Alentours de Fedoran

Kenya acquiesça et se prépara à saluer mais en apercevant les armes, elle serra la main de Fanaa plus fort. Cette dernière leva les yeux vers l'ex-courtisane et se dégagea.

- Merci Kenya !
- Je vous en prie. Tu sais que tu peux venir quand tu veux. Vraiment. Et si jamais ...

Kenya hésita. Fanaa pencha la tête sur le côté, dans l'attente de la suite.

- Oui ?
- Tu peux aussi venir vivre avec moi si tu veux. Comme avant.
- Comme avant ?

Fanaa cligna des yeux et fit un pas en arrière en secouant la tête.

- Non. Je ne veux pas vivre comme avant.
- Mais je voulais dire ...
- Non ! Non. Non ... Au revoir Kenya. Merci.

Le coin de la bouche de la femme aux tresses se crispa sous l'effet de tics nerveux. Fanaa inclina la tête pour la saluer et bondit pour s'accrocher au bras d'Earl. Elle se mit sur la pointe des pieds pour lui piquer un bisou dans le cou et, tout accrochée à lui, elle se mit à babiller.

- C'est dommage, les fleurs c'est joli. Je cherchais des fleurs pour te les offrir, mais c'est mieux que je sache que tu n'aimes pas, ça m'évitera une gaffe. Seulement j'aimerais pourvoir t'offrir quelque chose mais je n connais pas tes goûts. Je sais que je dois t'observer et j'essaie de m'en contenter mais je ne trouve pas d'idée je ... je voudrais t'offrir quelque chose ...

Elle baissa un museau rosissant.

- Je sais que tu aimes les livres mais quant à savoir lesquels ... non j'aurais voulu quelque chose d'autre je ...

Elle se mordit la lèvre et posa sa joue contre le bras du Levitis.

- Excuse moi j'arrête de parler.

Sa main descendit et ses doigts se mèlêrent aux siens. Elle sourit.

- Oui oui..., répondit Earl d'un ton absent, l'air de penser à tout autre chose.

Ils remontèrent ainsi la rue sur une centaine de mètres. Le jeune homme s'immobilisa un instant, le temps d'un coup d'oeil pour s'assurer que Kenya n'était plus en vue et que nulle ombre furtive ne les suivait. Mais le quartier était populaire, bruyant, passager... Difficile de repérer un quelconque espion dans ces conditions.
Avec un haussement d'épaule, Earl se décida à frapper à une porte.
Des pas traînants se rapprochèrent, puis le grincement d'un loquet rouillé leur déchira les oreilles. Un homme assez laid ouvrit brusquement le battant et leur décocha un regard mauvais de ses petits yeux sombres et brillants comme des scarabées.

- Qu'est-ce qu'vous voulez ?

Earl ne se laissa pas démonter par cet accueil peu engageant.

- Bonjour, maître Treorgen m'envoie.

Il tira un mince rouleau de parchemin de son manteau.
Malgré son apparence rude, le bonhomme savait lire. Il ne consentit à leur libérer le passage qu'après avoir parcouru la lettre jusqu'à la dernière ligne.
La porte d'entrée ouvrait directement sur une vaste cuisine étonnamment propre et claire. Assise à la table, une forte femme aux traits un peu fatigués tentait de faire avaler une bouillie à un marmot rétif.

- Pourquoi est-ce que le vieux vous envoie ? grogna l'homme en repoussant le verrou derrière eux.
- Il s'agit de clore votre contrat.

Les épais sourcils du Fédorien s'abaissèrent dangereusement, et Earl ajouta :
- Vous serez dédommagés, bien entendu. L'équivalent de plusieurs années.

Cette précision parut adoucir leur hôte, qui cueillit du bout des doigts la seconde lettre tendue par Earl. Pendant une seconde, le Lévitis avait resserré sa prise sur le feuillet, comme s'il hésitait à le transmettre, mais il laissa finalement le papier glisser.

- Voici les instructions qui ont été transmises par votre employeur à maître Teorgen. Tout y est. Les sommes que vous percevrez, les...

