perdu de vue ces malheureuses griffes ? Et... hélà !

Syld se rattrapa de justesse avant d'avoir pu dégringoler du lit.

- C'est pour me faire partir que tu piques la couette ? Je suis plus frileux, moi...

Tout en faisant mine de se plaindre, il tiraillait sur la couette en question, attirant du même coup le Soghann qui était dedans.

- Oh, un gros poisson dans mes filets !

Une de ses mains glissa habilement dans les replis du tissu pour aller flatter un bout de fesse musclée, tandis que l'autre s'arrangeait tout aussi habilement pour garder le "gros poisson" étroitement enroulé dans sa couette.

- Belle prise... Ma foi, j'avoue que "rester au lit" n'est pas un programme si désagréable que ça.

Syld se pencha un peu pour poser les lèvres sur la nuque de son compère et descendit entre les omoplates.

- Cependant il me semble que nous aurons pas mal de temps pour... eh bien, pour nous amuser encore un peu à ce genre de jeux. Nous sommes plus ou moins en "congés" pour le moment, aux dernières nouvelles...

Il caressa d'un souffle le cou de Soghann, avant de lâcher un petit rire.

- Tu parais d'humeur plus joueuse que d'habitude. Ca serait dommage d'occulter cet accès de bonne humeur en te fatiguant trop.

Avec une moue taquine, le jeune homme relâcha le bord de la couette ainsi que son occupant, avant de quitter le lit. Il se frotta la nuque puis passa une main le long de ses flancs avec une petite grimace.

- Sans rire, je suis cassé de partout. Ca me donne des envies de vengeance.

Souriant, il souligna sa remarque d'un petit clappement de langue qui en disait long, avant de finir d'ouvrir la porte restée entrouverte puis de traverser le couloir jusqu'à sa propre chambre.
Ah, il valait mieux qu'il trouve de quoi se rhabiller avant que ses pensées exagérément voluptueuses ne l'incitent à filer à nouveau dans le lit afin de réclamer un coin de drap encore chaud, voire davantage...

- Non, non... non plus... bon à laver... non... bon pour la poubelle...

Après avoir envoyé voler par dessus son épaule la moitié du contenu de son armoire, Syld lâcha un soupir, le poing sur la hanche et la moue aux lèvres.
Un ensemble complet de ses vêtements avait disparu corps et biens à Faélanir, paix à son âme. Les habit médioviens qu'il portait à Ilymir avaient pas mal souffert des acrobaties dans le Ringem. Même une des bottes présentait une longue déchirure tout le long de la tige suite à sa rencontre un peu rude avec les pavés séculaires.
Il n'avait pas vraiment eu l'intention de faire d'effort vestimentaire particulier, mais...

- Ah bah on dirait que je n'ai pas le choix.

En dépit de cet imprévu, il ne mit pas beaucoup plus longtemps que d'habitude à s'habiller et alla s'adosser à la rambarde sur la première marche des escaliers.

Il examina d'un oeil critique la paire de bottes qu'il ne mettait presque jamais : des bottes cavalières à tige rigide qui prenaient bien le mollet, si bien cirées qu'on pouvait presque se voir devant. Un bande de cuir repoussé et souligné de teinture argent montait en arabesques fantasques sur le côté, dans le plus beau style shalos.
Syld secoua la tête en songeant à la boue visqueuse, amalgame de jus divers d'origine inconnue, qui sertissait parfois les pavés de la ville souterraine.
En plus dès qu'il se sapait un peu plus que d'habitude, ça attirait les déboires, et les principales victimes se trouvaient souvent être ses vêtements...
Quant au pantalon... resserré aux genoux par une agrafe, taillé en soie noire à bande d'argent, comme par hasard assorti à ces fichue bottes trop neuves.
Bon, au moins la chemise était comparativement "normale". Pas de fioritures à part un lacet sur lequel il s'était empressé de tirailler. Il avait clairement tenté de contrebalancer l'aspect un peu trop recherché -quoique relativement discret - du reste de sa mise, s'arrangeant pour froisser la chemise largement ouverte, tout juste retenue à peu près en place par une sur-ceinture à laquelle pendait la mince chaîne qu'il lui arrivait d'accrocher à un des seuls poignards de lancer qu'il possédait.

