Marché de la Seconde Main

Quelques heures plus tard, les deux assassins observaient le dit trafiquant depuis un discret coin de rue. Il s'agissait effectivement d'un lieu fréquenté et très connu des divers receleurs et contrebandiers, connu comme l'une des plaques tournantes des marchandises d'origines diverses et sur lesquelles on ne posait pas de questions. En contrepartie, divers hommes d'armes rodaient dans la zone, engagés par les marchands du coin pour étriper les voleurs qui feraient mine de s'intéresser de trop près à leurs précieuses marchandises.

Le nom officieux du marché, "la Seconde Main", était à la fois révélateur de l'origine des marchandises et un pied-de-nez à certaines traditions qui consistaient à couper une main aux voleurs pris sur le fait.

L'homme, un petit trapu à face de rat, surveillait son étal d'un regard brillant, se répandait en courbettes et politesses pour chaque client qui avait seulement l'air de regarder son étal de parchemins louches. Soghann n'avait aucun mal à croire que cette créature qui tenait plus du rat que de l'homme ait arnaqué son monde sans considération pour l'influence de ses clients. S'étant assuré que le marchand était plongé dans une discussion avec un client, Soghann se retourna vers Syld, se camouflant du même coup aux regards du rat.

- C'est lui, pas de doutes. Bon, on la joue clients qui veulent parler discrètement ou on ne s’embarrasse pas des formalités et on fonce dans le tas ?

- Comme d'habitude, j'aurais tendance à y aller de front... enfin, sans "foncer" pour autant.

Syld pencha la tête sur le côté pour observer à nouveau le trafiquant un bref instant.
Qu'est-ce que c'était que cette histoire ? Depuis quand est-ce que la Guilde avait besoin de deux assassins ayant fait leurs preuves là où le plus mauvais des apprentis aurait suffi ?

Le jeune homme reporta son attention sur son compère.

- Et puis tu n'avais pas suggéré que ce petit rat pourrait avoir des contacts permettant d'entrer à Lévitas ? Tu es juste distrait, ou est-ce qu'en vérité ces "contacts" sont inutiles ?

L'assassin esquissa un sourire énigmatique.

- Y aller franco n'empêche pas forcément d'obtenir des informations. Il suffit de faire miroiter des informations sur sa vie en échange des siennes.

Sortant de son coin de rue, il se dirigea vers l'étal visé, flannant quelque peu en chemin le temps que le client déjà présent achève sa transaction. L'homme disparut, il alla se placer devant l'étal et fit mine de s'intéresser à ce qu'il y voyait. Immédiatement, le rat l'interpella d'une voix nasillarde qui transpirait la convoitise.

- Bien le bonjour, Monseigneur ! Cherchez-vous quelque chose de particulier ?
- Oui... Mais il ne s'agit pas de parchemin.

Un lueur peureuse traversa le regard du marchand, tandis qu'il se mettait à se frotter les mains sur son pantalon. Son ton se fit aussi nettement plus discret, tandis que Soghann se penchait un peu plus au dessus de l'étal.

- Ha, Monseigneur chercherait des informations ?
- C'est cela. Pointant l'un des parchemins du doigts, il poursuivit : Si j'en crois certains signes n'échappant pas aux connaisseurs, ceci provient de Levitas. Ce genre de parchemin n'est pas censé sortir des bibliothèques.
Il marqua une pause, levant le regard vers le marchand qui se mettait à observer les alentours avec fébrilité.
- Monseigneur a un oeil certain....
- Mais ce qui m'intéresse, c'est comment il est arrivé ici...
- C'est mon fond de commerce, Monseigneur !
- Comment ?
Oscillant entre la cupidité et la peur, le marchand savait que livrer l'information pouvait lui rapporter gros, mais surtout faire taire sa source Levitis.
- C'est là une information de grande valeur !
Vif comme l'éclair, l'assassin s'empara du col du marchand et le leva à sa hauteur, l'étalant à moitié sur son étal.
- A combien estime tu ta vie, rat ?

Syld secoua la tête avec humeur.
Pourquoi cherchait-il des mensonges et des non-dits partout ? Après tout, c'était lui qui portait un masque, et non les autres... ou du moins pas le même genre de masque.
Persister à se montrer méfiant risquait de le faire hésiter, et il ne pouvait que rarement se payer le luxe d'hésiter. Il fallait qu'il cesse de cogiter à l'excès, avant que cela ne cause une catastrophe.

- Hé, Sogh...

Il se faufila aux côtés du Shalos et posa une main apaisante sur un de ses poignets.

- Si tu l'étrangles, il va avoir du mal à parler.

Il adressa un sourire radieux au petit revendeur qui frétillait comme un poisson accroché à un hameçon. Le jeune homme était aparemment aussi serein que s'ils avaient été assis à une table pour discuter tout ce qu'il y a de plus civilement.

- En fait, ce qu'on voudrait savoir, c'est comment vous déjouez la surveillance à la porte de Lévitas pour vos petites manigances. S'il y a moyen de faire entrer et sortir un... hum... parchemin...

Syld mesura la taille de Soghann du regard avant de préciser :

- Un très grand parchemin.

Les passants s'étaient soudain découvert une passion inattendue pour les boutiques les plus éloignées et les environs immédiats de l'étal étaient déserts.
Syld écarta deux ou trois rouleaux pour s'assoir sur la table agitée par les soubresauts de son propriétaire. L'assassin fut presque pris de pitié pour le trafiquant : un tout petit poisson qui venait de se faire embrocher par un hameçon plus que disproportionné, vraiment...