Le jeune homme prit une inspiration et ferma les yeux, comme pour ne plus voir par transparence les mots qu'il avait lui-même tracés sur le vélin frappé d'un sceau fantaisiste.

- ... les dispositions que vous devrez prendre par la suite.

L'homme émit un grognement d'assentiment tout en repliant le feuillet.

- Pas fâché d'en finir avec ça, je dois dire. Dois-je...
- Non, je vais m'en occuper.

Earl se redressa légèrement. Malgré la pénombre fraîche de la cuisine, on pouvait voir qu'il avait pâli. La main toujours posée sur le pommeau d'un de ses sabres tremblait un peu.

- Fanaa, il vaudrait peut-être mieux que tu attendes ici. Je ne...

Sa voix menaça de s'érailler et il se racla la gorge.

- Je ne serai pas long.

Le maître des lieux regarda tour à tour les deux visiteurs puis, jugeant que cela ne le concernait pas, indiqua une porte voûtée du pouce.

- C'est par là. Il y a une petite porte basse juste avant la sortie sur l'arrière-cour.

Il dévisagea Earl par en-dessous avant de retourner prendre place sur le banc en face de la femme et de son rejeton mécontent.

- A votre tête vous savez ce qui vous attend, alors...

Le Lévitis se dirigeait déjà vers ce qui semblait être une porte de cave. La serrure et les gonds bien huilés n'émirent pas la moindre protestation et s'ouvrirent sur quelques marches perdues dans l'obscurité.
Earl battit la pierre d'une lampe suspendue à un crochet. La mèche imbibée d'huile s'enflamma avec un grésillement, révélant la fin de la volée de marches.
L'escalier descendait dans des caves spacieuses. Quelques tonneaux depuis longtemps vides s'entassaient encore sous les arches.

Un raclement à peine audible troubla le silence.

Earl se détourna.
Juste avant que la lueur de la lampe n'éclaire le fond de la pièce, il y eut comme un clignotement pâle dans les ténèbres. On aurait dit le reflet des yeux glacés d'un des poissons abyssaux qui remontaient parfois lors des grandes tempêtes océaniques.

Mais ce qui ce trouvait là n'était pas un poisson.

Une femme s'aplatissait sur quelques brassées de paille comme un fauve surpris au gîte. Elle oscillait doucement, à la façon des lézards chasseurs ou de certains siairpens, guettant les intrus au travers des barreaux scellés dans le sol et le plafond.
Ses cheveux avaient poussé en l'absence de tout ciseau. Ils ruisselaient jusqu'au sol en rivières rouges et cuivrées, se déroulant en vagues étonnamment soyeuses et brillantes. Tout juste y avait-il quelques brins de paille qui venaient souiller ces ondulations somptueuses.

La litière crissa sous les griffes de la prisonnière. Car elles avait bel et bien des griffes qui s'étiraient démesurément au bout de ses doigts longs, si longs... Par les déchirures d'une peau trop pâle, comme morte, on apercevait le lacis des tendons, et on pouvait compter des phalanges qui n'auraient pas dû exister, découvrir des articulations insensées.
Le reste du corps restait invisible, enseveli sous la chevelure étincelante et sous les restes lacérés de ce qui avait dû être encore récemment une tunique propre.
Cet être était sans aucun doute un énommé.

Et pourtant, l'éclat de la lampe révélait un visage encore gracieux. La peau avait pâli dans l'obscurité des caves, les joues s'étaient creusées en l'absence de toute nourriture, cependant les lèvres étaient toujours rouges et pleines, avec une moue mi-boudeuse, mi-langoureuse. Même les yeux restaient superbes, d'un or plus sombre que ceux d'Earl, ombrés de longs cils noirs.
Mais c'était ce regard qui était monstrueux, bien d'avantage que les serres effroyables qui cliquetaient doucement sur les dalles. C'était un regard mort, sans fond. Un regard affamé.

Tout cela, et malgré tout Mara était encore belle.

