Taverne du Bienheureux

La porte s'ouvrit, mais la brise venue du port ne parvint pas à dissiper les épais nuages de fumée odorante qui opacifiaient l'atmosphère à la façon d'un brouillard jaune et tenace.

Le nouvel arrivant agita une main devant son visage avec une moue dégoûtée pour écarter les lourdes volutes qui gênaient tant sa vue que son odorat. Devant l'inefficacité de sa manœuvre, il tira un mouchoir de sa poche et s'en couvrit le nez.
Les clients encore assez lucides pour avoir noté son entrée retinrent leurs commentaires : en dépit de ses manières empruntées et de sa pâleur maladive, cet oiseau là avait un regard qui n'incitait pas à la plaisanterie. En plus les tintements qui provenaient de son lourd manteau de voyage suggéraient qu'il avait sur lui de quoi se défendre si le besoin s'en faisait sentir.

Earl balaya la salle de la taverne d'un bref coup d'œil.
Il fronça les sourcils, puis se résolut à se frayer un chemin jusqu'au comptoir sur lequel ronflaient quelques loques qui méritaient à peine le nom d'humains.
Le premier ivrogne qu'il secoua par l'épaule pour lui faire relever la tête glissa mollement sur le plancher.

- Tch !

Avec un claquement de langue méprisant, le Lévitis retourna le pochard du bout de la botte.

Ce n'était pas le bon.

Il se tourna vers la loque suivante.

Ce n'était pas lui non plus.

- Ridelgald aurait-il confondu les noms de taverne ? Si c'est ça, je vais lui rafraîchir la mémoire d'une façon qu'il risque de trouver fort déplaisante.

Le jeune homme considéra les déchets qui bavaient sur le comptoir avec un franc écœurement.
Même s'il le trouvait parmi ces rebuts, est-ce que ça valait vraiment la peine ? Ces ivrognes étaient complètement irrécupérables.

Tout en serrant les dents, il tendit la main pour secouer sans ménagement le pochard suivant.
Ah, il faudrait qu'il brûle ces gants en sortant. Qui sait quels parasites pouvaient infester ces gueux crasseux rendus puants par l'alcool...

**Tiens, le comptoir se met à bouger.... Non, peu probable.**

Une étincelle dans le noir total de la conscience de ce qui était Soghann.

**Ha, non, on me secoue.**

Sans prendre la peine d'ouvrir les yeux ni de décoller son visage du comptoir, la loque laissa échapper un vague grognement, sa bouche pâteuse refusant d'articuler correctement.

- Gnédéchapayé...

Earl se figea et prit une longue inspiration, oubliant la fumée malodorante qui empuantissait le bouge.
Réprimant une quinte de toux dans son mouchoir, il considéra l'épave. Et plus il la considérait, plus le tic d'énervement qui agitait son sourcil droit s'accentuait.

- Nom de... Là, j'aurais vraiment préféré m'être trompé de personne.

Il ferma un instant les yeux.
Il avait besoin de quelqu'un de fiable, de solide. Et c'est "ça" qui lui avait paru correspondre à ces critères ? C'est auprès de "ça" qu'il était censé chercher de l'aide ?
Rien que l'idée l'aurait fait grincer des dents s'il n'avait déjà retourné et re-retourné la question dans sa tête.

- Bon, admettons...

Une des mains gantées de blanc s'abattit sur le col des nippes crasseuses qui servaient de défroque à l'ivrogne.

- Voyons déjà ce que ça donne une fois dessoulé.

Sans plus de cérémonie, le Lévitis tira le Shalos au bas de son tabouret et le traîna littéralement vers la sortie comme s'il s'était agi d'un sac de betteraves.

La ruelle qui passait devant l'infâme gargote était déserte. C'était sans doute aussi bien.