- Nul ne peut entrer à visage couvert, ou sortir avec des bagages exagérément volumineux. Hors les parchemins rares de ce genre doivent être très prisés, pas vrai ? Il faut souvent réapprovisionner ce fameux "fond de commerce". On ne peut entrer ou sortir fréquemment avec des gros sacs sans montrer patte blanche. Alors ? Soit il y a un autre moyen d'entrer, soit vous avez une "patte blanche" dans vos connaissances. Quelques mots et on vous laissera tranquille, promis.

Il croisa sagement les chevilles et posa les mains à plat sur la table qui grinçait sans discontinuer.

- Nous vous écoutons.

Le regard fiévreux du rat se mit à exécuter des va-et-vient entre Soghann, Syld et le "ciel", semblant quémander au dernier de l'aider à préserver sa misérable vie. Il se passa une langue fébrile sur ses lèvres inexistantes.

- Heu... Je n'ai pas de contact à Levitas. Il y a des intermédiaires. Mais vous devez comprendre que si il arrive malheur, GLK !

Soghann avait resserré sa prise sur le col du marchand.

- Donne nous l'information, et il n'arrivera malheur à personne. Ni vu ni connu.
- Très bien, très bien ! Mais lâchez moi, alors, répondit-il d'une voix rendue sifflante par le manque d'air.

L'assassin s'executa, lachant le pauvre bougre sur son étal. Tout en massant sa gorge endolorie, il fini par répondre :

- Tout passe par la Taverne de Veis. Une femme qu'on appelle Ysell. C'est le centre du trafic. J'en sais pas plus.

Syld prit soin de se décaler un peu pour que le petit trafiquant n'aille pas lui baver dessus en s'étalant au milieu de ses marchandises.

- C'est vraiment tout ? Tu es bien sûr de toi ?

Le petit bonhomme acquiesça frénétiquement tout en portant une main à sa gorge endolorie, sans encore trouver la force de relever le nez de ses parchemins froissés.

Syld pianota pensivement sur la table.

- Hmm... à Veis ? Oh, alors on pourra en profiter pour re-visiter leurs fonds de cave... et prendre des nouvelles des serveuses.

Il se fendit d'un sourire radieux.

- Cela ne pouvait pas mieux tomber.

D'une main nonchalante, il tapota le dos du trafiquant qui haletait et crachotait sans discontinuer. Une petite tape inoffensive...

- Merci de votre collaboration, mon très cher.

Puis l'assassin replia un peu les doigts. Il y eu un cliquetis presque musical et le petit rat émit un hoquet un peu plus appuyé que les autres.

Presque sans se désunir, Syld releva la main pour repousser ses mèches folâtres derrière son oreille. Ses lèvres s'étirèrent en une moue tandis qu'il fixait le revendeur à la sauvette qui s'était immobilisé, la face toujours enfouie dans ses parchemins.
Ses griffes s'étaient déployées et rétractées si vite que s'il n'y avait eu le léger bruit, on aurait cru que le vendeur était juste tombé dans les pommes. Les plaies entre ses omoplates étaient si petites qu'elles ne saignaient pas, et que les trous minuscules se perdaient dans les plis des vêtements.

D'un geste gracieux, Syld pêcha une escarcelle à la rondeur engageante dans une des poches de l'ex trafiquant et, après l'avoir fait sauter en l'air, la transféra dans une des siennes.
Il sauta au bas de la table et s'étira avec des mines de chat.

- Eh bien, si on veut pouvoir approcher ce fameux "grand ponte", je suppose que nous n'avons pas trop le choix. Espérons juste que cette Ysell saura nous proposer un moyen concret pour forcer les contrôles à l'entrée de la cité...

L'assassin haussa les épaules, toisant le cadavre.

- A défaut, je suis sûr qu'un bourse bien remplie la convaincra de nous ouvrir la porte. Un sourire mesquin apparut sur son visage. Et peut-être que la menace de faire capoter son petit trafic aidera aussi... A condition qu'elle n'essaye pas de nous éliminer, conclut-il d'un ton léger qui n'avait rien à voir avec la gravité de ses paroles. Il détacha son regard du vendeur et s'en détourna.

- Bon, cette petite transaction étant terminée, ne reste plus qu'à partir pour la Taverne. Pas besoin de repasser par la maison, vu que nous avons le nécessaire.

Syld haussa légèrement les épaules avec un sourire matois.

- Allons, allons... et la galanterie, dans tout ça ?

Le pied léger, il emboîta le pas à son compère.

- De plus je ne vois vraiment pas pourquoi elle déciderait de nous éliminer. En tout cas, ce ne sera sûrement pas parce que nous aurons réglé son compte à un petit revendeur...

Avec une petite moue ennuyée -cette "mission"-ci avait été décidément trop facile-, il ressortit la bourse et commença à en compter le contenu, plus pour s'occuper les mains qu'autre chose.

- Quelqu'un d'assez fin pour sortir de la marchandise de valeur d'une place forte comme Lévitas doit avoir une liste de contacts longue comme le bras. Un obscur revendeur de plus ou de moins... Bon, d'accord, elle préférerait sans doute garder ses "trucs" secrets, mais enfin...

D'une pichenette adroite, il fit pirouetter un zoris dans les airs, et le rattrapa sans l'air d'y penser. Pendant un instant, il eut l'air ailleurs.

- Le nécessaire... oui, sûrement.

Le jeune homme s'ébroua et reprit d'une voix moins rêveuse :
- Bon, eh bien allons-y. Ca ne devrait pas être trop difficile de trouver un convoi en partance dont la route passe par la Taverne.

Le zoris alla rejoindre ses nombreux congénères dans l'escarcelle, et l'escarcelle alla rejoindre la poche de Syld tandis qu'il prenait la direction d'une place assez vaste où les convois arrivaient et repartaient, au milieu d'un ballet incessant de marchandises aussi diverses que d'origine suspecte...