Syld garda le silence un moment avant de lâcher à regret :
- Pas vraiment.
Il effleura la table du bout des doigts pour en apprécier la forme et s'y accouda. Les bras croisés, il parut tendre l'oreille vers la rumeur des conversations et des tintements de couverts qui provenaient du reste de la salle.
- Mais quand toi tu décides de ne pas aborder un sujet ou répondre à une question, je fais de mon mieux pour l'effacer de ma mémoire. Si toi tu me demandais d'oublier, je le ferais.
Il hésita, comme s'il se rendait compte de ce que ses paroles pouvaient avoir de bizarre.
- Enfin ce que je voulais dire, c'est que... je fais mon possible pour...
Les mots se bloquèrent à nouveau. Comment pouvait-il dire ce qu'il ressentait à ce moment-là ?
Il luttait pour forcer les mots à sortir, pour réussir à formuler ses pensées.
- Il ne faut...
Le fil qui se resserre.
Syld referma la bouche juste au moment où la serveuse revenait avec les plats fumants.
Renonçant à parler, il tendit une main pour prélever un morceau de pain dans la corbeille et commencença à l'émietter mécaniquement. Il était nerveux, terriblement nerveux.
Le fumet appétissant de la viande lui soulevait le coeur, et il se rabattit sur la boisson.
Le goût était différent.
Comme tout le reste.
Ca ne collait pas, rien ne collait !
Ou plutôt c'est lui qui ne collait plus.
Même après cette nuit, il ne...
Hé, cette nuit ? Mais qu'est-ce qu'il avait encore fait ? Il manquait quelque chose, une pièce qui laissait un blanc.
Il ne se comprenait plus lui-même. Même lorsqu'il avait tenté d'attaquer Fynarine, même lorsqu'il avait frappé Earl, il était resté parfaitement conscient et maître de ses actes, au moins partiellement. Là c'était différent. Il se heurtait à ses portes verrouillées qui n'existaient pas auparavant... ou qu'il n'avait encore jamais repérées.
Non, les yeux n'étaient pas le seul problème...
Il reposa son verre avec un peu plus de brusquerie que nécessaire, comme s'il avait mal calculé la distance entre le fond du récipient et la table.
Etait-ce la sensation qui envahissait le papillon au moment où ses ailes s'accrochaient dans la toile d'une araignée ?
Le papillon n'était sûrement pas aussi en colère contre lui même...
Mais lui il aurait dû être assez fort pour briser ces fils qui s'enroulaient autour de lui. Après tout ça, après avoir traversé toutes ces épreuves, pourquoi est-ce qu'il avait l'impression d'être aussi faible ?
Sa colère choisit de se déverser sur Soghann et la voix du jeune homme se fit acide :
- Si je te demande d'oublier, tu n'as qu'à te forcer. C'est pourtant simple.
Il repoussa l'assiette à laquelle il n'avait pas touché et farfouilla dans ses poches. Plus par habitude qu'autre chose, il avait pris sa pipe et de quoi s'enfumer l'esprit. Sans chercher à s'excuser du ton employé, il tendit la main pour allumer les herbes à la flamme d'une lampe à huile et coinça l'embout argenté entre ses dents. La pipe tremblait un peu entre ses doigts.
- Dépêche-toi de te lester l'estomac qu'on...
Sa voix parut s'enrouer.
- ... qu'on en finisse.