Le front appuyé contre le bois rêche, Earl toussa, à demi-étouffé par les relents d'alcool qui s'accumulaient dans le creux de ses bras.
Il aurait bien voulu que Ridelgald soit là.
Ou plutôt non.
Le voir comme ça...
Pourtant il aurait bien eu besoin d'un appui.
Le jeune homme repoussa les cheveux noirs qui lui brouillaient la vue mais n'y vit pas plus clair pour autant. L'homme maigre avait l'oeil vif, lui : il le resservit derechef et retourna à sa vaisselle, continuant à le guetter du coin de l'oeil. Les clients avec à la fois de l'argent et une bonne descente étaient rares. L'avantage, c'est que le patron tenait trop à être payé pour laisser une main baladeuse le soulager de ses zoris entre deux verres.
La présence silencieuse du soldat avait quelque chose de... rassurant. Il était solide, stable, aussi bien ancré qu'un vieux chêne. Et il savait aussi quand il fallait "donner un coup de pied au cul" de son ex-capitaine.
Earl resserra d'avantage les bras et resta immobile, son souffle dessinant de petites rides à la surface de l'alcool.
Non. S'il avait tenu à venir sans le soldat alors qu'il savait qu'il risquait de toute façon de recevoir un choc, il y avait une bonne raison à cela.
Un peu plus de vingt-sept ans auparavant, Ridelgald foulait ces mêmes pavés en tant qu'escorte d'une délégation lévitis. Toute jeune recrue, il devait suivre les dignitaires dans leurs obligations mais aussi dans leurs loisirs, leur servant d'avantage de valet que de garde du corps.
Et c'est à cette occasion, lors d'une soirée particulièrement bruyante, qu'il avait rencontré Mara.
Sans doute avait-elle trouvé cela amusant... "rafraîchissant", peut-être. C'était à peine plus qu'un gamin, ébloui, fasciné par une somptueuse courtisane rouée aux jeux de la séduction et de l'amour.
Ridelgald ignorait qu'Earl savait tout cela.
Les dates semblaient concorder, mais il aurait pu aussi bien s'agir d'un des délégués, de leurs gardes ou de leurs domestiques. Mara avait un appétit insatiable et la richesse ou le statut social comptaient un peu moins lorsqu'on avait le bonheur d'être à son goût.
Sans doute le soldat avait-il cherché pendant un temps, cherché une ressemblance, un trait physique, une mimique particulière. Mais cela faisait des années qu'il avait cessé de chercher un reflet de lui même chez Earl Pendergast. Tout ce qu'il voyait, c'était son reflet à elle.
On prétendait souvent que les premières amours étaient les plus marquantes. Ridelgald ne se montrait guère loquace à ce sujet. Et, comme tout le monde, il croyait Mara morte depuis longtemps.
Earl s'était refusé à le détromper et à le laisser la revoir dans cet état.
Le verre vide tinta contre la surface humide de la table.
Le Lévitis serra les mains sur ses coudes, comme s'il cherchait à se briser les os.
Il ne regrettait pas d'avoir forcé Ridelgald à rester au Sanctuaire.
Seulement à présent il se sentait si seul...