Earl prit une inspiration profonde et douloureuse. Ses poumons semblaient avoir rétréci dans sa poitrine.

- Maintenant tu sais.

Il ne détachait pas les yeux de ce qui avait été sa mère pour s'adresser à Fanaa.
Il affermit la main qui se crispait déjà sur une de ses armes et la lame brillante sortit du fourreau dans un chuintement, déjà éclaboussée d'écarlate par la lueur mouvante de la lanterne posée au sol.

- A présent je voudrais vraiment que tu sortes. Va m'attendre dans l'arrière-cour ou où tu voudras. Mais sors.

Ce n'était pas tout à fait un ordre mais le ton était assez ferme pour que Fanaa commence à reculer. Elle avait froid. Elle l'intérieur de cette pièce, c'était ce qu'il y avait dans la tête d'Earl, cela expliquait tant de choses ...

Sa main sur la garde du sabre, comptait-il faire ce qu'elle croyait ? La perso ... non, la créature derrière les barreaux - il avait dû faire mettre cette femme en cage ! en cage ! comme un vulgaire animal dangereux - n'était peut-être plus sa mère mais pourtant elle l'était encore.

Sa voix se fit entendre du fond de la pièce, vers la porte. Elle ne parlait pas fort mais dans le silence pesant, ses mots étaient très distincts.

- Je sais que tu peux le faire, je sais que tu en es capable. Mais je peux aussi ... elle déglutit péniblement - le faire pour toi. J'ai une question, Earl, une seule, s'il te plait : Est-ce que cet acte te rapprochera ou t'éloignera de la paix que tu cherches ?

Elle attendit un peu, indécise.

- Je ne veux pas t'abandonner. souffla-t-elle.

- C'est à moi de le faire. Et peu importe si cela me soulage ou non.

Elle n'avait jamais été une vraie mère. Peut-être avait-elle essayé, mais elle n'avait pas réussi.
Lui il ne comptait plus se détourner.
Son esprit avait sombré depuis longtemps. Earl le savait mais quelque part il avait espéré... espéré quoi ? Il n'y avait plus rien à espérer. Il avait fallu que deux de ces êtres déchus lui rentrent dans la tête pour qu'il comprenne.

- Ca n'a que trop duré.

La lame tremblait, faisant cliqueter les minces chaînettes qui en ornaient la garde.
La voix du Lévitis restait maîtrisée, mais c'était tout juste.

- Va-t-en, maintenant.

Earl se redressa, remit ses gants en deux gestes précis.

- Allons-y.

Sans prononcer un mot de plus, il retraversa la maison, se contentant d'un vague signe de tête au propriétaire et à la femme trop occupée à éponger le sol de la cuisine pour seulement lui prêter attention. Avec un gazouillement baveux, le marmot balança sa cuillère sale contre le mur.

Le contraste entre la fraîcheur de l'intérieur et la chaleur étouffante de l'étroite ruelle fut encore plus violent qu'en sortant de chez Kenya, mais cette fois-ci le Lévitis ne marqua pas le moindre arrêt sur le seuil. Il partit d'un pas vif, visiblement pressé de s'éloigner de cette maison si ordinaire et de cette cave obscure.

Le jeune homme marcha ainsi pendant un moment avant de ralentir, puis de s'arrêter tout à fait sur une petite place où poussait un oranger.
Il ignorait où aller.
Ses plans s'arrêtaient sur le seuil de la maison anonyme. Au delà, il n'avait rien prévu, rien organisé. Il s'était même refusé à y réfléchir.

Fanaa s'arrêta juste au moment où le bout de son nez allait se cogner dans son dos. Elle papillonna des yeux et leva le museau, mais tout ce qu'elle voyait c'était les cheveux noirs. Elle se fraya un passage sous le bras du Levitis et regarda son visage. Il regardait plus loin et plus haut. C'est qu'il était vraiment grand en plus.

Elle s'éloigna juste le temps de grimper à l'arbre pour cueillir une orange. Les fruits sur les branches les plus basses avaient déjà été pillés, mais il en restait encore là-haut.