Avisant un tonneau rempli à ras bord par les dernières pluies, il resserra sa prise sur le col de l'ex-assassin et lui plongea derechef la tête dedans, non sans lui administrer une dose d'elixia capable de faire faire un saut périlleux à un moo lymphatique.

- Avec ça, soit tu crèves, soit tu décuves, à toi de choisir !

Dès qu'il sentit les muscles du Shalos se tendre, Earl le lâcha et recula vivement. Juste à temps pour éviter un coup de talon vicieux.

- Hmpf.

D'un revers de main, il épousseta ses manches encrassées pour s'être frottées de trop près à la défroque de Soghann.

- Bien, il semblerait qu'il te reste un peu de volonté.

Le Lévitis recula encore d'un pas et posa négligemment la main sur la poignée du stylet passé à sa ceinture. Ses lèvres pâles se pincèrent et ses yeux un peu trop brillants s'étrécirent en détaillant l'ex assassin. S'il avait pu le voir clairement sans toute la fumée qui obscurcissait la taverne, il n'aurait même pas essayé de le secouer.
Le clerc réprima un soupir.
Enfin bon, cela ne coûtait rien d'essayer. Au point où il en était...

Earl serra les dents.
La frustration, l'angoisse, la colère.
Il avait rarement été impuissant à ce point.
Et le Shalos tombait à pic pour qu'il exprime une partie de son humeur. Il était là pour demander de l'aide, mais...
Le jeune homme redressa le menton et sa voix reprit l'accent traînant et arrogant qu'il n'adoptait que dans ses plus mauvais jours :

- Enfin, je n'aurais pas imaginé qu'un Shalos se laisse aller au sentimentalisme au point de se changer en une pareille loque. Encore un peu, et tu me ferais pitié.

L'assassin se retourna, chancelant, et toisa Earl d'un regard embrumé. Lorsqu'il le reconnu, le Shalos ne fit absolument rien pour réprimer le haut le coeur qui secoua ses entrailles... Et fit de son mieux pour en expulser le maximum en direction de son vis-à-vis, qui fut instantanément recouvert de projections nauséabondes.

Etouffant un éclat de rire, l'assassin plongea derechef sa tête dans l'eau claire du tonneau, afin de finir de se réveiller et d'achever sa toilette matinale.

*D'ailleurs, quelle heure est-il ?* se demanda-t-il en jetant un oeil au ciel, estimation rendue difficile par l'aspect uniformément sombre et grisâtre qu'il offrait.

Après une légère quinte de toux, le Shalos tenta de s'exprimer d'une voix rendue singulièrement rauque par le manque de pratique et les miasmes de la taverne.

- Je vais nettement mieux, merci ! Que me vaux ?

Earl tressaillit lorsque le Shalos rendit le contenu de son estomac sur sa personne, mais il ne recula pas davantage, ni ne tenta de secouer frénétiquement ses vêtements souillés. Il se contenta de toiser l'assassin avec une franche expression de dégoût.

Oh, par tous les dieux, était-il vraiment obligé de s'en remettre à un individu assez faible pour perdre toute volonté et se noyer dans l'alcool de cette façon ? C'était vraiment pitoyable.

"Tu te laisses aveugler par ta propre fierté. Ne la laisse pas obscurcir ton jugement..."

Earl sursauta en entendant ce murmure si clair à son oreille, mais ne dit rien.

Il prit une inspiration puis s'efforça d'effacer l'expression méprisante qui durcissait ses traits. Mais son visage était toujours tendu lorsqu'il rouvrit les yeux... et fatigué, aussi.
Il retira le stylet d'argent passé à sa ceinture pour le jeter aux pieds du Shalos. La lame présentait encore des taches sinistres qui s'écaillaient par plaques.

- Tu reconnais ça ? Je suis sûr que tu as eu le temps de le voir, même de loin.