Syld fit craquer le cuir des protège-poignets qu'il n'avait pas remis depuis... depuis... eh bien, depuis qu'il maniait des armes qui réclamaient pas mal de liberté de mouvement.

Par réflexe, il tâtonna dans les rares poches de sa défroque, avant de lâcher un marmonnement dépité.

- Bon sang, j'ai perdu ça aussi. Même pas moyen de fumer non plus !

Le jeune homme secoua la tête, faisant retomber quelques mèches folâtres sur son nez, puis se renversa en arrière contre la rambarde, les yeux fixés au plafond.

- Il met plus de temps que d'habitude... s'est rendormi, ou quoi ?

Soghann émergea de sa chambre, enfin habillé. Décidant qu'il faisait vraiment chaud dans cette ville après leur virée dans les neiges d'Ilymir, il avait opté pour un assortiment de vêtements au tissus légers, à l’exception des bottes qu'il avait choisies à bouts ronds, montantes jusqu'à mi mollet mais en grande partie camouflées par un large pantalon noir, juste assez bouffant pour atténuer un peu son naturel longiligne. Une chemise noire décorée aux épaules et sur le dos de fines arabesques blanches dissimulait un maillot de corps d'un blanc éclatant et d'une facture tellement légère qu'il en était presque transparent.

Une large ceinture de cuir noir complétait l'ensemble, dont la seule fioriture était une boucle d'argent en forme de disque sur lequel se tortillait le serpent Shalos magnifiquement ciselé. Deux petits rubis à la place des yeux, il semblait se dresser pour attaquer quiconque ennuierait le porteur. Un doigt bien placé dans cette boucle permettait d'en faire sortir quelques étoiles de métal mortellement acérées. Sur chacune des hanches pendait une fourreau ouvragé desquels dépassaient les manches de deux dagues parfaitement symétriques. Un troisième dague cachée dans un fourreau noir était accrochée sur le dos de la ceinture, dissimulée par le bas de la chemise.

Il descendit les escaliers d'un pas sûr et se planta devant son compère, lui laissant le loisir d'observer sa mise quelque peu inhabituelle.

- On y va ?

- Aha, je me disais bien que tu mettais un temps infini à ressortir, aussi !

Syld resta les coudes sur la rambarde, considérant Soghann de haut en bas avec une moue.

- Hmm... franchement...

Il lâcha un énorme soupir et renversa la tête en arrière comme pour s'adresser au plafond.

- Ca ne te va pas du tout, mais alors pas tout.

Il émit un petit reniflement dédaigneux, puis éclata de rire presque aussitôt.

- Je déconne.

Secoué par l'hilarité, il passa derrière son compère et posa les mains sur ses épaules pour le pousser vers la sortie.

- Mais oui on y va, monsieur "J'attends-un-compliment-l'air-de-rien" ! Ah j'te jure, moi au moins je n'ai pas fait exprès de piocher dans les habits de l'étagère spéciale grandes occasions. Et... gnah, sans rire, tu as des trucs blancs dans ton armoire, toi ?

Un de ses doigts vint tapoter la pièce vestimentaire incriminée en passant par le col de la chemise.

- Ca fait blanc sur blanc...

Apparemment d'humeur moqueuse, il prit deux ou trois pas d'avance et se mit à marcher à reculons pour continuer à fixer son compère, un large sourire aux lèvres.

- En fait on va fêter quelque chose, là, ou tu as juste été saisi d'un accès de coquetterie ?

Soghann avança à la suite de son compère, un sourire narquois aux lèvres.

- Et oui, j'ai du blanc. Mais c'est plutôt incompatible avec le travail, c'est à dire avec la plupart de notre temps.