Reprenant pied, elle retourna vers Earl en épluchant son fruit. La chair était bien parfumé, c'était un fruit gorgé de soleil. Fanaa détacha un quartier et le plaça devant les lèvres du Levitis.

- Hmmm ?

Earl cilla puis baissa le nez pour la regarder. Il resta figé, comme s'il mettait du temps à comprendre.
Et, enfin, ses yeux retrouvèrent leur éclat, un éclat de colère.
Le jeune homme repoussa le morceau de fruit d'un revers de main qui claqua aussi fort qu'une gifle. Le quartier d'orange alla s'écraser au sol.

- Tu...

Ses dents grincèrent.

- Tu t'imagines que j'ai faim, là ?!

Il venait de... de mettre en pièces le corps de ce qui avait été sa mère, et elle...

Fanaa se frotta la main et s'expliqua.

- Bien sûr que non. C'est juste qu'il vaut mieux que ça sorte.

Elle le regardait droit dans les yeux.

- Je suis peut-être une écervelée avec qui tu n'es jamais d'accord mais ça ne signifie pas que je ... non rien.

Elle croisa les bras en secouant la tête.

Il frémissait des pieds à la tête.

- Que ça sorte quoi ? siffla-t-il avec rage.

Le jeune homme faisait de son mieux pour se contenir, mais ils s'attirèrent quelques regards intrigués de passants.

- Si toi tu as quelque chose à dire, dis-le !

- Mais ... ça !

Fanaa le désigna. Pourquoi ne comprenait-il pas ? C'était pourtant évident, non ?

Ensuite elle regarda autour d'elle et remarqua la foule. Ce n'était pas le bon endroit.

- Viens ...

Elle lui attrapa doucement le poignet et fit mine de tirer. Il valait mieux s'éloigner, trouver un endroit calme et surtout vide. Rah mince, pourquoi n'avait-elle pas attendu un tout petit peu plus ? Simple : son inquiétude l'empêchait de réfléchir sur un trop long terme.

Profitant de l'accalmie (d'une tempête qu'elle avait elle-même provoquée, argh), Fanaa s'accrocha au bras du Levitis et accéléra le pas. Elle se surprit elle-même en retrouvant la maison de Kenya et alla y toquer. L'ex-courtisane ouvrit et allait les accueillir mais Fanaa lui laissa à peine le temps d'ouvrir la bouche.

- S'il te plait, prête nous ta maison. Je suis désolée c'était ma seule idée, ici il n'y a que toi et ... et ...
- Très bien. J'allais faire quelques courses de toute façon. Faites comme chez vous.

Fanaa fit rentrer Earl, referma la porte et s'y adossa. Elle prit une grande inspiration et ferma les yeux.

*Par la quatrième lune, ayez pitié, je ne vais pas continuer en me trompant à chaque fois quand même ?!*

Elle ouvrit les yeux mais n'osa pas le regarder. Ni même lui proposer de s'asseoir. Parce qu'il pourrait le prendre comme une attaque. Elle ne voulait pas l'attaquer, pourtant. C'était une de ses innombrables maladresses. Encore.

*Je ne baisserai pas les bras quand même. Zut !*

Earl fit quelques pas à l'intérieur avant de se retourner. Il fixa Fanaa, Fanaa qui n'osait plus le regarder en face.
Le silence s'éternisait, aussi pesant qu'un orage à venir.

Le Lévitis prit une inspiration. Sa voix dure, presque métallique, résonna désagréablement dans la petite pièce :

- Eh bien quoi ?

*Pourquoi est-ce que c'est moi qui suis hyper tendue ? Il ne comprend pas. Et je ne comprends pas qu'il ne comprenne pas. Peut-être que comme il est empathe il fonctionne vraiment différemment de tout le monde ? C'est peut-être pour ça que je fais tout de travers ? Parce que je n'arrive pas à comprendre comment il fonctionne ? Attends, attends. Lui il a besoin de silence, ça je le sais bien, mais là ... enfin là, quoi ! Le silence ... bon sang c'est moi que son silence va rendre dingue ! Je n'arrive pas à le comprendre et ... chut. Du calme.*

- Tu n'es pas obligé de rester debout. Tu peux attendre assis si tu veux. On va attendre le soir.