Pendant quelques secondes, le Shalos toisa le mince poignard qui venait de rebondir à ses pieds. Puis son regard remonta vers le visage d'Earl, toute envie de rire disparue malgré le spectacle passablement comique offert par le Levitis. Ses cernes noires, et les vfeines éclatées de ses yeux ne faisaient que faire davantage ressortir les iris d'un bleu foudroyant, braqué sur Earl.

Son ton était amer, sa voix traînante.

- Qu'est ce que tu espère ? Que je t'aide à retrouver le gosse ?

Il laissa échapper un ricanement sinistre, absolument sans joie.

Earl leva un sourcil hautain puis haussa les épaules.

- Pourquoi faire ?

Il baissa à son tour les yeux sur le poignard terni et secoua la tête avec un demi-sourire sans la moindre trace d'amusement.

- Ce stylet m'appartient depuis le jour où il a été forgé. Et c'est moi qui ai demandé à ce gosse de l'utiliser. Le gamin n'est que le rejeton d'un contrebandier que j'ai fait libérer des geôles de Lévitas il y a de ça deux ou trois ans.

Le sourire d'Earl s'élargit et se fit à la fois plus franc et plus rêveur.

- Le digne fils de son père... qui m'a curieusement fait penser à quelqu'un que je connais. Enfin, là n'est pas la question. Je n'avais aucune envie de voir Syld pendu, alors j'ai simplement... eh bien, j'ai simplement fait en sorte que ça n'arrive pas. Quand j'ai répondu que "Techniquement, je n'avais pas laissé faire", c'était on ne peut plus vrai.

Il indiqua le stylet d'un mouvement de tête.

- Prend-le. Je suis sûr qu'un assassin le trouverait tout à fait intéressant.

L'assassin ne montra absolument aucune trace de surprise en entendant les "révélations" d'Earl. Il avait eu le temps de cogiter, avant que son cerveau ne se noie dans l'alcool et déclare forfait pour un temps indéterminé... De l'ordre de deux ou trois semaines, certainement.

La pendaison était une technique efficace, et imparable à moins de couper la corde avant l'asphyxie. Encore qu'il restait toujours le risque de briser les cervicales lors de la chute... Et de toute façon, le public restait toujours suffisamment de temps pour voir la victime cesser de gigoter.

L'assassin se baissa avec un soupir digne d'un vétéran du 3e âme, et ramassa la lame qu'il porta à hauteur de son regard tout en se redressant non moins laborieusement. Faisant mine d'être absorbé dans la contemplation de l'arme -qui, il est vrai, était délicieusement ciselée-, il fit mine de réfléchir à voix haute :

- La seule chose que je ne comprends pas, dans toute cette histoire, c'est pourquoi tu m'a dit que tu rêvais de le tuer...

Abandonnant la contemplation du stylet, il se mit a jouer avec d'un air nonchalant, d'une main étonnamment sûre pour quelqu'un qui sortait d'une beuverie à rallonge. Se faisant, il promenait son regard sur les rues et les toits avoisinants, curieusement déserts.

- Et maintenant que tout le monde est convaincu qu'il est bien mort et que je me suis bien noyé au fond d'une chopine, et si tu m'expliquais la suite des opérations ? Dans un endroit plus discret.

Il était évident qu'une telle arme ne pouvait avoir atterri par hasard dans les mains d'un gosse. Quelqu'un l'avait placé là, et lui avait ordonné d'agir... Pour éviter à Syld une véritable et inéluctable mort. La décoloration de la lame attestait l'utilisation d'un poison quelconque, certainement un mélange bien connu des espions visant à suffisamment ralentir le rythme cardiaque pour le rendre indétectable et plonger la victime dans une catatonie passant pour la mort.
En visant bien, il était tout à fait possible d'éviter le coeur de quelques millimètres, puis de soigner le "mort" sous couvert de préparer le cadavre pour son enterrement... Puis de faire disparaître la victime, ni vu ni connu.

Noyer son chagrin dans l'alcool n'avait été que la suite de la mystification.


HRP : vers la