Ils parvinrent dehors, et l'assassin verrouilla la porte d'un geste que l'habitude rendait presque inconscient. Ceci fait, il se tourna vers Syld et lui attrapa la nuque pour l'attirer à lui dans un baiser qui rappelait farouchement leurs ébats d'un peu plus tôt.

- Ton retour parmi les vivants, ce n'est pas une assez bonne occasion à fêter, peut-être ? On ne s'en est pas vraiment donné le temps, depuis Faelanir...

- Oh ? Donc ça veut dire qu'on ne va pas du tout "travailler" aujourd'hui, vrai de vrai ?

Syld secoua la tête avec un haussement d'épaule, un sourire aux lèvres.

- Même comme ça j'ai du mal à me faire à cette idée. Ne pas avoir le moindre contrat, la plus petite besogne, le moindre cou à couper... c'est encore plus bizarre que te voir porter du blanc ! Et... hé !

Le baiser de Soghann l'interrompit au milieu de sa péroraison.
La main de son compère finit par le relâcher, mais il ne s'écarta pas tout de suite, restant à le fixer dans les yeux. S'il était rare de voir le Shalos porter quelque chose de couleur claire, le voir se livrer à pareille démonstration sur sa personne en pleine rue était encore plus inhabituel. Il ne faisait rien pour dissimuler leur relation, bien au contraire, mais il avait coutume de garder une certaine réserve -au moins physique- à son égard en public. Shalos, Shalos assassin, pas de sentiments excessifs, c'était la règle.

- Hé, tu...

Pour la première fois, Syld se demanda ce qui était passé dans la tête de son compère lorsque lui-même avait selon toutes les apparences disparu à jamais.
Il esquissa un geste vers la joue de Soghann, hésita, puis fit un pas en arrière en se passant les doigts dans les cheveux d'un air dégagé.

- Ma foi, c'est un prétexte qui me paraît tout à fait valable. Du coup on commence par quoi ? La partie sérieuse du programme, c'est-à-dire aller voir l'ancêtre et ses petits bijoux d'acier ? Ou alors on va profiter de la vie avant que grand-père n'aille me réexpédier au royaume silencieux à grands coups de canne vengeurs sur le crâne ?

Il indiqua des pouces les deux directions possibles et resta planté sur place, un sourcil interrogateur levé.

- Alors, grand ténébreux ? Par là ou par là ?

L'assassin se frotta le menton d'un air songeur. Ses yeux dérivaient vers les profondeurs des ruelles avoisinantes, à l’affût du moindre danger potentiel... Plus par réflexe conditionné que par volonté propre, d'ailleurs : loin d'être méfiant ou stressé, l'assassin était parfaitement détendu.

- Hmm.. On devrait commencer par Seronn.

Il n'alla pas plus loin, mais un éclat malicieux dans son regard explicitait très clairement la suite de ses idées : fêter dignement leurs retrouvailles ne pouvait que se finir avec une certaine dose d'alcoolémie et les sangs échauffés. Qu'ils ne rentrent que tous les deux ou s'égarent en bonne compagnie, mieux valaient qu'ils n'aient pas à faire un détour par chez Seronn.

Donc, sans davantage tergiverser, ils partirent d'un bon pas vers la forge du vieil homme..

La porte s'ouvrit sur un Soghann souriant et visiblement fatigué. Malgré les marques des excès de la nuit, son aura de satisfaction et de plénitude éclairait son visage et donnait à ses gestes un petit goût aérien. Il semblait littéralement sur un petit nuage, duquel il descendit brusquement pour se laissant tomber sur le canapé. Il se mit à contempler le plafond d'un air rêveur.

- Mon vieux, t'as râté quelque chose...

L'assassin ne fit nullement mine de remarquer la bouteille vide, ni l'odeur planant dans la salle. A vrai dire, son sens légendaire de l'observation était quelque peu occulté par les souvenirs charnels de sa nuit mouvementée.

- Pfiou...