Il dut serrer les dents pour empêcher un juron peu élégant de sortir. Les mots lui grattouillaient férocement la gorge, à force...
S'il parvenait encore à maîtriser son vocabulaire, son ton reflétait de plus en plus son exaspération.

- Attendre le soir pour quoi faire, à la fin ?!

Kyara marchait et finit, par elle ne sait quel miracle, à trouver la boutique où elle devait se rendre. Elle entra, salua les personnes présente et se dirigea vers le comptoir :

- Bonjour, je viens récupérer un paquet. Elle baissa un peu le ton, Que Senril vous aurait commandé.
- Oui, il m'avait dit qu'il m'enverrait son élève,

L'homme s'éloigna dans l'arrière boutique et revint quelques minutes plus tard avec un paquet, juste assez grand pour être mis dans le sac de la jeune femme.

- Voilà pour vous. Faites y attention, ce qu'il contient est très rare, et très cher, dit il en baissant la voix sur ses derniers mots.
- Merci beaucoup, dit elle en prenant le paquet et en le fourrant dans le sac qu'elle portait au coté.
- Tu diras à ton Maitre que s'il a encore besoin d'une commande spéciale qu'il n'hésite pas à me demander, je me ferrais un plaisir de le satisfaire !
- Entendu, je lui dirais.

Un client s'avança au comptoir, clôturant là la conversation. Elle salua le "vendeur" d'un signe de tête et sortie de la boutique.
Il commençait à faire un peu trop chaud à son goût, étant une shalos, elle n'aimait pas trop quand il y avait trop de soleil. Étant donné qu'elle sortait souvent de Shalanos pour les 3/4 de ses missions, elle était un peu plus halée que les shalos qui ne sortait pas du tout de la grotte. Ce qui lui donnait un petit coté exotique quand elle y était.

Bon que faisait elle maintenant ? Elle décida de flanerr encore un peu devant les échoppes.

Il ne comprenait vraiment pas ?

- Mais ... crier par exemple ... crier, hurler, te fâcher ... laisser sortir tout ça. Comme avec l'orange.

Elle le regardait maintenant.

- Tu comprends ? Comme avec l'orange. Il n'y a personne et quand bien même. Des cris n'attireront personne. Pas ici.

- Crier ?

Earl la considéra comme si elle avait perdu l'esprit.

- Et pour quelle foutue raison, par Ae... bon sang ?

Il la regardait, elle le regardait.
Et il y avait toujours un fossé, une barrière.

Le jeune homme croisa les bras et s'appuya de l'épaule contre le mur à côté de lui.

- C'est ça que tu attends de moi ? Que je me mette à vociférer tout seul ? Tu aurais voulu que je me laisse tomber assis dans la poussière en pleine rue pour chialer ? Que j'aille m’enivrer dans la première taverne venue ? Que je cogne sur quelque chose ? Quoi ?

Ses mâchoires se crispèrent. Entre les cils teints de noir, les iris d'or s'étaient assombris.

- Puisque tu sembles savoir mieux que moi comment je suis censé réagir, dis-le moi. Dis moi ce que ferait une personne "normale" selon toi.

Voilà. Elle culpabilisait. Elle avait envie de s'aplatir au sol et de demander pardon. Il avait raison, elle avait tort.

*Avouez : il y a quelqu'un qui nous maudit, c'est ça ?*

Elle aurait voulu garder son calme mais ne le put pas. Sa panique tourna en véhémence.

- Ce n'est pas une question de normal ou de pas normal. Ca ne veut rien dire ça. Tu es du genre à intérioriser, à tout garder au-dedans de toi et tu n'es pas le seul à faire ça. Seulement ça me fait peur de te voir comme ça. Si je te laisse te renfermer autour de ça, tu vas souffrir. Ca va pourrir à l'intérieur de toi. Tu risques de l'entasser avec le reste de tes soucis mais les garder en toi ça doit peser.
Earl, tu viens de tuer ta mère, tu ne peux pas faire comme si de rien n'était. La preuve : l'orange. J'ai seulement voulu te faire penser à autre chose et à ce moment là tu m'en as voulu. Tu as réagi. Et j'ai pensé que c'était ce qu'il te fallait. Tu n'iras peut-être pas mieux tout de suite après mais ça t’allégera un peu. Ca n'annulera pas ton acte mais ça t'allégera un peu. C'est dur ce qui t'arrive, c'est injuste et c'est cruel, tu as le droit de crier ! Tu as le droit d'exorciser ça. Tu n'es pas obligé de porter tout ça comme une terrible pénitence. Tu n'es pas obligé de te punir comme ça !

Et après il allait encore lâcher prise et ça non, elle ne le laisserait pas faire. Non non non. Interdit.

- Regarde vers l'avant. Hurle une bonne fois pour le passer et regarde vers l'avant. Le Earl habituel crie tout le temps. J'apprécie énormément quand il fait des effort pour éviter de donner de la voix, mais là ton silence m'inquiète. C'est pour ça que je voulais que tu saches que si tu dois crier, tu peux le faire. Sans attendre. Sans penser à rien. Tu peux te lâcher sans réfléchir. Et puis je me tairai de nouveau. Tu seras au calme. Mais, je l'espère, ce ne sera pas un calme torturé. Tu comprends ?

*Je m'inquiète pour toi. Je panique. Car je ne trouve pas quoi faire. Pour toi.*

Earl tressaillit lorsqu'elle jeta les mots fatidiques : tué sa mère...
A chaque parole qu'elle ajouta, il s'enfonça d'avantage les ongles dans les paumes au travers de ses gants.

- Tu crois que je... culpabilise ?

Il haussa les épaules avec un petit rire glacial.

- Et pour quelle raison ? J'ai fait ce que je devais faire. Je n'ai aucun regret.

Il secoua lentement la tête.

- La seule chose que je peux me reprocher, c'est d'avoir laissé tout ça durer si longtemps, de m'être accroché à je sais quelle illusion.

Il pinça les lèvres avant de continuer un ton plus bas :
- Ce n'était pas ma mère. Plus depuis longtemps, pour autant qu'elle ait mérité ce titre. Le coeur de la chose que tu as vue tout à l'heure avait cessé de battre depuis des années, son sang sentait la pourriture. Et son cerveau se décomposait dans son crâne. Je le sais, je le lui ai ouvert.

Ses dents s'entrechoquèrent nerveusement lorsqu'il se tut, mais il redressa le menton.

- Quant à l'orange... je me suis mis en colère parce que tu m'énervais, voilà tout. Comme d'habitude, soit tu réfléchis trop, soit pas assez.

Sur cette flèche empoisonnée et tout à fait inutile, il tourna les talons et alla s'enfermer derrière la porte la plus proche, qui se trouva être celle de la salle d'eau. Dans une ville comme Fédoran et dans un quartier modeste, c'était une commodité appréciable... sans doute ce qui avait coûté le plus cher dans la maison. Il n'y avait ni serrure ni loquet, et il dut se contenter de repousser le battant derrière lui.

Posé dans une petite niche, un miroir lui renvoyait son image. Pâle, défaite, beaucoup plus qu'il n'aurait voulu se l'avouer.
Earl fixa longuement ce reflet presque accusateur. Puis, dans un geste brusque, il abattit son poing serré au travers de la glace, jusqu'à heurter le mur au fond du recoin. Au bruit de verre brisé s'ajouta un craquement étrangement sonore en dépit de l'épaisseur du gant.
Le Lévitis se mordit la lèvre, se refusant à laisser échapper une plainte.

Crier ? Oui, pour quelle foutue raison aurait-il donc été crier ?